Il est anxieux, Lenny, c’est naturel, chez lui. Il a toujours tendance à imaginer le pire, à passer en revue tout ce qui pourrait mal se passer. Peut-être que c’est être rationnel, après tout, c’est le fondement même de la loi de Murphy. Il faut toujours penser au pire pour palier le pire. Mais sa vigilance baisse fortement quand il a les lèvres d’Otto sur les siennes et ses mains sur ses hanches. Il oublie un peu où il est, il oublie sa nervosité de la seconde d’avant, au moment où il se demandait s’ils ne feraient pas mieux de s’éloigner davantage de l’appartement avant de s’embrasser. Ils ne sont pas vraiment cachés, au croisement d’une ruelle et d’une rue commerçante, mais Lenny ne prête plus trop attention aux badauds qui flânent sur le trottoir. Autant profiter de l’instant présent, autant ne pas trop se compliquer la vie. Il ne voit plus trop ce qui pourrait se produire de grave, il sait seulement qu’il n’a pas envie de lâcher Otto, même si celui-ci doit aller retrouver quelqu’un d’autre que lui. Un dernier baiser et Lenny sourit, glisse sa main dans la sienne pour la bercer béatement juste avant que ses yeux ne se posent sur une silhouette familière. Ariel. Il est de dos, mais, vu sa direction, il lui semble qu’il vient de passer devant eux. Sans les voir ? Ou les a-t-il vus ? Le doute subsiste et Lenny se garde d’en faire part à Otto en se souvenant de la conversation bizarre qu’il a eue avec Ariel des mois plus tôt. Ce n’est probablement rien, il se fait des idées. Alors il embrasse Otto encore une fois avant de le laisser partir.

Il reprend le chemin de l’appartement de Peter, puisqu’il doit de toute façon y retourner pour terminer la comptabilité du mois de juin qu’il n’a pas pu finir à cause des examens. Il ne se rappelle plus très bien de la discussion avec Ariel, n’est plus sûr des mots, toujours pas certain d’avoir bien compris la première fois, et la discussion a tourné court, évidemment. Il a préféré ne pas y repenser, après être rentré de ce quartier malfamé où il était allé chercher Ariel, surtout que celui-ci ne lui a jamais reparlé de ça, du coup il s’est contenté de croire que ça n’était jamais arrivé. Que ce devait être à cause du stress, qu’il ne pouvait pas réfléchir correctement en étant autant sous pression et qu’il avait mal entendu, tout simplement. Pourtant, maintenant qu’il est avec Otto, maintenant qu’Ariel les a peut-être vus ensemble, il se demande s’il a bien fait d’ignorer tout ça, de ne pas avoir tenté d’en savoir plus. Mais ce n’est peut-être rien, peut-être qu’il panique encore pour pas grand-chose, comme d’habitude. Il rejoint Ariel au pied de l’immeuble, ne perd pas une minute pour signer en s’approchant de lui, ayant vérifié qu’aucun autre lost boys ne traîne dans les environs. « Hey, Ariel. Tu… Tu as vu quelque chose, dans la ruelle ? » Il grimace, poursuit sans attendre la réponse, parce qu’Ariel est son ami et qu’il comprend sûrement, il n’a rien à craindre de lui. « Tu veux bien ne rien dire à Peter, s’il te plaît ? »

Y’a ce rire qui lui blesse les tympans. Ça n’a rien d’un rire franc, rien d’un rire amical, Ariel n’essaye pas de le rassurer, de lui dire t’inquiète pas pour Peter. C’est un rire amer, un ricanement désabusé et froid, et Lenny n’arrive pas à réagir, sur le moment, se contente de fixer Ariel, les sourcils à moitié froncés et la bouche entrouverte d’incompréhension. T’es qu’un connard, Lenny, et la voix d’Asher revient en écho, il revoit la déception dans son regard et la colère dans celui d’Ariel, et il ne comprend pas à quel moment il a autant dérapé. Il pensait pouvoir passer outre Asher, se laisser consoler par Otto et se rattacher à ce qu’il a de bien dans sa vie, ses notes, son petit copain et surtout ses amis. Juste pour ne pas couler, pour rester quelqu’un de bien malgré tout ce qu’a pu dire Asher. Mais il vient de commettre une erreur, avec une des personnes qu’il aime le plus chez les Lost Boys. Cette erreur n’est pas récente, ça a commencé quand il n’a pas compris ce que voulait lui dire Ariel, quand il a fait semblant que ça ne s’était jamais produit, quand il a attendu qu’Ariel revienne lui en parler à tête reposée. C’est comme si cette erreur avait fait boule de neige jusqu’à aujourd’hui, pour n’être rien d’autre que rancœur et colère, et pour le mettre à terre, lui, pour finir de lui faire comprendre qu’il n’a jamais été quelqu’un de bien. Ariel parle, et parle, et parle, et il a du mal à reconstituer les phrases à partir des mots, même s’il les dit à voix haute, comme s’il avait besoin d’hurler. Lenny reste immobile, sur le trottoir, à se répéter amoureux et laisser espérer en boucle mentalement. Est-ce qu’il a vraiment fait ça ? Est-ce qu’il aurait dû le dire à Ariel ? Mais il ne l’a dit à personne d’autre.

