« You still got the same number, right? »
« Yeah. »
« All right. I’ll call when we’re ready. »

Niamh aquiesce, tourne les talons et quitte la pièce. Une fois dehors, le soleil de Savannah l’aveugle. Une journée magnifique, parfaite pour profiter de l’extérieur. Et pourtant c’est bien la dernière chose que l’irlandaise a envie de faire. Pas envie de laisser sa peau cramer sous les rayons, de devoir supporter les touristes et de juste devoir exister dans le monde. Ces temps-ci, tout est trop compliqué et trop lourd pour ça. Niamh n’a qu’une seule envie, et c’est de se terrer dans la noirceur, d’oublier le reste du monde. Essayer d’aligner ses pensées, Novak, Daire, Drazen, Elena, tout se bouscule et se fracasse, plus rien ne va. Avec l’IRA en ville, tout le monde semble marcher sur des oeufs, on dirait que ça rend même Niamh parano. Pourtant, rien ne pourrait les mener à elle, aucune raison de l’accuser de quoi que ce soit sinon des braquages qui n’ont rien à voir avec eux, son père s’est bien assuré de ça par le passé. Mais tout ça est dangereux, sa crinière rousse à elle seule pourrait attirer les mauvais regards, et elle n’a qu’à ouvrir la bouche pour qu’on comprenne ses origines. Les gars de l’IRA ne se poseront pas plus de questions à son sujet, elle est irlandaise et ça suffit, l’interrogatoire suivra, et Niamh n’a pas envie d’avoir à gérer ça. Surtout pas maintenant. Elle n’a même pas envie que ce type l’appelle pour son prochain braquage, surtout qu’il veut l’emmener en dehors de la ville et que Niamh n’a franchement pas très envie de quitter Savannah. Qui sait dans quel état la ville serait à son retour. Le monde part en vrille et ça inquiète l’irlandaise, tout le monde est trop nerveux, tout le monde est trop méfiant, c’est une recette pour le désastre.

Elle glisse presque sur le trottoir, marchant à une vitesse fulgurante pour retrouver sa moto garée un peu plus loin, quand elle réalise que quelqu’un l’y attend. Adossé au petit véhicule volé depuis plus d’un an déjà. Le soleil l’empêche de discerner les traits sur l’instant, et elle considère rebrousser chemin pour ne pas marcher directement dans la gueule du loup, mais il suffit d’un pas de plus et d’un coin d’immeuble pour que le visage devienne perceptible. Les tripes de Niamh se serrent à la vue de l’homme. On dirait que quelque chose se délie, que quelque chose se libère dans l’air. Le sourire traverse son visage, fulgurant.

« Da. »
« Hey, girl. »

Il n’a pas changé. On dirait qu’il sera toujours le même, à travers les âges et les épreuves. Toujours le même sourire, toujours la même gueule, toujours la même barbe de quelques jours. Le roux dans les cheveux, le roux dans la barbe. Toujours la même nonchalance dans le corps, alors qu’il se redresse, lâche la moto et vient pour accueillir l’étreinte de sa fille. Niamh se fracasse contre le corps rassurant, ses bras entourant le cou de l’homme. Pas si longtemps qu'ils se sont quittés, un peu moins de six mois, mais après deux ans passés ensemble à courir dans le monde il lui a rapidement manqué. Sa voix, elle, ne quitte jamais vraiment Niamh - le père et la fille ayant développé les stratégies nécessaires pour rester en contact toutes ces années. Homme en cavale depuis que Niamh sait marcher et tourner un volant, ça faisait près de vingt ans qu'ils ne restent jamais ensemble plus de quelques jours - avant tout ce qui s'était passé. Les appels comblent le manque, mais ça fait bien longtemps qu’ils ne se sont pas regardés dans le blanc des yeux, et ça enveloppe Niamh dans une couverture rassurante, chaude, douce. L’irlandaise serre son père adoptif contre elle, père qui n’est pas père, père avec qui les liens de sang sont inexistants. Cependant Riadh O’Leary restera à jamais son père, et il faudrait bien un cataclysme pour faire changer Niamh d’avis. Il lui rend son étreinte, et malgré les années il a toujours la même odeur. Niamh redevient gamine l’espace de quelques instants, savoure la protection de la figure paternelle.

« Tell me you didn’t come cause of them. » Elle ne l’a pas lâché, et lui non plus. L’accent irlandais ressort plus que jamais. Cependant elle l’entend soupirer, et il la repousse doucement, glissant ses mains contre ses joues, comme il le faisait toujours quand elle était encore gamine. Sourire sur les lèvres, éclat dans les yeux. Malgré toutes les merdes que la vie a pu lui jeter au visage, il n’avait jamais perdu cet éclat, s’était toujours battu pour. « I had to make sure you were ok. » Elle lui lance un regard entendu, signe qu’elle n’aime pas du tout ça. Pourtant elle n’a pas le coeur de lui dire qu’il a eu tort de venir jusqu’à Savannah, parce qu’elle sait qu’elle aurait fait exactement comme lui. C’était le truc des O‘Leary, il faut croire. « I am. » Riadh observe sa fille, qui se recule un peu pour croiser les bras. Elle a dix milles questions à lui poser, et lui aussi, mais ce n’est pas le moment, pas l’endroit. « So now you can go. » L’homme rigole, secouant la tête, et un regard pointu se dépose sur la rouquine. « Are you really gonna chase me off without buying me a drink first ? Who’s the gobshite who raised you ? » Les deux sourires se regardent, échos l’un à l’autre.

