✧ 01 Ce n’est un secret pour personne : t’es sourd. Tout a basculé, pendant ce cambriolage, t’es devenu hermétique au moindre son. Et tu détestes plus que tout être coupé du monde qui t’entoure. ✧ 02 C’est la musique qui te manque le plus. Pourtant, tu peux encore l’écouter si tu l’envoies à pleine puissance dans tes tympans. Mais tout est devenu plus compliqué, surtout les choses les plus simples. ✧ 03 Tu fixes leurs lèvres, comme si tu ne pensais qu’à les embrasser, mais en réalité, tu lis leurs mots, les saisissant au vol, comme on décrypte un message. Tu fais encore des erreurs, bien sûr, mais tant que ton interlocuteur ne se détourne pas de toi, tu t’en sors plutôt bien.  ✧ 04 Heureusement, t’apprends plutôt vite. Même lorsque le sujet ne t’intéresse pas vraiment. Alors t’as intégré l’ASL assez rapidement, mais cela n’a pas facilité tes échanges avec les entendants, au contraire. ✧ 05 Depuis toujours, tu trouves refuges dans l’art. Le dessin et la peinture sont ton exutoire. D’un morceau de papier jusqu’aux murs de ton quartier, tu as laissé ta douleur couler partout, dans une déferlante de peintures sobres ou colorées.  ✧ 06 Cette passion, tu aimes la partager. Pas seulement en recouvrant, les murs de la ville avec ta bande, mais en dessinant directement sur le corps humain. Le body painting te fascine autant en tant que toile qu’en tant qu’artiste. ✧ 07 Tu ne tiens pas en place, et toute cette énergie qui déborde, tu l’as toujours canalisée à travers la danse. Toutes sortes de danses. Et l’espace d’un instant, tu as cru que tout était fini. Parce que la musique n’était jamais assez forte pour toi, parce qu’au mieux, tu pouvais juste en ressentir les vibrations. Dans ces moments-là, t’aurais tout donné pour que le monde se transforme en immense boîte de nuit, pour que chaque note puisse faire trembler le sol. Mais c’est impossible, alors tu as décidé de danser même lorsqu’il n’y a aucune musique. Tu fais ton propre tempo, peu importe que tu sois le seul à l’entendre. Après tout, tu ne peux pas entendre celui des autres et tout le monde s’en fout. ✧ 08 Avant t’avais une vraie famille. Un peu bancale, pas toujours idéale, mais tu te sentais en sécurité lorsque tu rentrais chez toi. Mais après la mort de ton père, tout a changé. Ta mère a changé. Elle a sombré, elle se sentait perdue, seule. Et  elle a rencontré ce mec, qui ne t’a jamais rien inspiré de bon. Tu l’as su dès les premières minutes qu’il allait tout détruire. Tu ne sais pas vraiment si c’était son regard méprisant ou son arrogance qui te dégoûtait le plus. Il agissait comme si la maison lui appartenait, comme si cette famille était devenue la sienne du jour au lendemain. Et c’est à cet instant que les brimades ont commencé. Violence physique ou morale, tu ne sais plus vraiment ce qui était le pire. Tout ce dont tu veux te souvenir, c’est le regard de ton frère quand il s’interposait pour te protéger. ✧ 09 Si tu devais choisir une seule personne dans ce monde, ce serait lui. Ton frère. Sans lui, tu n’as plus rien. Tu ne t’es jamais senti aussi seul. Certains diraient qu’il t’a montré le mauvais exemple, mais ils ne comprennent pas que ces magouilles remplissaient vos assiettes, que ce n’est pas ton beau-père qui aurait pu payer les factures. Alors il a fait ce qu’il fallait, il a pris des risques et il a essayé de te préparer à survivre. Parce qu’il savait qu’il ne serait pas toujours là pour veiller sur toi. Ton frère, tu l’aimes pour toutes ses imperfections, pour le sourire qu’il n’adressait qu’à toi. ✧ 10 Son absence a créé un cataclysme. Il n’était plus là pour te protéger  et ton beau-père ne cessait de te blâmer pour ce qui lui était arrivé. Avec ton frère en prison, l’argent commençait à manquer, accentuant la violence des mots et des coups portés. De toute façon, tu étais devenu inutile, tu ne comprenais pas la moitié de ce qu’on te disait. Lire sur les lèvres ne s’apprend pas en quelques semaines, il t’a fallu des mois ne serait-ce que pour décoder des phrases simples. Mais personne ne prenait la peine de te regarder ou de parler plus lentement pour te faciliter la tâche. Tu ne le méritais pas. Alors tu es parti. Parce qu’il n’y avait plus rien pour toi dans cette ville, dans cette maison. Tu es parti, sans regarder en arrière, sans le moindre regret. ✧ 11 Tu as changé d’État pour éviter au maximum les forces de polices qui était à ta