A TALE OF TWO CITIES ϟ Détraqué. Tu cours dans la ville, y a personne pour t'arrêter. Ça pulse dans tes veines comme du sang qu'aurait tourné, l'odeur de rance qui semble flotter autour de toi. Déglingué, douze ans, les genoux esquintés sous tes habits du dimanche, les résultats du bac qui sont tombés mais t'as l'impression que t'es encore trop petit pour ça, trop petit pour le monde, trop petit pour l'avenir, minuscule au milieu des immeubles qui se succèdent, roulent sous ses yeux, insignifiant aux yeux de l'univers, nuisible, presque, quand t'écoutes ceux qui sont jaloux de ton succès. Mais le sourire banane alors que tu passes le portillon, tu ne le troques contre rien d'autre et surtout pas la monotonie de ton père trop blasé par la vie, de ta mère qu'en peut plus de voir des couples se gerber à la gueule. Trop mûr pour ton âge, trop heureux pour la morosité qui ronge le paysage, installe des ocres dans les pastels. Tu t'en fous, t'es libre, tu voles trop haut, tu te cramerais les ailes si tu t'appelais Icare. C'est grisant de se sentir aussi vivant même si t'es différent, même si à ton âge les autres gamins jouent à la guerre pour de faux, préfèrent les blagues aux sonnets. Leur problème, pas le tien. Toi, t'es bien.
Pride and Prejudice ϟ T'es trop jeune, elle te sort en se marrant, crache au visage la fumée de sa cigarette mentholée. Tu fronces les sourcils, auréolé de frustration, y a ses potes qui se marrent et t'aimerais enfoncer chacune de leurs têtes dans chacun de leurs anus. Ça fait mal un rejet, même quand il est attendu, même quand il est redouté. Ça fait mal, ça pique et ça pince, la petite brisure au coin du coeur. Elle a dix-huit piges, t'en as quatorze, quelques boutons, la voix qui bouge doucement, qui se meut dans les graves. "Et toi t'es trop conne mais t'as quand même du succès", tu rétorques, "comme quoi les miracles existent", et ses amis ne rigolent plus, se regardent, pas foutus de croire qu'un gamin comme lui a autant de répondant. Tu tires sur ta propre clope, balance le mégot au sol. "J'veux juste baiser, si tu veux pas c'est pas grave, j'vais pas te supplier", c'est l'orgueil qui parle, tu crois, la fierté, c'est tes allures de coq mal remplumé. Tu ressembles à un putain de prince. L'index et le majeur qui se lèvent en V devant ton visage, ta mère t'a appris à dire d'aller se faire foutre comme ça, tu remets ton sac sur ton dos et tu t'éloignes de ce putain de banc, de ces putain de gens.
The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde ϟ Tu ne sais pas à quel moment t'as eu envie de te le taper. Tu n'as pas vraiment calculé, faut croire, pris en compte l'ensemble des paramètres. Tu l'as juste vu et tu t'es dit sa bite dans ma bouche oui carrément. T'as seize ans. Seize ans. T'as pas vraiment idée de ce que tu fais, tu cherches, tâtonnes, tu commences juste à te trouver potable, à voir disparaître les boutons. T'as des yeux trop grands qui avalent le monde, une tête trop remplie, trop bien remplie. T'as un coeur qui aspire les gens, tu te nourris d'eux, un vrai Dracula. C'est ton bouquin préféré, Dracula, t'as jamais compris pourquoi, t'y as trop souvent lu des métaphores, reflets de ta propre vie. Casper le fantôme, Dracula le vampire. Tu lui dis au type, que tu le kiffes, que tu comprends pas vraiment mais que t'as des trucs qui se passent sous la peau quand il te frôle, quand il te regarde. Tu lui dis, tu ignores pourquoi. Il doit avoir dix piges de plus. T'as peur que ça soit une putain d'illusion, t'as peur de te réveiller un matin en détestant ce que tu es devenu, le gamin qui se laisse trimballer par un bout d'autorité. Ça arrive, fatalement. Ça arrive, tu te détestes, tu ne l'aimes plus beaucoup non plus. Pourtant tu voulais ça. Pourtant t'en crevais d'envie. Faible, influençable. T'avales des trucs pas très légaux pour faire passer le goût de défaite. Et tu chiales un peu, peut-être.