« Want a ride ? » La question vient avec un sourire, et Riadh s’esclaffe, secouant la tête. « No thank you. I love you and all, but you drive like a bloody maniac. » Les rires se mélangent, et Riadh glisse un bras autour de ses épaules, entraînant sa fille à sa suite. Niamh a de la difficulté à le quitter des yeux. Comme ça complique les choses de l’avoir là. Et comme ça semble autant les simplifier.

« Sláinte. » Verres levés, liquide ingéré. Niamh savoure le goût du whisky de qualité sur sa langue. Riadh avait bien raison - c’est un des meilleurs. Habituée au whisky bon marché, elle sait apprécier la qualité quand elle passe. De toute façon, son père ne voulait rien d’autre pour leurs retrouvailles, sinon une bonne bouteille et la possibilité de rattraper le temps perdu. Une fois arrivés au pub ils se sont installés au comptoir du bar, faisant outre du bruit et de la foule pour discuter. Ça leur permet de passer inaperçus, se fondre dans la foule comme ça. Niamh en profite pour observer son père adoptif, découvrant les nouvelles rides, reconnaissant les vieilles cicatrices. Elle a de la difficulté à croire qu’il est vraiment là, à Savannah avec elle, mais il faut se rendre à l’évidence. L’irlandaise est partagée entre son bonheur de le retrouver et la nouvelle crainte qui vient former une boule dans sa poitrine - c’est dangereux ici pour lui, maintenant plus que jamais. Mais Riadh ne veut rien entendre de ses craintes, il veut juste partager un verre avec sa petite Niamh, profiter des retrouvailles pendant qu’elles peuvent encore être heureuses. Niamh ne s’en plaint pas, savoure le whisky, en oublie tout le reste. « So, how're things ? Are you wanted yet ? » qu’il demande, sourire malicieux aux lèvres, et Niamh lui jette un regard noir qui contraste avec le sourire qu’elle porte également.« I'm old enough to kick your arse, you know. » Le grand démon de Niamh, son âge, Niamh qui ne veut pas grandir, Niamh qui ne grandit pas vraiment en fait.

La discussion continue, la moitié du temps ils se picossent comme des enfants de cinq ans, mais inévitablement la conversation revient à sa raison d’être à Savannah, et Niamh le regarde, pincement au coeur. « Why are you really here, Da ? » Riadh a un petit sourire, un peu triste il semblerait à l’irlandaise, mais elle ne relève pas l’éclat qu’elle lit dans son regard. « D’you know why they’re here ? » Niamh hausse les épaules. « Not really, no. » Jusqu’ici elle n’a entendu que des bribes, que des échos de ce qui s’est déroulé, rien de concret, à part une constatation simple : l’IRA est en ville. Immédiatement elle avait pensé à son père, et voilà qu’il apparaissait. « There’s someone I need to speak to. Just so happens she lives here too. » Niamh fronce des sourcils, avalant une nouvelle gorgée de whisky. « Shite, maybe you can help me find her. Daire Méalóid. » Niamh fixe son père, ébétée. Elle se souvient de leurs conversations à leur sujet, à une vieille amitié qui remonte à loin. Une des raisons pour lesquelles Niamh s'est autant attachée à la jeune irlandaise. « Why are you looking for her ? » demande-t’elle. « I need to talk to her. You know I was tight with her father, back in the day. » Niamh acquiesce. « I remember. I know where to find her - fuck, I bloody live with her. » Riadh a un mouvement de recul, sourcils froncés. « What ? » Niamh soupire. Prend une autre gorgée de whisky, puis décide de terminer son verre. Sent le regard de Riadh sur elle, attendant le verdict. « When I got here I looked for a job, and there she was. I remembered the name. So I stayed close. » Deux irlandaises tempêtes. Évidemment qu’elles se sont trouvées. Le silence s’installe entre le père et la fille, alors que Riadh toise Niamh. Impassible, ça lui prend quelques secondes avant que le sourire revienne. Presque doux, cette fois. « Well I guess I shouldn’t be surprised. She all right ? » Niamh hausse les épaules. Se ressert du whisky, alors que la migraine s’installe doucement. Voilà des révélations auxquelles elle ne s’attendait pas. « She’s tough. » Petit sourire, alors que l’irlandaise porte le verre à ses lèvres. « And she’s not alone. »

