Quand je sors du lit, je constate tristement que le loft est vide. Y a personne. Que moi et ce foutu silence. J'essaye de ne pas y penser, je mets de la musique sur mon téléphone et je prends ma douche. Je chante, super fort, pour tenter de couvrir tout ce qui défile dans ma tête. Mais quand je ressors de la salle-de-bain, ça ne va pas mieux. C'est de pire en pire même. J'hésite à sortir pour aller m'occuper, pourquoi pas aller au bar, même s'il n'est que 11h. Mais la flotte qui tombe en trombe dehors me décourage. Je soupire, pique l'ordinateur de je sais pas qui - fallait pas le laisser trainer sur le canapé - et je retourne dans ma chambre. Je me remets sous la couette et lance un porno, en me disant que ça finira bien par me distraire et me détendre un peu. Mais rien n'y fait. L'excitation ne monte pas. Je laisse tourner le film en fond et je me penche pour attraper le faire-part de décès que j'ai reçu pour Jedediah. Je n'arrive pas à passer à autre chose. Ça reste bloqué dans ma tête. J'ai l'impression de peser une tonne depuis que j'ai appris la nouvelle. J'ai l'impression que je n'arriverais plus jamais à être heureux vraiment. C'est une étrange sensation. Un peu terrifiante. Comme si l'hiver allait durer toute l'année, toute la vie. Mes doigts qui glissent sur la photo de Jed qui trône à côté du petit texte que je relis. Encore et encore. Et finalement, l'émotion déborde. Je craque. Je pose une main sur mes yeux alors que je me mets doucement à sangloter. Les larmes qui roulent et ma poitrine qui se soulève de façon irrégulière, ma respiration entrecoupée de hoquets désespérés. J'ai besoin de lui aujourd'hui plus que jamais et il n'est plus là, il ne sera plus jamais là. Encore un qui m'a laissé tomber.

La porte de ma chambre qui s'ouvre à la volée et je sursaute. Je n'avais même pas capté que quelqu'un était rentré dans l'appartement, trop obnubilé par ma propre peine et le son globalement couvert par les cris de la blonde qui se fait prendre salement. Je panique, fronce les sourcils et cache le faire-part sous ma couverture. — JJ qu’est-ce tu fous encore ? Je la fusille du regard, furieux de me faire prendre en flagrant délit de crise de larmes. — QUOI ? On peut plus s'branler tranquillement dans cette baraque ? Je tente tant bien que mal de me contrôler, ravalant mon chagrin et venant rapidement essuyer mes joues et mes yeux pour faire disparaitre toutes traces de faiblesse. Dommage que Daire ne soit pas aveugle putain. Elle se radoucit et ça m'énerve. Enfin je crois. En fait, je n'arrive pas à déterminer si j'ai envie qu'elle se casse ou qu'elle me prenne dans ses bras. Je fixe mon écran, l'évitant soigneusement alors qu'elle vient s'installer au bord du lit, franchement pas dérangé par ce que je suis en train de regarder. — Il était si merdique que ça ton porno ? Elle joue le jeu, ça m'arrange pour l'instant. Toujours sans la regarder je grommèle doucement. — Ouais, la meuf simule trop mal c'est même pas excitant. Je vais mettre un pouce rouge. Et je m'exécute sans plus attendre, histoire de m'occuper. Mais j'ai du mal à passer à autre chose, mes yeux qui se gorgent très vite de larmes que je lutte pour retenir. L'envie de sangloter qui me reprend et que je peine à dissimuler bien que je garde la bouche fermée. — T'aurais pu frapper avant d'rentrer. Comme si elle avait déjà frappé un jour.

— Genre t’as déjà réussi à t’branler tranquillement ici ? Non en effet, c'était globalement compliqué de faire quoi que ce soit de tranquille ici. Il y avait toujours quelqu'un. Je me contente de hausser les épaules et de hocher la tête pour approuver, ayant un peu de mal à parler. A force de me retenir une boule s'est formée dans ma gorge et c'est douloureux, désagréable. — J’aime pas frapper les portes, elles répondent pas. Ça aurait dû me faire rire. Mais je n'y arrive pas, je ne la regarde même pas. Je reste hyper concentré pour m'empêcher de me remettre à pleurer. Les yeux rivés sur mon écran. Elle finit par me forcer à me décaler pour venir s'installer à côté de moi, tout contre moi. Je la laisse faire, silencieux. Ça change. — Ça sert à rien d’te retenir, t’inquiète j’te balancerais pas. Je déglutis et fronce les sourcils, jouant celui qui ne vois pas de quoi elle parle. — Me ret'nir d'quoi ? Le porno qui se termine, le silence qui s'installe. Je la sens qui me fixe alors je tourne enfin la tête vers elle. Trois, deux, un. Je craque. Comme un gamin de 8 ans. Je me remets à chialer et c'est pathétique et ça m'énerve, mais je n'arrive pas à y arrêter. La gorge endolorie et le crâne qui va exploser. — Tu fais chier. Que je râle d'une petite voix entre deux sanglots, repoussant l'ordinateur de mes cuisses et passant inlassablement mes mains sur mon visage pour essuyer les larmes qui coulent au fur et à mesure. Le résultat n'est pas franchement concluant.