Il a envie d’essuyer les larmes d’Ariel, mais il n’en fait rien. Il sait que s’il lève les mains vers lui, il va le repousser. Il sait aussi qu’il n’a pas beaucoup d’options pour se racheter, et que même en expliquant, Ariel ne lui pardonnera pas, même s’il a des circonstances atténuantes, ça ne le rend pas moins coupable. Il se rapproche doucement, avec précaution, comme pour approcher un animal blessé. Il n’ose pas le toucher et c’est peut-être mieux ainsi, mais il se replace en face de lui pour pouvoir lui parler et signer en même temps, en tentant d’être le plus calme possible, même si la douleur est bien là. « Je suis désolé. Je ne t’ai pas laissé espérer, je n’étais pas avec Otto quand tu m’en as parlé si c’est ça que tu as voulu me dire l’autre fois à l’entrepôt. Enfin. Je sais que c’est ça. Maintenant. » Il croise les bras, pour se donner une contenance, pour ne pas céder à son envie de le prendre dans ses bras et de lui dire que ce n’est pas grave. De toute évidence, c’est grave pour Ariel et il est à l’origine de tout ça. « Ariel, je. Je croyais vraiment que tu disais juste ça pour me réconforter. J’ai eu quelques doutes, mais après tu n’en as plus jamais parlé et je. Je ne suis pas doué pour tout ça, je n’ai pas compris et j’en suis désolé. » Il baisse la tête, un instant, parce qu’il n’a aucune solution pour arranger tout ça, il ne peut pas lui dire qu’il a des sentiments pour lui, qu’ils n’ont qu’à sortir ensemble, ce serait mentir, ce serait empirer les choses. « Merci. Pour Peter. » Il soupire légèrement, à court de mots. Il n’est pas bon pour ça, il n’est pas bon avec les sentiments, il préfère les équations et les amendements à retenir par cœur. « Ariel, je ne veux pas te perdre. Je suis amoureux d’Otto, c’est vrai. Mais dis-moi s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour que tu me pardonnes. »

Les mots sont lourds de sens, les mots sont douloureux. Je ne pourrais pas être ton ami pour l’instant. C’est blessant, c’est comme l’absence d’expression de Darja quand elle s’est fait embarquer, c’est comme les textos qu’on oublie de lui envoyer, les coups de fil qu’on lui passe plus, c’est l’abandon, encore, l’abandon, toujours. Les amis font pas ça, les amis se serrent les coudes, les amis se soutiennent quelle que soit l’épreuve. Mais peut-être qu’il n’a pas d’amis, au fond, que personne tient assez à lui pour ça. Ça devrait pas l’étonner, c’est pas la première fois que ça arrive, qu’on lui tourne le dos, qu’on lui dise juste adieu alors qu’il n’a rien fait de mal. Il n’a rien fait de mal, si ? A part être un idiot, mais ils le sont tous, sur cette planète, des idiots qui font les mêmes erreurs encore et encore. Il laisse parler, Lenny, il laisse parler Ariel, les yeux cloués au sol pour ne pas voir les larmes d’Ariel et pour qu’Ariel ne voit pas les siennes qui commencent à perler à ses cils. Il n’est pas taillé pour tout ça, Lenny, il n’est pas foutu de comprendre quand quelqu’un l’aime bien et il a déjà oublié comment ça s’était fait avec Otto, comme s’il n’avait pas de mémoire dès que ça concerne les sentiments. Il a envie de dire, non, je ne l’ai pas vu, Ariel, non, je n’ai pas deviné, personne ne tombe amoureux de moi, d’habitude. D’habitude, tout le monde le déteste, même ceux qui le trouvent mignon sont rebutés dès qu’il ouvre la bouche pour sortir son blabla scientifique et philosophique. Il a toujours l’air mal à l’aise, ne semble à sa place nulle part, est incapable de danser sur la musique actuelle, ne mange rien de mauvais pour la santé. Il est juste le garçon ennuyeux de base, l’intello heureusement pas trop boutonneux. Et tout d’un coup, il a deux prétendants au titre de petit copain, un qui l’est devenu et un autre déçu ? Ça ne peut pas arriver, ça ne peut pas lui arriver. Il a l’impression d’être entré dans un monde parallèle où il est complètement perdu, à ne pas savoir ce qu’il aurait pu faire pour que ça ne se passe pas comme ça, ni ce qu’il peut faire maintenant pour consoler Ariel. Il aime Ariel, peut-être pas comme celui-ci le voudrait, mais il tient à lui et il crèverait de le perdre pour ça, juste parce qu’il est heureux avec un autre. Il n’a jamais réfléchi à tout ça, et s’il le dit à voix haute, il se dit qu’il va juste rendre Ariel encore plus triste. Alors il se contente d’écouter le cœur battant, la tête baissée.

