01 ; Maman. Maman s'est posée comme une reine, au-dessus de son berceau, Maman a fait de son bébé un objet de culte et d'adoration, au-delà même du bon sens. Maman est étrange, avec ses sourires un peu tordus et son ton qui part dans les aigus. Ses rires forcés et ses mains trop douces dans ses cheveux. Maman n'est pas comme les autres, et son amour déborde trop. Mais Maman reste Maman et le trésor d'un prince sans royaume pour qui elle a tout donné, cadeaux, culture du Beau et des Arts, amour inconditionnel et fusionnel. Ça lui plait, à Elijah, qu'on lui dise qu'il lui ressemble. Elle reste sa faiblesse, peut-être l'unique, quand sa couronne n'est faite que d'épines, d'ongles de mère qui se plantent dans son crâne. Je t'aime, Maman, toi, même si tu me fais peur parfois.

       02 ; Bonbons. Amour du sucre avant tout, bombes à caries qu'il adore engloutir, malgré le poids qu'il surveille au gramme près. Sucettes, friandises et boule de gommes, ours en gélatine de porc et autre colorants chimiques. Il s'en fiche, tant que c'est bon. Les candies pétillants qui explosent en bouche, qui chatouillent les papilles et le font se sentir vivant. Toujours un sachet sur lui dans son sac ou sa poche, toujours la langue occupée, en toutes circonstances.

       03 ; Divorce. Evènement marquant s'il en est, neuf ans en arrière et des grands yeux qui comprennent, à onze ans, que les choses vont enfin changer. Séparation du couple Mora, madame s'en va, dans un appartement à l'autre bout de la ville, plus chic, plus confortable, un nid d'amour pour se reconstruire avec son petit ange. Et l'ange, lui, comprend que c'est pour le mieux. Que Papa n'existait que dans son imagination de gamin jaloux de ses pairs aux pères tendres et aimants. Qu'il leur lançait des cailloux par pure frustration, que maman pardonnait et saluait son comportement. Que maintenant, ils seraient libres, et ensembles, et que tout irait pour le mieux. Et que c'était le début de la fin.

       04 ; Lui. La fin, car Lui, il n'a jamais été là. Ni Papa, ni père, juste une ombre dans un coin à délaisser ce garçon qui ne lui ressemble pas. On ne sait pas, ou alors on sait, sans savoir, mais il y a un problème de génétique, un flou qui l'a toujours rendu fou, le gosse. Yeux globuleux pleins de larmes quand il cogne ses poings, qu'il se fait mal, qu'il cherche à comprendre pourquoi Abraham n'était rien, où réside le mensonge dans les mots des adultes. Et qu'il se jure, seul dans sa chambre en comploteur adolescent, de lui faire payer ses souffrances un jour.

       05 ; Elle. Elijah se construit, se développe, membres et hormones qui forment son corps d'éphèbe. Très tôt ses traits se marquent dans l'ambiguïté, résident dans ce mystère du genre qu'il adore arborer. Et ce n'est pas sa mère qui l'en empêche, au contraire. Elle conforte son fils à bâtir la fille qu'il pourrait s'amuser à être de temps en temps. Sans comprendre la teneur du jeu innocent. Robes, maquillage, talons et yeux de biches, déjà on se retourne, parfois, quand il minaude. Quand elle veut faire chavirer, pour souffler sur les braises de son narcissisme qui s’accroît. Regardez-moi.

       06 ; Famille. Car il n'y a pas que Maman et Abraham. Elijah se pare d'un paquet relativement classique, deux pairs de grands-parents, des cousins et un oncle infiniment plus marginal que cette bande là. Ils ont tous les yeux rivés dans les Bibles et les prières, et Elijah n'en a rien à faire, des traditions des Mora, des envies de respecter le Père quand lui n'en a pas. Il se préfère gosse de Satan pour les faire tiquer, sourire à pleines dents et montrer sa langue percée. Il les fait parfois soupirer, ou crier, ou se demander ce qu'il adviendra de lui. C'est dans leur colère et dans leur déception qu'il grandit. Papi et Mamie ont encore de l'espoir et prie chaque jour pour lui.

       07 ; Dollars. La seule véritable voie qu'il suit. D'abord les sous de sa mère, gagnés par milliers, travail honorable dans une grosse boîte qui rapporte bien assez. Les allées chics sont arpentés, les magasins dévalisés, la penderie bien assez garnie. Toujours plus, qu'il réclame, avide et vénal. Que de la marque et des zéros qui s'enfilent sur les étiquettes des tissus onéreux, de belles chaussures et de soins en spa. Construction dans l'artificiel, luxe et volupté assumés comme un indéniable péché. Encore, toujours plus.

       08 ; Sin. C'est le tout premier, qui lui a demandé. L'escalade fût simple, presque trop. Encore, et toujours plus encore. L'argent de Maman n'a plus suffit. Il lui fallait son propre compte, ses propres deniers à dépenser, pour plus de folie. Et l'occasion s'est présenté, sur un site. Un homme seul qui cherchait de la compagnie pour un dîner. Une annonce posée à laquelle il a répondu, après le choix du pseudo, du haut de ses dix-huit ans. Lui en avait trente de plus, maturité taillée dans un beau costume, les yeux d'Eli remplis de paillettes face à ses promesses d'un soir. Homme marié qui s'ennuyait, qui avait besoin de neuf sous ses doigts. Promesse tenue, plaisir rendue. Comment tu t'appelles, au fait ? Ca a sonné, comme ça, après leur ébat. ... Ce sera juste Sin. Un sourire. Ça lui a plu. A lui aussi. Début de tout, quand la tentation se personnifia. Parce que t'es un péché vivant ? - Parce que j'adore Sinatra.

       09 ; Culture. Ainsi continue-t-il, encore, d'émerveiller les hommes de sa conversation, des choses perfides apprises avec le temps, de ses goûts et ses menues passions qu'il adapte parfois à ce qu'ils veulent entendre. Un jour, il adorera la mécanique des navire du XIXème siècle, un autre il se fera expert en oeuvres de Klimt, tandis qu'un jour on lui demandera d'être incollable sur l'épopée d'Ulysse. Ca lui convient, gamin qui se travestit déjà physiquement, d'adopter le comportement d'un caméléon séducteur. Ca lui plait d'autant plus qu'il peut étaler finement tout ce qu'il apprend pour séduire, qu'il peut s'en gorger pour se former. Il apprend ainsi à être créature mondaine, que l'on peut sortir, que l'on peut former, pour s'en délecter. Garçon beau et intelligent, pour le bonheur du public, quand le privé dévoile la peste et le monstre des ses pauvres pères.

       10 ; Demain. Il est à l'aube de sa vie, et il le sait. Il se veut incroyable, à croire qu'il la contrôle encore, que sous sa botte réside son destin dont il veut tout et rien. Il ignore ce qu'il sera dans cinq, dix ans, ou même le mois prochain. Peut-être interprète à l'ONU, époux d'un tsar russe ou dresseur de puces dans un cirque. Il ne sait pas, Elijah, il n'a jamais su au fond. Son existence n'est qu'improvisation, opportunisme et vague à l'âme amer, cynique et pervers. Petit garçon qui se bâtit un avenir comme on construit une tour avec des légos. Il suffit d'un coup de pieds pour tout faire chuter. Et il veut être celui qui le donnera, ou il ne sera pas. Dieu est Dieu, après tout. Autant continuer de se comporter comme tel.