✧ 01 La plus grosse branlée de sa vie c'est son père qui la lui a collée, sans surprise. Il avait quatorze ans et le patriarche l'a surpris en train de se maquiller avec Rez, le tube de rouge à lèvres dans la main et le geste trop expert pour qu'il puisse prétendre que c'était la première fois. Il a jamais vraiment compris pourquoi on les traitait différemment, sa jumelle et lui. C'est arrivé petit à petit et ça n'a fait qu'empirer, les jouets roses et les paillettes pour Tereza, du bleu du noir et du camouflage pour Mihail, Tereza aux fourneaux et un verre de gnôle pour Mihail, les pieds sous la table à attendre qu'elle le serve. Il a fini par se faire une raison, à un moment il a même admis la justification parentale à ça, mais au fond de lui ça l'a toujours perturbé.
Parfois il se dit que Rez et lui ont été secoués dans le ventre de leur mère comme dans un shaker et que ça les a un peu mélangés. C'est pour ça qu'elle n'aime pas uniquement les garçons comme elle le devrait et qu'il aime le rose, les lunettes en forme de cœur et le maquillage alors qu'il devrait pas. Leur famille comprendrait pas, c'est leur secret.

✧ 02 Il a beaucoup d'admiration pour sa sœur jumelle, Mihail. Elle est celle qu'on a le plus limitée et pourtant elle a bondi encore plus haut. Il pense qu'elle a tout pris à leur naissance, le cerveau, le cœur, le courage, la capacité à aimer, Tereza aussi vive et brillante que Mihail est terne et médiocre, Tereza qui aurait mieux fait de le bouffer in utero. Il lui en veut pas de pas lui avoir laissé grand chose, pas à elle, elle méritait de tout prendre, elle méritait encore plus. Il hésiterait pas une seconde à lui filer un rein ou un poumon, ou même son cœur si ça devait être elle ou lui. Il lui en veut pas parce qu'elle en a pas conscience, parce qu'on se foutrait de sa gueule si on l'entendait dire que, d'une certaine façon, il a grandi dans son ombre. Il a grandi dans son ombre mais il a profité de sa lumière aussi. Si elle est le soleil, il est la lune. Il est persuadé que tout ce qu'il y a de bon en lui, ça lui vient d'elle.

✧ 03 Il s'écrase devant son père mais pas trop quand même parce que Lucian n'aime pas les carpettes. Mihail joue son jeu même si c'est jamais assez bien, même s'il frappe pas assez fort quand il rend les coups, même s'il manque de hargne. Sa rage à lui elle est sourde, elle est même muette. Au moins il a une sacrée descente, là-dessus Lucian a de quoi être fier.

✧ 04 Il dit qu'il est né avec le cœur brisé, il sait pas comment expliquer ça autrement. Il a un trou dans le cœur, l'impression d'un manque, d'un vide qu'il pourrait pas combler même avec tout l'amour du monde. Même avec une sœur jumelle qui gravite autour de lui autant qu'il gravite autour d'elle, même avec une grande sœur tellement dévouée qu'elle sacrifierait son futur pour le sien s'il le fallait, il a pas assez. Peut-être qu'ils étaient trois dans l'utérus, peut-être qu'il ressent le manque du triplé perdu, il a entendu parler de ce genre d'histoire, paraît que ça laisse des marques. Ou peut-être qu'il se manque à lui-même, c'est sa dernière théorie, mais il comprend pas comment faire pour se trouver.

