✧ 01 Lenny n’a jamais appelé sa mère maman, ni maminka, ni matka. Il l’a toujours appelée par son prénom, Darja. Elle n’a que seize ans lorsqu’elle l’a, il a déformé son corps, massacré son outil de travail, même si elle ne le lui reproche jamais à haute voix. Les ballerines ne sont pas faites pour être des mamans. Ça ne veut pas dire que Darja Kucera est une mauvaise mère, loin de là, mais il ne faut pas lui demander d’aimer Lenny. C’est déjà bien de lui avoir laissé la vie sauve. ✧ 02 Il a deux ans quand Darja part tenter sa chance à New York. Avec lui. Ils vivent pendant huit ans dans le Bronx, dans un immeuble miteux, mais leur deux-pièces est joliment décoré et entretenu avec soin. Les rares personnes qui y entrent ont l’impression de pénétrer dans un univers parallèle. Darja intègre le New York City Ballet. La vie de Lenny commence plutôt bien. ✧ 03 Darja l’aime un peu plus en le voyant grandir, des os solides et de l’énergie à revendre dans un corps frêle et gracieux, une morphologie idéale pour faire du ballet. A six ans, il traîne déjà en collants, justaucorps et demi-pointes dans les coulisses du New York City Center. Il décroche le rôle d’un enfant dans Casse-Noisette à huit ans, mais c’est un secret. ✧ 04 Le mantra de Darja, c’est mens sana in corpore sano. En plus de ses innombrables heures de danse classique et du visionnage systématique de tous les ballets du Bolchoï, Lenny doit avoir des notes exemplaires à l’école. Il les a, sans problème, et ne s’en contente pas, parce que Darja ne se contente jamais de rien. Il a toujours un livre dans les mains et saute une classe dès la première primaire, parce qu’il sait déjà lire avant d’avoir appris officiellement. ✧ 05 Lenny est un génie dans à peu près tout et n’importe quoi, il a un don pour comprendre les choses vite et bien. L’ironie du sort, c’est que ça ne lui a pas spécialement servi dans la vie d’avoir lu cinq cents bouquins, de savoir faire des calculs impossibles de tête et de très bien parler l’anglais, le tchèque, l’allemand et le français. C’est seulement utile pour se faire taper dessus. ✧ 06 Le 14 avril 2010, Darja Kucera presse deux fois la détente dans le hall du New York City Center. Allen Hoover, chorégraphe du New York City Ballet, et Cecilie Stevenson, danseuse étoile, trouvent la mort. Une sombre histoire de rivalité amoureuse et professionnelle. Darja ne fait pas de déclaration à la presse, ni à son procès. ✧ 07 Après le procès, Lenny tombe dans le grand méchant système. Il n’est pas question d’être adopté – qui voudrait adopter le fils d’une meurtrière ? Et puis, sa mère est toujours en vie. Il n’est plus question pour lui de danser, même s’il aimerait bien, on dit que ça va le rendre fou comme Darja et on préfère l’en dissuader. Cependant, il en a conservé la posture parfaite et les gestes délicats. ✧ 08 Lenny songe un temps à devenir une petite racaille, mais il ne tient pas à devenir un cliché ambulant, alors il maintient ses notes élevées et son caractère docile. Ce n’est pas comme s’il avait les moyens de racketter les autres, après tout, il a toujours un physique de crevette grise et il s’exprime comme un gentilhomme de quarante piges. ✧ 09 Quinze ans. Lenny en est à sa septième famille d’accueil et à son premier coup de foudre. Tom Cooper, joueur de baseball, deux ans de plus, dieu de l’école. Il faut préciser que Tom lui a souri, et qu’il s’est senti tout chose, et comme aimanté à son casier, la bouche entrouverte, exactement comme dans un teenage movie. L’intelligence ne sert définitivement pas de vaccin contre l’amour. ✧ 10 Deux ou trois baisers échangés dans les vestiaires – le teenage movie continue –, une main glissée sous son T-shirt et, ô surprise, le meilleur pote de Tom qui débarque, et il ne faut qu’une seule seconde de réflexion à Tom pour que Lenny se retrouve à terre, criblé de coups de pied. Petit séjour à l’hôpital, un vaccin plus efficace contre l’amour. ✧ 11 Parlant de teenage movies, Lenny a regardé tous les pires films à l’eau de rose pour adolescentes de la planète à cause d’une de ses précédentes sœurs d’adoption qui a décidé de lui refaire une culture. Lenny n’avait pas la télévision quand il était petit et n’a jamais été très attiré par le petit écran. C’est pourquoi vous ne le verrez jamais s’approcher d’un poste, et bonne chance si vous essayez de le traîner au cinéma, parce