Riadh ne lui rend pas son sourire, cependant. Son regard s’embrume, devient sérieux. Et Niamh sait alors ce qui s’en vient. Elle a déjà vu ce regard sur lui, des dizaines de fois. A entendu ces trémolos dans sa voix, des dizaines de fois. Ne prend pas le même chemin que moi. « Careful, Ni. You don’t want to get yourself involved in all this. All my life, all I’ve done is to keep you as far away as I could. » Niamh baisse les yeux. I know, Da. Cependant les mots ne franchissent pas ses lèvres. Les choses ne sont plus les mêmes. Elle n’est plus en Irlande, elle n’est plus seule. Sa loyauté envers Daire est plus forte qu’elle ne le comprend encore - mais elle le ressent, dans le fond de ses tripes. « I’m not letting them touch another hair on her head. I don’t give a fuck if they’re IRA. » Un regard entendu entre eux, et Niamh baisse le ton. Careful. Les murs ont des oreilles à Savannah, tu devrais le savoir, Niamh. « I know all the sacrifices you had to make, Da. And I’m grateful. But I can’t let them touch my friends. I just won’t allow it. » Riadh secoue la tête. Termine son verre dans le brouahah du pub. « I guess that was inevitable, too. You’re my girl, after all. » Il remplit son verre, le lève. Les verres s'entrechoquent.

« What about your brother ? You find him ? »
« Took me a while, but I did. He's in jail. »
« Oh. »
« Yeah. »

La tête dans un étau, le corps fatigué. L’âme, tout autant. Les derniers événements qui se fracassent, la violence de l’irlandais, le son de l’arme à feu. Niamh reste là, yeux fermés, à essayer de calmer la tempête. Les flammes qui la consument entière, quelque chose qui s’est brisé définitivement en elle. Tu seras plus jamais la même, Niamh. Ses doigts serrés, presque en des poings. Aucun regret. Elle ne pourrait pas. C’est la vie de Novak qu’elle sa sauvée. N’importe quoi pour ça - n’importe quoi. Elle acceptera les démons les plus vicieux dans sa tête, pour que le serbe continue de respirer. Une vie qu’il ne croit pas mériter - mais une vie qu’elle veut pour lui. Pour elle. Pour eux. Le léger vertige persiste, même des heures après le choc - sa tête qui se fracasse contre le meuble, qui menace d’éclater en morceaux. Puis le coup presque fatal sur la mâchoire, finissant de l’assomer. Elle a l’impression que la noirceur a duré une éternité - pour finalement rouvrir les yeux presque à temps pour voir Novak crever. Non. Pistolet empoigné, et le meurtre. Au diable le reste. Au diable la nouvelle étiquette de meurtrière. Elle a sauvé Novak. C’est tout ce qui importe.

Le téléphone, rangé dans sa poche, se met à vibrer. Niamh rouvre des yeux vitreux, l’empoigne. C’est son Da - et elle répond sans hésitation, et non pas sans un sursaut dans le coeur. « Da ? » Elle a peur de ce qu’elle va entendre, l’estomac qui se serre, la gorge qui se noue. « Hey, girl. » Mais la voix est la même, chaude, calme. Jusqu’à preuve du contraire, tout va bien. « Everything all right ? » Niamh pince des lèvres. Étendue dans le lit de Novak, au chaud sous les couvertures. La pénombre partout autour. L’épée de Damoclès au-dessus des yeux, attendant de la libérer ou de la condamner. « I dunno, Da. » Elle renifle, ferme les yeux à nouveau. L’appareil pressé contre son oreille. « It’s all shit, you know. » Un léger silence l’acceuille. Comment annoncer à son père qu’on vient de tuer ? Ça lui semble une tache insurmontable. « Tell me everything, girl. » Et quelque chose dans sa voix qui lui montre qu’il écoutera, qu’il ne jugera pas. Que peu importe ce qu’elle a fait, peu importe ce qu’elle a du faire, ce n’est rien qu’il ne pourra pas comprendre. Que ses épaules sont lourdes à lui aussi, lourdes des actes commis par choix, par nécessité, par sacrifice. Qu’elle reste la même. Qu’il reste la même. Que le monde ne change pas. Il s’alourdit juste un peu.

« Where are you now ? » Qu’il demande, une fois que tout a été dit. Niamh déglutit, se redresse lentement dans le lit. La tête qui tourne, la tête qui pèse lourde. Sa lèvre brûle légèrement. « Novak’s. » Et elle peut le voir sourire, à l’autre bout du combiné. « I’ll come ‘round and get you. I think it’s time to go talk to Daire. » Niamh acquiesce, lentement. Daire qui a besoin de savoir, Daire qui mérite de savoir. « Ok. I’ll text you the address. » Quelques secondes plus tard, elle raccroche. Envoie le texto, rapidement. Ferme l’écran lumineux, et reste quelques instants dans le noir. Hâte que ce bordel ne termine, que les dernières gouttes de sang aient coulées. Que les blessures puissent se guérir pour de bon. En attendant, elle ne peut que se relever. Lentement. Traverser la chambre, pour aller au salon. Retrouver la présence de Novak, attendre le père. Espérer que cette fois, le monde n’aura pas besoin d’encore se briser.