Le coucher de soleil rend le ciel liquide et les gens se baignent dans un pamplemousse rosé comme si de rien n’était. Et j’devrais faire pareil. Mais je ne vois que des touristes trop guillerets, qui ont déjà bu quelques verres, peu attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Et ça m’arrange. Vite pris, vite allégés, les portefeuilles sont abandonnés rapidement, j’me concentre sur le cash. Des bousculades, des indications aux plus paumés, un sac trop ouvert en terrasse, un sourire et des mains légères, c’est presque trop facile. La vision de flics en uniformes ne me laisse même pas un frisson. J’pourrais même aller vers eux et jouer les touristes perdues moi aussi. Il paraît qu’il faut que je m’entraîne à jouer la comédie, condition sinequanone de Belladone pour que je comprenne bien l’essence du burlesque. Il faut que je définisse mon image, trouve mon rôle et que je connaisse mes atouts pour m’en servir et briller. Elle a parlé de trucs tellement abstraits que ça m’a perdu depuis deux jours, et j’évite d’y penser. Même si c’est toujours mieux que de faire face au fantôme de Ronnie, à l’ombre de Jax ou aux démons de mes nuits sans rêve. L’innocence à tordre ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? J’suis larguée. Mais c’est drôle de voir que les gens me mettent tout de suite dans la case “innocente”… Le reflet que je vois dans la vitrine ne me dit rien de tout ça à moi. Il est transparent et décomposé. C’est peut-être bien pour ça qu’aujourd’hui j’ai autant réussi à chaparder sans attirer l’attention. Petit souffle. J’suis fatiguée de sourire juste au cas où alors que ce n’est même pas nécessaire. Je devrais pas me forcer. Ça ne sert à rien. Alors j’essaye de lisser rapidement mes cheveux trop longs comme si ça pouvait démêler tous mes doutes sur ce que je suis, ce que je deviens et ce qu’il arrivera à l’avenir. C’était plus simple avant, c’était tout tracé, une histoire presque écrite à l’avance. Le cirque et ses lumières. La liberté des tournées. Des attaches seulement dans le dos pour éviter de s’briser la nuque. Et la famille toujours là pour pas perdre l’équilibre. C’était clair pour moi. Pas de doutes, pas de questions, ou juste pour les autres, seulement pour rassasier ma curiosité fixée sur le reste du monde et contenter mon imagination dévorante. Mais y a plus tout ça. Et y a (presque) plus que moi.
À l’abri des regards, je compte mon butin du jour, un noeud tremblant dans la gorge que j’aimerais bien enfoncer au fond de mes tripes pour mettre de côté toutes ces conneries. Focus. Il y a probablement assez pour nous acheter à manger, mais il vaudrait mieux se garder un peu d’argent de côté pour les prochains coups durs. Jax ne mange quasiment rien de toute façon, et… j’peux m’en passer… suffit de repenser à là-bas quand on nous en privait. Une dernière mission du jour. Ravir tous ces jeunes à la sortie des cours et pour ça, j’ai besoin de renflouer mon stock de clopes. Ça va peut-être être gros comme une maison, un vrai risque à vouloir remplir mon sac à dos directement, mais si j’suis rapide, y aura pas de problème. Le vieux de la supérette est sourd, il ne captera rien. Faut juste guetter le moment où il est loin de sa caisse… ou aller taper directement dans son stock dans l’arrière-boutique ? C’est cette option qui remporte les suffrages quand je vois qu’il y a quelques clients dans les allées. Il va être occupé à l’avant du magasin, c’est parfait. J’me suis faufilée entre les rayons, discrète, agile, et “innocente”, comme ils veulent tous que je sois. Mais en attendant l’objectif est atteint. J’pourrais peut-être croire à nouveau en la chance vu le sans-accroc à déclarer pour l’instant. Sauf que non. Ça serait trop simple. Finn. Il me restait peut-être cinq mètres avant la sortie, mais il fait barrage. La même silhouette statique que celle que j’ai cru voir en entrant… et j’percute seulement maintenant que je l’avais croisé sans le voir il y a quelques minutes. Et pourtant… Qu’est-ce qu’il a pu souffler mon coeur staccato, rien qu’en apparaissant dans mon champ de vision. Avant. Quand je l’ai rencontré. Quand j’faisais tout pour creuser ses mystères, en rien effrayée par son éternel rictus qui cherche à prouver qu’il peut en savoir plus sur vous que vous-même. Au contraire. Les frissons de l’obstination se plantaient un peu plus à chaque fois sur ma peau pour lui montrer qu’il ne savait encore rien. Et à force, il était centre de gravité. Une faiblesse, un crush entêtant. Parce que moi aussi je voulais savoir ce qu’il était vraiment. Avant. J’ai arrêté de lui tourner autour et de penser à lui quand ces tarés ont voulu faire leur marché dans mes organes. Et après ? Y a eu la destruction du cirque, l’enfermement de Zyki, les déportations d’Isa et Bella, le suicide de Ronnie, le départ d’Halina et Jax en déperdition. Je patauge. Y a trop de choses. J’peux pas avoir le coeur qui frémit juste parce qu’il réapparaît… Désolée j’ai pas trouvé ce que je cherchais, j’dois y aller. et que moi j’disparais.