Lenny n’a jamais vraiment compris pourquoi les gens passent leur temps à se blesser les uns les autres sciemment. Lenny a toujours tenté de faire attention à tout le monde, d’écouter, de ne pas donner des leçons inutiles. Lenny s’est toujours montré généreux et serviable, avec n’importe qui, du mieux possible et malgré son manque de moyens. Il a toujours préféré choisir la gentillesse, la compréhension même quand il n’est pas certain de bien comprendre. Lenny pense que la non-violence est la solution pour rendre le monde meilleur, il a toujours fait de son mieux pour respecter ce précepte tout en excusant ceux qui ne le faisaient pas. Il n’est pas naïf au point de se dire que tout le mal disparaîtra, de toute façon, même inconsciemment, on fait du mal. Il n’y a qu’à voir ce qu’il a fait à Ariel sans le voir. Mais s’il fait un effort, alors il peut se dire que le monde est un peu meilleur grâce à lui et ça fait du bien. Et puis il y a son cerveau qui déraille, le regard qui se relève sur le visage baigné de larmes d’Ariel, deux larmes trop régulières qui ruissellent sur ses propres joues, comme sous le choc, comme pas sûr d’avoir entendu les mots, pas sûr de vouloir les entendre. Otto et Ariel. Ce n’est pas grave, c’était sûrement avant qu’ils ne soient ensemble, il ne va pas en vouloir à Otto pour ça, parce que ça impliquerait d’être jaloux de beaucoup trop de monde, et Lenny refuse de s’abîmer le cœur là-dessus. Ça lui fait bizarre, de savoir qu’il n’a jamais rien fait avec Otto et qu’Ariel si, il ne va pas mentir. Mais ce n’est pas ça qui fait mal, ce n’est pas ça qui le rend vaguement nauséeux. C’est juste qu’Ariel lui dise ça, avec l’intention presque trop évidente de le blesser. C’est Ariel, son ami, à qui il donne des cours et à qui il se confie, Ariel qui a toujours été adorable avec lui, n’a jamais fait partie de ceux qui se moquaient de lui. Et il aimerait bien le pardonner, mais il y a ce sentiment d’injustice qui lui revient, et, les mâchoires serrées, ce n’est pas un pardon qu’il articule : « Tu sais, je suis peut-être naïf, mais je pense que quand on aime quelqu’un, on ne cherche pas à le blesser sciemment. Ça peut arriver de faire des erreurs et de faire du mal aux personnes qu’on aime sans s’en rendre compte, je ne serai jamais assez désolé pour ça. Mais jamais je ne l’ai fait exprès. Or, c’est ce que tu viens de faire. » Est-ce qu’il lui en veut ? Il ne sait pas. Il est trop bousillé et paumé pour le savoir, se contente du constat sans faire les reproches parce qu’il n’a pas envie de les faire. De toute manière, Ariel les entendra quand même, les reproches, il les déduira tout seul, même si Lenny ne sait pas quoi penser. « Je suis désolé d’avoir été un ami en carton et d’avoir piétiné tes sentiments. Je suis sincèrement désolé. Et si tu n’y crois pas, si tout ce que tu as envie de faire en retour, c’est de me blesser, alors oui, tu as raison, on ne devrait plus être amis. » Il ravale les sanglots, essaye de ne pas s’effondrer devant lui comme le gamin qu’il est, toujours trop fragile, toujours trop à fleur de peau. La rue ne l’a pas endurci, la rue l’a juste rendu plus frêle encore. Il n’ajoute rien, il se sait incapable d’ajouter un mot sans pleurer pour de bon, alors il se réfugie dans l’immeuble, à peu près sûr qu’Ariel ne le suivra pas, de toute manière.