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 sous les coups de l'enclume (intrigue)

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Daire Méalóid

Daire Méalóid
SURVEILLE TON DAIRIÈRE !
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MessageSujet: sous les coups de l'enclume (intrigue)   sous les coups de l'enclume (intrigue) EmptyMar 15 Mai - 22:06

Finie la parole sacrée
Bonjour la parole au plus con
(…) Fini salut à toi mon frère
L'heure est aux champs des électrons

 
Il n’y a plus de journées, seulement des heures qui s’enchaînent dans le néant – celui instauré par les non-dits, entretenu par les absences. Des minutes entrechoquées dans les grands éclats, alors qu’il n’y que le silence assourdissant dans son encéphale. De ce silence qu’il a laissé derrière lui, dans la trahison et l’incompréhension, dans ses mots qui manquent et ses explications qui ne viennent jamais. Ce sont des jours qui se succèdent en s’égratignant contre le bitume, en s’écorchant les phalanges sur des silhouettes incertaines. C’est la fièvre de la colère qui pulse dans ses veines la journée et qui l’abîme chaque soir au gré des bars, mais c’est la brûlure de son visage absent qui peuple ses nuits et fait disparaître les accalmies. C’est la même rage qui lui retourne les entrailles, qui s’écoule dans tout son être dans chaque chose qu’elle entreprend ou qui l’exaspère, qui déborde entre ses lèvres quand elle insulte le monde de ne pas être suffisant. Ce sont toujours la porte d’entrée qui claque avec les vociférations percutant les murs de l’appartement, sa haine qui se déverse sur les corps comme un baume éphémère sur les cœurs appauvris. Dans cette effervescence qu’ils lui connaissent tous, Daire parvient à maintenir un semblant de cohésion parmi les siens. Parmi les rescapés de la déchéance certaine de leur famille de bras cassés, ceux qu’on a abandonné derrière – pour le bien de la communauté, pour sûr. Elle a l’amertume au bord des lippes depuis qu’elle a appris l’arrestation de Samih, depuis que les disparitions forcées se cumulent contre son gré. Pourtant, elle ne dit rien, serre la mâchoire, contracte les poings, et se fracasse comme un flot dans les mots, dans les gestes, à la moindre ouverture, la moindre échappatoire qui lui permet de se concentrer sur autre chose. Se confronter à la jalousie incessante d’Ailish, s’assurer de loin qu’Eanna est encore vivante, s’époumoner dans les manifestations auxquelles elle n’a plus vraiment le temps d’assister sans réaliser que même Leo n’est plus là, ou encore se perdre à corps et âme dans la première échauffourée présente sur son chemin. Samih s’est enfui, et sans lui sa raison est à la dérive. C’est bien son absence à lui, qui lui bousille la conscience comme une entrave à l’existence. Une plaie salée sur son cœur ferraille qui trépasse. À toujours se rendre compte de l’importance d’une présence, quand celle-ci s’est dissoute dans la poussière du reste. Trop de temps passé à s’arracher la carcasse pour ne pas se rendre compte de l’évidence, pour qu’il ne reste qu’une poignée de secondes intangibles dans lesquelles ont raisonné sa voix une dernière fois, sans qu’elle puisse attraper son regard. Ce sont des mots qui ne se diront jamais, et le phare qui ne s’allumera plus dans la tempête. Daire n’a plus de chaînes, plus de retenue, plus de garde-fou pour l’apaiser dans les gestes la présence ou même la fumette.