qu'il croit que tous les films sont comme ça. ✧ 12 Depuis que sa mère est en prison, Lenny a dû lui envoyer une centaine de lettres. Il sait qu’elle les a reçues, mais elle n’a répondu à aucune d’entre elles, et il ne l’a jamais au téléphone. Comme il a beaucoup changé d’Etat avec ses familles d’accueil, il n’a jamais eu l’occasion de lui rendre visite, alors il continue de lui écrire, invariablement, en se disant qu’elle ne peut sans doute pas lui répondre. Il est très gêné quand on le découvre en pleine rédaction. ✧ 13 Lenny porte toujours sa casquette à l’envers, même s’il déteste ça, parce qu’il trouve qu’on l’embête moins quand il le fait. C’est à peu près la seule excentricité dans ses vêtements, il est plutôt abonné aux sweatshirts informes qui font trois fois sa taille et à tout ce qui lui permet de passer inaperçu où qu’il aille. Le but, c’est qu’on ne le regarde pas. Ah, et il ne se déshabille que dans les salles de bains fermées à clé. ✧ 14 Lenny rêvait d’aller à Harvard. Dans sa dernière famille d’accueil, les jumeaux qui lui ont fait office de frères aînés pendant des mois y sont allés, avec des bourses pour jouer au football américain. Les sports de brutes sont importants, pour les Américains moyens. Lenny ne fait pas de sport de brutes, alors son père de substitution ne veut pas qu’il envoie ses dossiers pour Harvard. Il les envoie quand même, mais on le capte le jour où il part à l’entretien. Raté. ✧ 15 Le père veut qu’il travaille à la boucherie avec lui, c’est tout. Lenny le fait, parce qu’il est lâche, qu’il n’a pas de volonté propre, et qu’il n’a pas d’argent, aussi (on lui offre une famille et il faudrait le payer, dans quel monde vivrait-on si c’était le cas). Alors il coupe de la viande à longueur de journée en mode zombie. Il devient végétarien, après ça, ce qui le rend encore plus agaçant, pour certains. ✧ 16 Il a seize ans, quand il part, il vole de quoi se payer un billet de bus, n’importe lequel, dans le portefeuille de son père d’accueil, et se trimballe une valise remplie de bouquins. Il choisit au hasard, finit à Savannah. Il rencontre deux types pas très aimables, la valise est jetée à la flotte, le reste de l’argent volé est volé une seconde fois et il écope de quelques bleus ravissants. ✧ 17 S’il comprend une chose en restant à la rue une semaine, c’est qu’il n’est pas fait pour ça. Il a froid, faim, il pue, ses vêtements sont encore tachés de sang de sa misérable bagarre et il n’a rien à lire. Oui, ça lui semble pertinent, il crève d’ennui. Nibs tombe sur lui, lui propose un endroit où dormir et manger. Il ne peut pas vraiment dire non. ✧ 18 Il rencontre Peter. Il parle beaucoup à Peter. Il parle trop à Peter. Il n’est pas naïf au point de se dire que la vie est rose, chez les Lost Boys, mais c’est quelqu’un qui l’écoute, c’est quelqu’un qui ne semble pas haïr ses débats philosophiques, c’est quelqu’un qui lui offre un toit, la possibilité de faire des études, même si ce n’est pas Harvard, et des bouquins. Et Lenny, ou Slight, à présent, ne peut vraiment pas dire non à des bouquins. ✧ 19 Slight ne trempe pas dans les affaires illégales de Peter, ne joue pas au même jeu que les autres. Il ne sait pas très bien pourquoi, peut-être parce que le jour où il l’a recueilli, Slight lui a demandé s’il pouvait lui emprunter cent dollars pour les envoyer à son dernier père, la somme exacte qu’il lui avait volée. Slight lui en est reconnaissant, et il le montre en faisant la comptabilité, en choisissant le droit plutôt que les lettres. Parce qu’il viendra bien un jour où Peter aura besoin d’un bon avocat. ✧ 20 Il s’attache et il a peur, Lenny, Lenny ou Slight, peu importe, au fond. Il a peur que tout disparaisse, il a peur qu’on lui mente encore, il a peur qu’on le trahisse, il a peur qu’un autre de ses rêves se fasse sauvagement piétiner par la réalité, il a peur d’avoir encore envie de pleurer, et bien sûr, la vie avec eux n’est pas parfaite, bien sûr qu’il aimerait s’entendre avec Toots et Lily, bien sûr qu’il aimerait réparer Wendy et avouer à Curl que les filles, lui, c’est pas son truc, bien sûr qu’il aimerait faire entrer Otto dans le groupe, serrer Nibs plus souvent dans ses bras et ne pas se laisser entraîner par Tinks, mais ça change rien, c’est une maison, des gens qu’il aime et Lenny n’a jamais été difficile, du moment qu’on lui file sa dose d’attention.