✧ 05 Il est accro à tumblr et aux réseaux sociaux. Il est pas doué pour parler alors il écrit, il poste tout et n'importe quoi et on peut tracer ses humeurs et ses lubies comme ça. Avec son entourage il est assez secret Mihail, il garde beaucoup de choses pour lui, mais la vérité c'est qu'il est incapable de vraiment tout garder à l'intérieur. Il craque trop facilement, il exploserait un jour sur deux. C'est à ça que lui sert internet, à déverser le trop-plein qui le rendrait fou comme Seven s'il y trouvait pas d'exutoire. Il trouve plus facile de s'ouvrir aux anonymes qu'à ses proches. Il a un blog que ses potes connaissent, que ses frères et sœurs pourraient trouver sans problème s'ils en avaient envie, et il y en a un autre qu'il garde secret. Il est public aussi parce qu'il a besoin de se dire qu'on le lit, qu'on le voit, qu'on lui accorde une fraction de seconde d'attention, mais pour remonter jusqu'à lui il faudrait vraiment le vouloir. C'est là-dessus qu'il balance les questions qui le perturbent le plus, ses pensées les plus intimes, ses goûts les plus tordus. Parfois ça déborde un peu sur le reste, sur ce qu'il signe de son nom, parfois il joue avec le feu, il brouille et débrouille les pistes, pris d'une envie quasi-masochiste d'exposer les abysses de ce qu'il est, mais chaque fois il prend peur et revient effacer ses traces.

✧ 06 Il est pas sûr mais il croit un peu à la sorcellerie et aux esprits. Il est pas sûr mais il a jamais osé appeler Bloody Mary devant un miroir et toujours eu envie de faire l'un de ces rituels avec un peu de son sang et le cheveu d'une personne à maudire. Il est pas sûr mais il a quand même un pendule, de l'encens, des bougies et des pierres censées avoir des propriétés magiques, et la planche de ouija qui traîne à la maison c'est la sienne. Il sait tirer les cartes aussi. Il y croit pas vraiment ou bien ça dépend des jours, il sait pas trop, mais il aimerait bien y croire et l'esthétique lui plaît.

✧ 07 À quinze ans il a été pris de kleptomanie. Ça a commencé quand il a senti que Tereza avait un secret qu'elle n'était pas prête à partager avec lui et que Seven semblait lui avoir tourné le dos pour de bon alors qu'il avait toujours été le plus proche de ses frères, malgré les hauts et les bas. Il était pas remis de la tentative de suicide d'Anca non plus et y avait Iulia en prison, Ioan à l'armée, les autres partis, l'ambiance pourrie à la maison et lui qui peinait toujours à y faire son trou. Y avait personne pour lui, il avait contrôle sur rien, il savait pas où il allait, il avait peur de mal finir, il avait peur que tout aille de pire en pire, il avait peur qu'on l'oublie. Sa vie était prise dans un tourbillon, rien de grandiose non, à peine mieux que celui de la chasse d'eau après qu'il y ait vomi ses tripes. Il s'était mis à voler des babioles, un stylo, un briquet, un mascara, il comprenait pas ce qui lui prenait et encore moins pourquoi ça lui plaisait autant, sur le coup. Il était accro au pic d'adrénaline. Il a fallu qu'il se fasse choper plusieurs fois avant qu'il réalise qu'il déconnait vraiment. Il a volé son meilleur pote une fois de trop et il lui a demandé de garder un œil sur lui, parce qu'il s'en rendait même pas toujours compte. Il a des petites rechutes parfois, mais un Popescu qui vole ça n'étonne personne. Y a que son pote et Rez qui savent ce que c'est vraiment.

✧ 08 Il aime l'été, le soleil et la mer. Il aime crever de chaud, il aime s'isoler dans la fraîcheur toute relative de sa chambre malgré le store baissé et même les odeurs d'anti-moustiques et de crème solaire. Mais ce qu'il préfère c'est les soirs d'été, les longs couchers de soleil et la nuit clémente, la chaleur qui s'apaise enfin et sa nervosité avec elle, pas assez pour réussir à dormir, juste ce qu'il faut pour justifier une petite sortie, promenade et pétard au clair de lune dans les rues enfin désencombrées de Savannah. C'est un gros frileux, par extension. Les doigts et le bout du nez gelés dès qu'il fait moins de vingt degrés, les hoodies empilés sur le dos et l'écharpe remontée au-dessus de la bouche à marmonner « putain il caille c'est quand l'été ? » alors qu'on n'est pas encore en janvier.