To Kill a Mockingbird ϟ Premier jour. Premier putain de jour d'école. Tu as de nouveau cinq ans, tu te revois entrer dans une classe trop grande, côtoyer des gamins qui faisaient deux têtes de plus. Tu t'es installé derrière le bureau du professeur, tu as redressé ton col de chemise, attendu. Longtemps. Super longtemps. Au bout d'un moment tu t'es levé, t'es parti dans le couloir, t'as vu personne, t'es retourné t'asseoir. Vingt minutes à poireauter pour que les premiers rentrent, pieds sur les bureaux, chewing-gums à la bouche, trois secondes à peu près pour que la moitié des téléphones se mette à sonner, capharnaüm insupportable. "Putain va t'asseoir à ta place mec, le prof va pas tarder", ça vient d'une blonde, y a un rire collectif qui accompagne sa remarque. Tu souris du coin des lèvres, Caz, les doigts qui tapotent sur le bois du bureau, putain j'vais en prendre un pour taper sur l'autre, oh les choses que tu ferais, beaucoup trop de châtiments, beaucoup trop de tentations. La mâchoire qui se serre, les yeux qui guettent, le sang qui monte dans tes joues, colle de furieuses démangeaisons à tes poings. Tu ne calcules plus rien quand tu attrapes la tasse posée sur un bout de ton bureau, la balances sur le pitre de la classe qui est en train de raconter comment il a baisé la nouvelle recrue des pom-pom girls. En plein sur la tronche, tir parfait. Tu sais que tu n'as pas le droit de faire ça. Tu sais que tu pourrais être viré. Tu t'en bats les couilles. "Maintenant le premier qui ouvre sa grande gueule je lui fais lécher le sol et bouffer les bouts de porcelaine pétée".
The Tempest ϟ Tu as Coolio dans les écouteurs et t'es un putain de connard qui a trop regardé Dangerous Minds et qui se prend littéralement pour Michelle Pfeiffer. Tu as Coolio dans les écouteurs et tes élèves t'adorent, la plupart, ceux qui sont dans un délire BDSM, qui kiffent les relations abusives. Tu as Coolio dans les écouteurs et tu as à peine écouté le poème déclamé par la gamine qui se tient droite comme un i devant toi, t'as juste capté les mots qui se pressent à ses lèvres comme si elle lisait le bottin, platement, salement. Tu libères une oreille, sourcil levé, l'observe alors qu'elle attend ta réaction. "Tu veux un cachet pour calmer cette affreuse diarrhée verbale ?" Elle jette un oeil à l'assistance, biche prise dans les phares d'une bagnole, balbutie quelques mots alors que tu te lèves, poses négligemment ton téléphone sur le bouquin ouvert à l'avant-dernière page. "Tu quoi ?" Elle continue, la sotte, aligne les excuses piteuses, les mauvais mots tandis que tu poses ton cul sur un coin du bureau, l'observes. Fauve qui rôde autour de sa proie, attend de pouvoir planter les dents dedans. Toujours trop passionné quand on parle de littérature, quand on évoque à voix haute les âmes qui t'ont accompagné toute ta vie, des amis imaginaires mieux que des dinosaures et autres oursons parlants. "Tu récites du Walt Whitman, pas du Katy Perry. Reprends putain." Pas un regard, tu replantes ton écouteur dans ton oreille. Reprends. Tu n'écouteras rien.
Peter Pan ϟ Rêve ta vie en couleur, fais-toi un shoot d'héroïne. Tu sais pas pourquoi t'as commencé, pourquoi t'as continué. Tu sais pas pourquoi t'as jamais mis un frein à ça, aux nuits à passer entre deux mondes et aux descentes le lendemain, comme si t'avais mis le pied dans une montagne russe dégueulasse qui t'infligerait tout et son contraire. Paradis, enfer. T'essaies d'arrêter mais y a toujours des moments où tu refais le grand saut, où l'envie devient trop forte, et ça te plait. Ça te plait tellement que t'en gardes toujours un peu de côté, on sait jamais, pour les soirs où ça va pas trop, où t'as pas envie de passer la moitié de la nuit à corriger des devoirs de merde. La dernière fois, tes appréciations étaient à côté de la plaque, on t'a même fait la remarque. Rien n'a plus d'importance quand t'es défoncé, même pas ton job, même pas ta vie. Tu souris, bascule la tête en arrière, bien calée sur l'oreiller de ton plumard. Tu t'envoles.
David Copperfield ϟ Tu remontes ton jean d'une main, l'autre qui continue de fouiller aléatoirement le tas de fringues au pied du lit, à la recherche de ton t-shirt. Ça se fait pas. Ça se fait pas de baiser une lycéenne et de laisser des preuves chez elle. Ça se fait encore moins de partir à l'aube pour pas réveiller ses darons. Elle ouvre à peine les yeux, tu lui adresses un mouvement de la main, retourne te coucher putain dessiné sur tes lèvres et elle qui te regarde, la mâchoire au ras du sol, gamine pudique qui recouvre sa poitrine. "Mais comment on va faire demain ?", elle demande, y a une bouffée d'angoisse qui te submerge, tu te penches vers elle, suffisamment près. C'était ça que tu craignais quand t'as commencé à baiser tes élèves, ça et plein d'autres trucs, mais surtout ça. "Tu diras rien. J'serai viré si tu parles. J'irai en taule. Tu diras rien." C'est pas impératif, pas menaçant. C'est juste une requête que tu oses formuler à voix haute, toi qui as toujours peur de dire ce que tu penses en dehors des bancs de l'école. T'en as de la gueule derrière ton bureau, plus autant en dehors. Pas avec tout le monde, du moins. "Allez à plus", lâché salement comme le mec qui se barre rapidement après être allé aux putes, t'ouvres la fenêtre et tu sautes en t'accrochant à la rambarde, habilement, les pieds qui écrasent les gravillons en atterrissant dans la cour. Un jour, tu te feras choper. Un jour, tu devras payer.