Ses pas martèlent le bitume comme une enragée, alors qu’elle revient de sa journée de travail à pieds. Peut-être que si elle avait effectué le trajet avec sa bécane, elle les aurait vu à temps. Peut-être que le monde ne serait pas effondré avec eux, qu’il aurait simplement continué de s’effriter. Peut-être qu’elle n’aurait pas eu à entendre leurs blasphèmes, qu’elle n’aurait pas eu à se déchirer dans tous les sens du terme pour une cause qui l’avait déjà presque menée à la morgue. Peut-être que beaucoup de choses, encore et toujours – rester plus longtemps au garage pour enlever la crasse sur sa peau, attendre que le signalement passe au vert pour traverser les passages piétons, ne pas s’attarder dans le taudis du pakistanais chez qui elle achète ses clopes une misère. Quand elle y repensera, ça l’agacera, que ces dernières semaines s’enlisent dans des peut-être qui auraient rendu leur monde moins terne, mais qui n’ont laissé qu’un arrière-goût de souffre sur son palais. En d’autres circonstances, elle aurait éteint l’importun qui l’interpelle négligemment, de sa grande gueule ou de son regard furibond. Mais l’accent étranger l’interpelle, il trouve un écho saisissant auprès de son cœur. Il a les lumières de la maison, la vraie, celle qu’on lui a arraché alors qu’elle n’était encore une enfant. Cette maison perdue dans les plaines qui l’ont vu grandir dans l’hyperactivité, mais qui ont vu son père s’éteindre dans la séparation. L’accent de l’autre a la chaleur d’un temps qui n’existe plus, et c’est certainement ce qui la tue le plus. « C’est toi Daire ? » Il lui bloque le passage, son ombre étendue sur la porte de son immeuble, ce qui la force à s’arrêter, sans masquer son exaspération. « Pourquoi ? » Il la dépasse largement, et c’est plutôt rare qu’elle soit confrontée à réellement bien plus grand qu’elle, bien assez pour que ça l’incite à jauger la situation avant de cracher sa haine qui déborde par tous les pores de sa peau. Répondre par une question, l’habitude n’est pas transcendante mais au moins elle ne faiblit pas malgré les coups bas. « J’dois lui poser une question. » Son regard céruléen se percute au sien, le jauge dans son ensemble. Elle discerne la mauvaise fois au creux de ses lèvres, de la façon dans l’esquisse parait si fausse ; comme elle perçoit la négligence dans son masque, ce gars-là pue les ennuis à des kilomètres autour de lui. « J’crois pas, non. »  Elle hausse les épaules dans son indifférence et s’apprête à forcer le passage lorsque deux nouvelles têtes apparaissent dans l’encadrement de la dite-porte qui l’intéressait. Elle n’a même pas le temps de réagir qu’elle est brutalement saisie par deux paires de mains pour être engouffrée de force dans le vestibule de l’immeuble, là où elle découvre encore un binôme. Être encerclée de cette manière lui rappelle amèrement un soir où elle a manqué d’y passer ; à présent, tout son instinct dégueule dans ses veines en lui hurlant la menace. Une volée de marches la sépare de son appartement, pourtant elle n’en a jamais été aussi loin.
 
Des mains l’ont lâchée, d’autres la tiennent encore, et elle se débat dans tous les sens. Un coup de coude dans le plexus de l’un, sa gueulante dans les oreilles des autres. « Lâche-moi p’tain ! » On la secoue pour la calmer mais elle continue dans son agitation, percutant cette fois-ci l’arrière d’un genou ; on lui demande de se taire en l’insultant, mais elle crie encore plus fort. « Téigh trasna ort féin ! » Les souffles s’immobilisent en même temps que la scène semble se suspendre, comme si l’inavouable avait été profané. Comme si elle avait réussi à faire pencher la balance de son côté – alors que dès le départ, elle était annoncée perdante. Daire est au centre de la pièce, entre la porte et l’escalier, entourée de toute part et les accès entravés. Il y en a un dans son dos, elle ressent sa présence comme une décharge électrique et elle sait, que si elle tente une esquive, il la ramènera au même endroit face contre terre. Alors elle se contente de dévisager les quatre autres, ce n’est plus seulement la méfiance qui se percute contre ses tempes mais tout son instinct de survie. Dans le grand désastre qu’elle a engendré dans sa vie, elle commence à comprendre ce qu’ils cherchent. Commence à se douter d’où ils viennent, ce qu’ils viennent faire. La cicatrice à sa poitrine la brûle, comme si l’intruse au-dessus son cœur voulait lui crier une vérité. Celle qu’ils auraient fini par la retrouver tôt ou tard, que les messages de menaces et l’impression d’être épiée depuis son retour de Belfast ont été abandonnés au profit de l’action. Sauf qu’elle est loin de se douter, Daire, que ce ne sont pas les hommes de son frère qui la pourchassent dans l’ombre depuis des mois. Que ceux-là viennent de l’idéologie mère, qui n’a rien à voir avec les dérives pour lesquelles elle a agi par le passé.
 
