01 ; des ratés. c'est une famille de losers, celle de arden. du moins c'est ce qu'on chuchote, c'est ce qu'on devine aux lèvres pincées, ce qu'arden a toujours bien remarqué dans le regard des mères, des pères de ses amis lorsqu'elle était plus jeune. des ratés dans le sens que, tous, à leur manière, ont échoué ce pour quoi ils s'étaient destinés. d'abord son père, héros qu'on a balancé au placard, qu'on a salement repoussé du pied et qu'on a oublié, athlète à deux balles, plus qu'un jouet cassé dévoré par ses remords et regrets. l'aîné, daryl, rappeur qui possède aucun rythme, mais qui cuisine comme un chef, sauf qu'il est trop absorbé dans ses médiocres mélodies, trop pour réaliser qu'il passe probablement à côté d'un de ses plus grands talents. après y a theresa - mais c'est juste tess - qui rêvait de faire la couverture de vogue, c'est vrai qu'elle est drôlement belle tess, les jambes interminables et le regard mutin. mais ça suffit pas, parce qu'elle est banale, parce qu'elle a beau être jolie, elle étincelle pas. alors elle traîne de casting en casting, pour finir dans des pubs de dentifrices et de lessive. ensuite y a arden, celle qui peut-être restera la moins pourrie de la famille, celle qui peut-être parviendra à briser la malédiction, de s'enfuir de sa prison. et puis y a les gosses de sa belle-mère. d'abord la princesse qu'on a détrônée, celle qui a tout perdu, et qui passe son temps à pleurer son ancienne vie dans sa nouvelle chambre miteuse. arden et elle peuvent pas se blairer, c'est physique qu'elles disent, puis d'ailleurs la princesse elle aime personne, de cette nouvelle famille de tarés. enfin, y a jacob, celui qui a eu le temps de rien foirer parce qu'il a que cinq ans. arden elle veut le préserver, c'est son petit protégé, elle a pas envie qu'il grandisse ici, dans ce quartier où il risquerait peut-être sa vie simplement en jouant devant chez lui. sacré famille de ratés, complètement ruinée, toujours la maison agitée ; mais c'est sa famille.


   02 ; - c'est ton père, ce type ?
- c'est mon coach.
- alors c'est pas ton père ?
- ouais, c'est mon père aussi, accessoirement.

coach. papa. la même et unique personne. son père, il avait dix-huit ans quand sa copine, la mère de arden, est tombé enceinte de daryl. c'était une belle connerie, un beau foutoir dans les deux familles. mais elle voulait pas tuer son gosse, elle pouvait pas, elle se le pardonnerait jamais. et coach il était fou amoureux, et puis c'était un type bien. alors il a tout lâché : ses rêves de course, de gloire, sa vie qu'il avait déjà tracée depuis qu'il était petit. après ça, il a perdu à jamais une partie de lui, une partie de son âme et de son esprit, il était détruit, coach. et ainsi, les années ont passées, devenu un simple prof de sport pas très brillant, de jour en jour de plus en plus aigri, noyant sa rancœur, la bouche toujours au goulot. sauf qu'après arden, maman miller elle pouvait plus supporter de traîner un boulet, un raté. elle est tombée amoureuse, et elle est partie, sans se retourner. elle avait sept ans, arden. cette même année, coach il a décidé de se secouer, de se remettre sur pied. il était grand temps de refaire vivre tous les rêves qui l'avaient animé autrefois. et à défaut de pouvoir le faire lui-même, il a emmené arden courir dans le petit parc du quartier. ça n'a ensuite plus jamais cessé. grandissant, toujours meilleure, il est officiellement devenu son entraîneur, meilleur dans ce rôle que celui de géniteur. finalement, arden elle a pas choisi ce rêve qu'elle pense souvent être le sien. coach il a pas pu rattraper le passé, alors il trouvé un moyen de tricher : vivre ses anciennes aspirations par procuration.

03 ;  depuis le départ de sa mère, elle l'a revu quelques fois pendant les week-end, les vacances scolaires. mais voilà, elle était pas à l'aise, arden, dans cette nouvelle famille tout droit sorti d'un vieux téléfilm. y avait tout : le beau-père avec des dents tellement blanches à faire perdre les yeux à un aveugle, le chien, les nouveaux gosses (des versions de daryl, tess et arden, en mieux) et même la tondeuse robot qui se balade tranquillement dans la pelouse au carré toute la journée. c'était une autre dimension. une dimension où elle avait toutes les peines à trouver une place. alors, avec l'âge, elle a commencé à venir moins fréquemment, jusqu'à oublier les traits de sa propre mère. elle saurait pas l'expliquer, ce contact brutalement coupé. maman miller elle semble simplement avoir tiré un trait sur l'underground, et tout ce qu'il contenait. plusieurs fois par an, y a quelques appels, des cartes postales accompagnées de gros chèques - probablement qu'elle veut se donner bonne conscience - et rien de plus. arden elle conserve chaque lettre dans le tiroir de sa table de nuit. elle arrive pas non plus à s'expliquer ce sentiment qu'elle ressent : cet étrange mélange de haine et d'amour, de tristesse mêlée à de la colère. arden elle en rit, finalement, d'être un énième cliché de la gosse dont la mère a décampé. elle en rit, et puis sous son lit, à l'abri des regards et sous ses draps, elle en pleure aussi, parfois.