recherche en Floride et tu as été jusqu’à Savannah, en stop et en volant quelques portefeuilles pour te payer le bus. Dormir dans la rue n’a pas été facile les premiers temps. Mais tu étais habitué à ne jamais dormir profondément, à craindre la présence de quelqu’un. Alors au fond, ça avait quelque chose de familier. ✧ 12 T’étais perdu, un peu affamé aussi, quand t’as croisé la route de Peter et des lost boys. Tu ne voudras jamais l’admettre, mais t’avais besoin d’un repère, de quelqu’un à qui te raccrocher. Et c’est dur de résister à la poussière de fée, une fois qu’on y a goûté. T’étais qu’un gamin perdu, désorienté, et il a senti que t’avais besoin de quitter la réalité et de te réfugier à Neverland. Là-bas, tu n’es plus seul, mais t’es toujours paumé. Au milieu des autres enfants perdus t’as trouvé une nouvelle famille. Même si c’est dur de faire confiance, de se laisser apprivoiser. ✧ 13 Quand t’as mis les voiles, t’as dû abandonner le lycée. Maintenant, tu dois rester caché, rester discret pour ne pas que les flics te ramènent chez ta mère. Alors tu suis des cours à domicile, grâce à Lenny. Dans l’espoir de pouvoir un jour décrocher ton diplôme en même temps que les autres. ✧ 14 Mais si tu veux pouvoir manger, subvenir à tes besoins comme tous les autres, tu dois gagner de l’argent. Et à seize ans, t’as pas énormément d’options alors tes talents de voleur se sont très vite développés. Tu prends plus de risques, tu ramènes plus d’argent. ✧ 15 Mais il y a des jours où les occasions se font plus rares et ces jour-là, tu vends de la poussière de fée pour quelques billets. Tu trouves toujours des gens prêts à tout pour planer. Et puis, ça te permet d’avoir ta dose aussi. Juste pour le fun. Du moins, c’est ce que tu dis avec ce sourire amusé qui n’a plus le même éclat qu’avant. ✧ 16 Quand t’étais gamin, tu rêvais d’amour. Celui que te donnait ta mère autrefois. Celui qui te retournerait le cœur, un jour. Et puis c’est devenu un concept, une illusion. Une rumeur dont tout le monde parle sans vraiment savoir si elle existe vraiment. Et tu fais mine de t’en foutre, t’en ris même parfois. Mais en vrai t’en crèves de ce besoin d’affection, de ne pas être digne d’être aimé. ✧ 17 C’est pour ça que t’es jamais vraiment tombé amoureux. Parce que ça te terrifie. T’as cette peur au creux du ventre qui te ronge et tu sais que tu foutrais tout en l’air. T’entends encore ton beau-père qui crie que t’es qu’une tapette, que tu finiras pas crever dans le caniveau parce que tu ne vaux pas mieux que ça. Alors tu serres les poings, tu verrouilles ton cœur qui s’emballe trop fort quand ces lèvres masculines s’égarent sur ta peau. C’est comme le chant d’une sirène, tu luttes beaucoup trop fort, mais tu sais que tu vas finir par céder, que tu vas finir par souffrir. ✧ 18 Et quand tout déraille, tu as deux façons de gérer les choses. La première, c’est de te battre. T’es un petit mec plutôt impulsif dans ton genre. Tu peux même être assez hargneux quand tu veux. C’est comme ça, t’as le sang chaud et là d’où tu viens, les problèmes se règlent souvent  avec les poings. ✧ 19 Mais la seconde alternative en surprend plus d’un. Elle provient de ta joie de vivre, celle que tu tentes de préserver. Ce n’est pas toujours évident mais tu t’accroches pour ne pas laisser mourir ton âme d’enfant. Alors tu gardes toujours un flacon de paillettes dans tes poches. Pour pouvoir en saupoudrer le monde autour de toi. Certains te prennent de haut et  t’insultent à cause de cette manie qu’ils jugent ridicule et puérile. Mais c’est pour ceux que ça fait sourire et qui entre dans ton univers coloré que tu continues à partager ta poudre magique. Et puis, si ça peut énerver les rageux, c’est juste un petit plus. ✧ 20 Malgré tout, ce n’est pas toujours facile de garder le sourire. Parce qu’il y a encore des peurs et des angoisses qui te paralysent. Certaines sont plus difficiles à cacher que d’autres… Comme cette phobie que tu as développée quand ton beau-père t’enfermait dans ta chambre la nuit. Après avoir passé des heures à pleurer dans le noir, tu ne supportes plus l’obscurité totale. Sans ta veilleuse, tu ne peux pas dormir, tu paniques et les larmes se multiplient. Alors bien sûr, tu as honte d’avoir encore peur du noir à ton âge, mais tu sais bien que cette angoisse ne disparaîtra pas. Néanmoins, c'est bien plus facile à supporter, lorsque tu ne dors pas seul.