Ils rient comme des bossus, penchés sur le téléphone de James, en imaginant Michelle coincée au rencard que lui a arrangé sa mère. Michelle a fait la fière, elle leur a dit qu'au moins elle était pas seule pour la Saint-Valentin même s'ils savent tous les trois qu'elle aurait préféré être avec eux, parce que la Saint-Valentin c'est de la connerie de toute façon et pas du tout le genre de chose qu'ils célèbrent. James, Magnus et Michelle, éternel ménage à trois platonique. Aucun d'entre eux n'a jamais réussi à garder quelqu'un, c'est comme s'ils étaient trop soudés pour faire de la place à qui que ce soit. C'est peut-être anormal mais c'est comme ça depuis toujours. Michelle est née quatre mois après James et ils ont quasiment tout partagé depuis. Magnus s'est joint à eux à l'école maternelle et ne les a plus quittés, pas même quand il est devenu populaire bon gré mal gré à cause de sa carrure de viking et de ses talents sur le terrain de football. Au début, ça faisait sourciller ses coéquipiers et les cheerleaders qu'il préfère traîner avec les deux nerds aux yeux bridés plutôt qu'avec eux, qu'il ne vienne aux fêtes que s'il pouvait y amener ses plus two. Maintenant, c'est différent, ils aiment bien inviter James pour qu'il joue les DJ à leurs fêtes. À défaut d'être facile à cerner, il a des goûts intéressants et, depuis peu, une belle bagnole qui en rend jaloux plus d'un.

C'est dedans qu'il a conduit Michelle à son rendez-vous ce soir. Trop fière pour céder à la pression de sa mère qui voulait qu'elle se pomponne pour le mystérieux garçon, elle a mis un point d'honneur à se pointer en rangeos et cheveux gras pour trancher avec la dentelle de sa robe virginale. Il l'a prise en photo, évidemment. Elle a fait la gueule, évidemment. C'est ce qu'ils regardaient, Magnus et lui, quand ils ont reçu un premier texto de détresse de Michelle. Sortez-moi de là. Bientôt suivi par une avalanche d'appels à l'aide, sûrement pianotés depuis les toilettes ou en douce sous la table... « Tu parles, elle doit même pas essayer de se cacher, j'suis sûr qu'elle s'en fout. » En fait, oui, Magnus a raison. Il est catholique. « Oh shit » Il est contre l'avortement. Ils explosent de rire. « Mais elle l'a trouvé où ta tante ? Comment elle a pu croire qu'il intéresserait Michelle ? » Bonnes questions. TUEZ MOI OU TUEZ LE OU JE LE FAIS. James ricane encore une fois et s'avoue vaincu. « On va la sauver ? » Ils se lèvent du canapé. C'est bien une preuve de leur loyauté sans faille, ça, parce que Rochester est sous la neige alors que le salon du père de Magnus est chaud et douillet comme tout. Sales traîtres je suis sûre que vous vous marrez. Magnus secoue tristement la tête. « Quelle idée, c'est pas not' genre. » James sourit et attrape ses clés sur la table basse, entre leurs deux chopes de bière vides.

Une demi-heure plus tard, ils ont récupéré leur princesse qui n'avait finalement pas besoin d'eux. Ils l'ont retrouvée devant le restaurant en train de les attendre, toute seule. Elle a imité les dernières perles sorties par son rencard, a ragé deux minutes, et puis elle s'est jetée sur la banquette arrière de l'Audi avec un soupir d'aise. « Vous vous rendez compte que c'est peut-être la dernière Saint-Valentin qu'on passe ensemble ? » Magnus lâche un rire incrédule. « De quoi tu parles ? » James lance un regard intrigué à sa cousine. Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre de la Saint-Valentin, tout à coup, et qu'est-ce qu'elle veut dire par qu'on passe ensemble ? « Vous êtes cousins, Michelle, c'est dégueulasse, » dit Magnus. Elle grogne et lui colle un coup de poing sur l'épaule. « J'veux dire... L'année prochaine, James sera à Boston, moi à New York et toi sûrement ici encore en train de tatouer des bouts de papier en attendant que quelqu'un te laisse toucher à sa peau. » Magnus grimace. C'est le seul qui ne prévoit pas d'aller à l'université dès l'année prochaine. Ils savent que les deux cousins remonteront régulièrement à Rochester pour le voir lui au moins autant que leurs familles, mais c'est quand même la première fois qu'ils vivront si éloignés les uns des autres. Les yeux sur la route, James sent une boule se former dans sa gorge. Il a pas encore osé leur dire que ça le terrifie. Pas l'université, pas Boston, pas le fait de s'habituer à une nouvelle ville, de devenir indépendant, de quitter le nid, pas tout ça, mais le fait de faire tout ça sans eux à ses côtés. Ils ont pris des bains ensemble quand ils étaient petits, tous les trois. Ce soir, le père de Magnus mange au restaurant des parents de Michelle avec ceux de James (un autre trio cerné par les couples), parce qu'ils sont devenus amis par la force des choses. « Vous avez qu'à rester, » déclare Magnus, et il y a quelque chose de plaintif dans sa voix qui arrache un sourire triste à James.

Il tourne dans l'allée du garage de chez Magnus. Quand ils sortent, il reste planté à côté de la voiture jusqu'à ce qu'ils viennent le secouer. Il regarde la neige qui a recommencé à tomber et puis, tout à coup, il est quasiment soulevé du sol par un bras de Magnus qui l'enlace, l'autre autour de Michelle qui, une fois n'est pas coutume, se joint de bonne grâce au câlin groupé. Aucun d'entre eux ne dit un mot mais le cœur de James menace de céder sous les je vous aime qui ne franchiront jamais la barrière de leurs lèvres.