S’ils semblent stoïques depuis qu’ils ont entendu son insulte dans un jargon familier, ils n’en restent pas moins menaçants. Des charognes autour de leur proie, prêtes à s’abattre, à l’abattre. Quelque part au fond d’elle, la rouquine sait déjà que l’issue de ce guet-apens ne lui sera pas favorable. S’ils sont là, en surnombre, ce n’est certainement pas pour la laisser leur décrocher la mâchoire. Ils ne l’ont jamais vue, ne la connaisse pas. C’est peut-être ce qui les tient un peu en respect, d’être confrontée à une semblable perdue dans une contrée américaine. Daire transpire l’Irlande de tout son être, de toute sa haine. C’est le chant du Nord dans son accent enfiévré qui prend des envolées quand elle est énervée, c’est la même ferveur au travers ses insultes d’un gaélique irlandais irréprochable. C’est le regard trop sombre dans le bleu duquel gronde l’orage des tempêtes d’une autre terre. Ils ne connaissent que son nom, celui d’ancêtres voués pour la grande cause, celle que raconte l’histoire ; et puis celui d’un frère aveuglé dans son idéologie profanée, celle qui inquiète les défenseurs de l’humanité. « Qu’est-ce que vous m’voulez ? » J’suis censée tenir une promesse, c’est fini ces conneries. Il n’y a plus aucun doute sur la présence de ces types, c’est l’IRA qui murmure autour d’elle, l’IRA qui vient la reprendre. « Où est ton frère ? » Son regard se bloque sur celui qui a parlé, la perplexité s’étend sur la grimace de ses lèvres, dans le froncement de ses sourcils. La question ne prend pas, les mots effleurent son encéphale sans qu’il ne veule les comprendre. C’est une absurdité, un non-sens. Ce n’est pas ce qu’elle a entendu, c’est impossible. L’autre soupire, s’impatiente, quelque chose lui démange les mains et ce n’est certainement pas l’envie de l’étreindre. « Où est Hael ? » Mais tout l’monde sait qu’Hael est mort, sombre crétin. Les mots s’effritent au bord de ses lèvres, ne parviennent pas à les franchir. La défaillance du système est enclenchée, même si en réalité elle a commencé avec les dérives de JJ qu’elle n’a pas pu empêcher. Le prénom de son frère raisonne inlassablement sous son crâne, prend trop de place dans son corps. Elle s’étouffe avec cette poignée de lettres, celles qu’elle n’a pas entendu depuis trop longtemps. « Il est mort. » Mort depuis un an, dans la même fusillade qui a éteint son cœur quelques minutes sur une table d’opérations. Elle a presque vu la lumière au bout du tunnel, Daire. Personne n’a jamais retrouvé le corps de son frère, même après des recherches intensives dans le pays. Alors il avait été présumé mort, pour la bonne conscience publique et politique. Elle a accepté ce choix, du moins c’est ce que sa loyauté maladive envers sa famille avait besoin d’entendre. Durant les quatre semaines où elle est restée en observation à l’hôpital de Belfast, elle s’est persuadée elle-même que son frère était bien mort, pendant que les siens mettaient son absence en disgrâce. Elle ne reconnait pas sa voix lorsqu’elle répond, dans un dédain emmêlé d’incompréhension qui ne plait à personne, en témoigne la violence avec laquelle le type lui saisit le bras et commence à le tordre. « Un conseil, évite d’raconter de la merde comme ça, sinon ça va pas te plaire. Je recommence, j’compte sur toi pour répondre correctement. Il est où ? » Sa mâchoire se contracte, son regard ne quitte pas celui qui la tient. Comme tous les autres, il serait certainement décédé de ce contact visuel si ça avait été possible. L’impatience générale commence à céder du terrain dans les fibres de la rouquine, dont le prénom de son frère a remué tout ce qu’elle a pris soin d’enterrer cette dernière année. « Mais bordel j’te dis qu’il est mort ! Débouche-toi les oreilles connard ! » La gifle percute sa joue comme l’incandescence d’une allumette jetée sur du bois séché, suscitant une décharge d’adrénaline dans tout son être. Ce simple geste représente une piqûre de moustique dans les flots en colère, peu importe l’intensité qui est mise dedans. Cette sous-estime lui offre une ouverture qu’elle ne peut pas manquer, son genou s’abat dans l’entre-jambe du garçon et son poing vient cueillir sa mâchoire lorsqu’il s’éloigne d’elle en la lâchant sous l’impulsion du premier coup. Sauf qu’il sont cinq, et qu’elle seule. Seule contre un groupe qui a toujours eu sa peau, seule contre le monde entier.
 