The Great Gatsby ϟ Y a du monde autour, tu te sens bien. Étrange comme ce qui te faisait hérisser les poils quelques années plus tôt t'es aujourd'hui agréable, comme un réconfort familier, être trop entouré pour ne pas avoir l'impression d'être seul, pas de juste milieu avec toi, t'es un animal de société. Tu as le regard qui glisse sur les coupes de champagne, les doigts qui se saisissent de l'une d'elles, t'aurais aimé toi aussi faire vraiment partie du gratin au lieu de t'incruster aux réceptions données par papa et maman. T'aurais aimé si t'avais eu le cran, t'as toujours eu trop peur de te gameller pour vraiment déployer tes ailes, te rapprocher du soleil. T'as gardé les pieds sur terre depuis quelques années maintenant, plus l'âge de courir partout à t'en abîmer les jambes, plus le coeur à suivre tes tripes comme quand t'étais adolescent. Les conversations te parviennent au bout de l'oreille, pourtant, tu écoutes discrètement, "Casper a un doctorat en littérature, vraiment ?", ouais pétasse, tu veux voir mon CV peut-être, la furieuse envie de répondre ça, d'envoyer tout valdinguer, promesse jamais tenue évidemment. Le personnage est beaucoup mieux construit que l'homme derrière, celui qui porte le costume. Tu esquisses des sourires, ça tu sais bien faire. Affronter les remarques, c'est moins ton truc. Alors tu te noies dans ton verre...
Wuthering Heights ϟ Page blanche. T'écris mais y a rien qui sort vraiment,
rien à part la haine distillée du whisky que tu bois sur le coin de ta table. Comme les vrais poètes torturés, tu as une muse, elle tient dans 70cl, elle se fout de ta gueule en se glissant sous ta peau, maîtresse infernale, pétasse absolue. Personne dans ton lit, personne dans ta vie. Heureux putain, heureux. Tu détestes les gens comme toi, ceux qui s'inventent des problèmes alors qu'ils ont une vie rose bonbon, un horizon pastel, rien pour ternir le tableau, détremper les couleurs. Tu détestes les gens comme toi qui cherchent à exploiter le moindre petit malheur, souvent inexistant, pour se faire le maximum de blé dessus. T'en aurais besoin, pourtant, parce qu'être prof ça rapporte pas suffisamment, parce que la came te coûte trop cher et que les rares fois où t'as essayé de décrocher, t'es retombé dedans puissance mille, plus dur, plus mal, pire. T'aimerais écrire mais tu ne trouves pas que tu as assez de talent, plume de pigeon quand tu voudrais une plume de paon, tu te rengorges d'orgueil en prétendant que c'est le manque de pratique pour ne pas parler de manque de talent. Ça pique, insidieusement, l'arrogance qui est tienne, qui te laisse parfois sur la touche, une fierté qui s'écorche rarement mais qui voit ses limites dans celles de ton art. Tu réessaies, encore. À toi la nuit blanche.
Jane Eyre ϟ Ça te rattrape, nausée omnivore. Ça te ronge, plus tu la regardes et plus tu sens tes muscles se tendre. Elle est belle, elle est délicieuse, tu serais un cannibale t'aurais déjà planté tes dents dans ses joues roses. Elle parle et elle parle et toi t'écoutes parce que c'est ton putain de boulot. T'as des frissons au bout des doigts, les yeux rivés sur sa bouche, elle aligne les mots et toi les soupirs muets, ça se bouscule dans ta tête, l'envie de te barrer, de la laisser, de leur dire d'aller tous se faire enculer.
Remettre la carapace du gamin qui a grandi dans un monde de grand, n'a jamais vraiment compris l'amour, la sexualité, jamais compris pourquoi il ne devrait pas lorgner sur les gamines de son cours de cette façon, pourquoi c'est mal, pourquoi ça s'fait pas. Ton compas est tronqué et tu le sais, ton éthique est bancale et tu es au courant. "J'voudrais bosser au CDI s'vous plait" tu avais demandé au directeur, il s'était foutu de ta gueule, comme s'il allait laisser son seul doctorant classer des livres par ordre alphabétique. Il sait pas vraiment le danger que tu représentes, lui. Pour toi, pour les autres. Menace relative. T'es trop gentil, trop doux, tu finis toujours par laisser tomber les couches de cynisme pour gratter la sympathie de tes semblables. Ça pétera un jour,
sûrement. Pas aujourd'hui, pas maintenant.