 04 ;  depuis ça, arden elle a toujours l'impression, un peu inconsciemment, qu'on la laissera tomber, un jour ou l'autre. comme si c'était inévitable, que tout le monde comprendrait qui elle était vraiment, comme si elle avait aucune raison d'être réellement apprécié et que tout ce qu'elle pouvait accomplir, c'était souvent du hasard, de la chance, du karma, n'importe quoi, mais jamais totalement elle. foutu syndrome de l'imposteur.

   05 ;  pour contrer cette peur de l'abandon, elle a barricadé son coeur, arden. un vrai chantier, de sorte qu'on puisse jamais le transpercer. alors elle prétend que rien n'a d'importance, faussement nonchalante, faussement confiante, elle marche fièrement, elle bluffe comme une joueuse de poker. c'est que du fake. elle a juste terriblement peur de trop s'attacher aux autres, trop peur qu'on la laisse. sauf qu'arden, elle pige pas que souffrir, ça fait aussi parti du jeu.

06 ;  y a pas plus loyale qu'elle, malgré le fait qu'elle ne soit pas particulièrement friandes des effusions -  ça la gêne plus qu'autre chose - on peut voir sans difficulté toute l'affection qu'elle a pour ses proches dans ses actes, bien plus que dans ses propos. ça a toujours été ainsi lorsqu'elle était petite : dans sa famille, personne se dit "je t'aime", tout le monde le sait, c'est tout, c'est comme une évidence. arden elle agit, elle protège, elle écoute et compatit : elle est là, tout simplement et c'est suffisant.

07 ;  elle a un sale caractère, parce qu'elle est rancunière, la trahison elle supporte très peu, tout est noir ou blanc dans le monde d'arden. bien qu'ayant généralement du sang-froid, il lui arrive de perdre totalement le contrôle, de balancer tout ce qui lui passe dans les mains contre un mur, elle a du mal à retenir sa colère, ça la ronge. et puis elle a l'honnêteté brutale, une qualité qui bien souvient devient un défaut si on compte le nombre de fois où elle a perdu des proches à cause de ça, son manque de filtre pouvant laisser suggérer l'absence d'un coeur qui bat dans sa poitrine.

08 ;  elle a toujours été somnambule, et depuis quelques années, elle est parfois victime de terreurs nocturnes, se réveillant brutalement en sueur, parfois hors de son lit, le coeur qui bat encore à la chamade. elle sait pourtant jamais vraiment ce dont elle a rêvé, elle ignore ce qui peut autant lui fait peur. elle a consulté, parce que ça lui arrive de se blesser, et y a pas vraiment de solution, le docteur parle de la fatigue physique qui serait en cause. mais elle peut pas se reposer trop arden, faut pas qu'elle le fasse, y a pas de temps à perdre : tout est chronométré.

09 ;   elle s'intéresse pas mal à la diététique, passant de longues heures à lire les avantages nutritionnels de la betterave ou d'un obscur chou chinois, cherchant de nouvelles recettes sur des forums de cuisine saines... pourtant ça n'a rien d'une obsession, c'est simplement une grande curiosité, un besoin de comprendre ce qui la nourrit. puis comme toute sportive qui se respecte, elle veut aussi prendre soin de son corps, et en échange, il le lui rend bien lors des compétitions. mais bon, propose lui un fast-food, elle dira jamais non ; ça reste une adolescente comme une autre, arden.

10 ;  aucun lâcher-prise. exigeante avec elle-même, c'est une bonne élève, elle a toujours eu de bons résultats, pas grâce à une naturelle prédisposition scolaire, simplement parce qu'elle travaille comme une dingue. l'échec est toujours mal vécu chez elle. aujourd'hui, elle a une idée claire de ce qui l'attend, elle organise sa vie à coup de listes et de plans. mais au fond, elle panique, elle a tellement peur arden. parce que si elle échoue dans le sport, elle aura plus rien à quoi s'accrocher et aucun "A+" ne pourra la sauver.