Celui qu’elle a touché l’insulte de toutes les injures qu’il semble connaître alors qu’il se plie sous la douleur la plus opprimante d’entre les deux coups, tandis que des bras la saisissent pour la maintenir pendant qu’un coup la chasse derrière les jambes. Elle est désormais à genoux, dans une position qui n’a rien d’une puissance, pourtant elle continue d’irradier de sa flamboyance. À les défier du regard en ne flanchant qu’un instant, quand on vient chercher sa propre mâchoire et que le goût du sang vient emplir sa bouche. « Dis-nous où tu le planques ! » Ses prunelles d’un océan ravagé se tournent vers celui qui vient de parler, et un rire déraillé ébranle sa cage thoracique. C’est d’une cigarette dont elle aurait bien besoin, et d’un verre de whisky. Même plusieurs. Tout pour ne pas affronter cette confrontation, face à des hommes qui sont persuadés que son frère est vivant. Ça ne peut pas être le cas, si ? Elle crache sur le type, n’atteint pas vraiment son visage, mais le sang mélangé à sa salive produit l’effet escompté. « J’n’ai rien à vous dire. Vous cherchez un putain d’cadavre ! » Ce n’est pas le désespoir qui donne autant force à ses paroles, mais bien la certitude que son frère est en état de décomposition quelque part sous une terre lointaine. La suite, elle ne s’en souviendra pas avec exactitude, seulement qu’elle parvient à arracher la peau de quelqu’un entre ses dents et que la douleur irradie tout son être au point de la rendre incapable de se défendre. Un coup de pied dans l’estomac lui ôte brutalement son souffle, un autre dans les côtes la rend inoffensive l’espace de quelques minutes cruciales. On la redresse, une poigne emprisonne ses cheveux pour faire basculer son visage en arrière. Elle a toujours cette même tempête au fond de ses prunelles céruléennes, Daire, la même colère que personne ne lui enlèvera jamais, encore moins quand on vient menacer les siens. « On va revenir. Et tant que tu n'diras rien, ce sont les tiens qui paieront pour tes mensonges. » Son myocarde n’a pas le temps de se tordre à cette idée, elle ne réfléchit plus, tas de muscles mués par l’instinct de survie et la rage qui l’aliène depuis sa jeunesse. C’est certainement à ce moment-là qu’elle ne mord un, lorsqu’elle se débat comme le diable – lorsqu’elle est achevée, comme une poussière de rien. Son arcade sourcilière cède à la suite de sa joue, sa mâchoire en reprend un, comme le reste de son corps quand elle s’effondre sous les coups. Pourtant, elle a une putain de flamme qui persiste, la rouquine déchue de son monde de cendres. Une lueur de survie, seulement due à cette loyauté inaliénable qui n’a pas fini sa mission, celle de la mener jusqu’en Enfer. Daire se redresse, pathétiquement, mais quand même, sur ses deux pieds, l’insolence dégoulinante de son regard enfiévré. Elle est plaquée aussi rapidement contre le mur et le coup qu’elle prend au visage l’achève ; sa tête vient brutalement rebondir contre la peinture défraichie et un bruit sourd raisonne dans toute la pièce. À moins que ça ne soit seulement sous son crâne, que tout s’effondre. Elle comprend à peine lorsqu’un métal brille dans son champ de vision, sa conscience est au bord du précipice, le monde est teinté de rouge. Comme l’hémoglobine qui l’abandonne. Daire a déjà pris une balle pour l’IRA, ce soir c’est sa lame qui pourfend sa chair. Dans l’incohérence de la situation, dans les dérives de sa conscience, ses pensées s’emmêlent se perdent se percutent – et une esquisse se profile entre elles, celle de n’avoir brisé aucune promesse cette fois-ci, parce qu’elle n’a pu en tenir aucune devant Samih, pourtant c’est bien son visage qui s’impose à lui en brûler la rétine. Ensuite, elle remercie le soleil, pense à la chance qu’elle a eu de pas avoir eu son blouson en cuir sur elle, ça aurait fait désordre – c’est ridicule mais elle ne sait même plus si elle respire, et ça c’est encore pire. L’irlandaise chancelle, porte une main à son ventre – c’est poisseux, chaud, et se déverse doucement de son corps. En titubant, ses mains se posent sur le mur, laisse une trace ensanglantée lorsqu’elle s’effondre contre lui sans même sentir le choc du sol qu’elle percute. Dans un sursaut de lucidité, celui d’une condamnée, elle parvient à extirper son téléphone, seulement quelques secondes sont nécessaires pour le signal de détresse.
 
Promesse silencieuse est faite au milieu de ses cendres teintées de sang.
Dans l’escalade de la violence, elle ne sera pas la perdante.


(la suite)
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