✧ 09 Il porte souvent des lunettes de soleil à l'extérieur, même quand la météo ne le justifie pas tellement. C'est qu'elles sont à sa vue. Il est un peu myope mais il aime pas porter ses lunettes ordinaires et il supporte pas les lentilles. Il dit qu'il a les yeux secs. Sois fier papa, t'as asséché toutes mes larmes. La vérité c'est qu'il trouve ça trop intrusif et ça le fait flipper. En cours, il est quand même obligé de sortir ses larges lunettes à montures fines qui lui mangent les joues, il peut pas tout le temps copier sur Jesse comme il le faisait au lycée.

✧ 10 Il aime pas les gens mais il a rien contre les bains de foule des clubs et des concerts. Il aime la musique trop forte, les basses qui font vibrer son squelette et les néons qui repeignent le monde. Y a quelque chose d'irréel là-dedans et ça l'aide à s'évader, les cachets d'amour universel en option. Il sait pas vraiment danser, il sait pas de quoi il a l'air quand il se laisse transporter mais il s'en fout. La lumière fantasmagorique atteint même les corps qui transpirent l'alcool et se pressent contre lui, roses, verts, bleu électrique, c'est plus les mêmes que les gens pressés qu'il engueule s'ils ont le malheur de le frôler dans la file à la cafèt'. C'est toujours un dilemme quand il a envie de sortir, l'assurance de l'oubli une fois qu'il y sera contre toute la période d'acclimatation avant de réussir à décoller. Il sort rarement seul, du coup, il a besoin d'un tremplin et puis d'une ancre aussi, au cas où il s'égarerait.

✧ 11 À onze-douze ans il était emo. Enfin, il a essayé. Quand il s'est ramené à la maison avec les cheveux noir corbeau, son père lui a rasé la tête parce que ça aussi c'était un truc de gonzesse. N'empêche qu'il pouvait pas l'empêcher d'écouter la musique qu'il voulait et de se vernir les ongles en noir avec Anca qui essayait de l'initier à Metallica — lui il préférait My Chemical Romance et Jimmy Eat World mais bon. Enfin, suite au coup de tondeuse, Mihail avait appris à réserver son effronterie pour les profs, il enlevait quand même le vernis avant de faire face à Lucian. Instinct de survie. Ça lui est passé assez rapidement finalement, peut-être qu'il s'est rendu compte qu'il y en avait un tas d'autres des comme lui et qu'en se distinguant de la masse il se fondait dans une autre, peut-être que ses goûts ont changé tout simplement. Entre onze et treize ans il a bien eu quelques dizaines de crises existentielles et autant de tournants dans son existence.

✧ 12 La plupart du temps Mihail fait la gueule, le visage fermé, l'air de s'ennuyer ou au mieux d'être très vaguement intéressé, mais pas complètement présent quand même. Il s'entraîne à lever un seul sourcil parce qu'il trouve que ça fait plus d'effet quand il regarde quelqu'un de haut mais c'est pas naturel chez lui. On naît pas tous égaux. Il a trois sourires. Le plus fréquent s'accompagne parfois d'un reniflement dédaigneux ou d'une remarque sarcastique. Il lui donne un air hostile, le regard dur et le coin de sa lèvre levé, un peu comme s'il s'apprêtait à montrer les dents. Mais il montre pas les dents Mihail, il rit et se détourne, il balaye tout d'un revers de main. Il montre pas les dents parce que le jour où il le fera, il s'arrêtera pas là. Son deuxième sourire est du genre qui lui échappe, mais il a arrêté d'essayer de le rattraper en couvrant sa bouche. Il a quelque chose de désarmant dans sa sincérité, d'enfantin, d'innocent, qui ressemble pas à son masque délibéré. Et puis y a le dernier, à la fois timide et intentionnel, comme un étrange entre-deux. C'est Mihail qui se livre, c'est Mihail qui essaie de participer à l'humanité, mais quand il le voit sur les photos il peut pas s'empêcher de remarquer la tristesse de son regard, sa douleur mystérieuse imprimée sur sa rétine, et il se demande qui d'autre la voit.