— Ouais ouais, je sais. Son bras qui vient s'échouer sur mes épaules et je ne me fais pas prier. Besoin de chaleur humaine, besoin de combler ce vide trop grand, trop froid. Besoin de sentir que je ne suis pas tout seul, que je fais encore partie de la famille. Qu'elle m'aime toujours, elle. Je me laisse aller, ma tête sur son épaule, je ne cherche même plus à lutter. Je suis trop fatigué. Trop de choses cumulées, fallait bien que ça finisse par sortir un jour ou l'autre. Autant que ce soit avec Daire. — Tu devrais carrément arrêter d’regarder du porno, en fait. Léger hoquet de rire au milieu du déluge, mais ça ne suffit malheureusement pas à me calmer pour l'instant. J'ai l'impression que c'est sans fin, que je n'arriverais jamais à tout évacuer. Trop longtemps que je retiens tout ça. Son autre bras qui se referme sur moi et ses doigts qui glissent sur ma peau. Ça a quelque chose d'apaisant. Comme une pause dans la tempête. — Qu’est-ce qui s’est passé JJ ? Les mots ne viennent pas, je n'arrive pas à le dire. Jedediah est mort. Je renifle et faufile mon bras sous la couette pour en extirper ce que je tentais de lui cacher à son arrivée. Le faire-part. Je lui tends, les yeux rivés dessus. Comme si j'espérais voir la photo de Jed prendre vie. Comme s'il allait sortir de là. J'sais pas, y a plus rien de cohérent dans ma tête à cet instant. — J'sais pas quoi faire.. J'suis complètement perdu. Je n'ai jamais dû affronter la mort, le deuil. Comment on réagit ? Comment on se relève ? Comment on accepte ? Je n'y arrive pas.

— Je… Je suis désolée JJ. J'ignorais ses mots, bien trop occupé à maudire ce connard de Jedediah. Comment avait-il pu crever comme ça ? Comment avait-il pu me laisser tomber lui aussi ? Il m'avait promis pourtant. Promis que ça n'arriverait pas ; jamais. Menteur, tous des menteurs. C'était qui le prochain, hein ? Cette pensée fut comme un énième coup de poignard, parce que je connaissais déjà la réponse. Le prochain, c'était Samih. Il avait déjà amorcé la procédure, j'étais sur le point de me faire larguer dans le vide, adios JJ. Et voilà, je chiale deux fois plus maintenant, merci Samih. Il avait dit qu'on était comme des frères, il avait dit que c'était pour toujours. Ils disent tous que c'est pour toujours. Mais ça ne l'est jamais. Jamais. Daire bouge et je la laisse faire, je renifle, sanglote, essuie mes larmes avant que les nouvelles ne les remplacent et c'est sans fin. — Déjà je suis là. T’es pas tout seul, d’accord ? Mais ses mots me faisaient plus de mal que de bien. Parce qu'ils sonnaient comme un mensonge eux aussi. Elle était là, oui. Pour combien de temps encore ? C'était quand la prochaine fois qu'elle allait disparaitre ? C'était quand la fois où elle ne reviendrait pas ? — Euh hmm disons que la seule chose que tu puisses faire, c’est apprendre à l’accepter. Y a pas d’secret, pas d’formule miracle, mais j’te promets que c’est possible. Je fronce les sourcils et finis par relever la tête vers elle, une lueur de colère au fond des yeux, qu'on percevait à travers le brouillard de ma peine. — L'accepter ? J'échappe un léger rire cynique entre deux hoquets. — J'suis censé accepter que tout l'monde autour de moi me laisse tomber ? Mes parents, Jimmy, Nana, Samih, maintenant Jed. Et pis même toi tu l'as fait. Alors quoi ? Ça va être comme ça tout le temps ? J'suis pas assez bien pour que les gens restent avec moi c'est ça ?! Je me suis mis à hurler sans même m'en rendre compte. La souffrance à son comble qui explose, comme une lame chaude qu'on aurait enfoncé droit dans le myocarde. J'aurais dû savoir que ça finirait comme ça. Si même mes parents n'ont pas été foutu de m'aimer, qui le pourrait alors qu'eux sont biologiquement programmés pour ? Personne.

— Tu sais que tout l’monde ne vaut pas forcément la peine qu’tu leur cours après ? Je fronce les sourcils, incapable de comprendre où elle veut en venir. Le nez légèrement retroussé, je la dévisage avec une certaine stupéfaction, mélangée à ce qui semble être du mépris. Un air de, tu comprends rien. — Ah ouais ? Et y a qui dans ceux que j't'ai dit qui n'mérite pas, hein ? Elle peut-être ? Est-ce qu'elle essaye de me faire passer un message ? De me dire de l'oublier, de laisser tomber notre amitié ? Notre amitié. Ça a comme un goût rance. C'est pas ma pote. C'est ma famille, putain. Et ça me retourne les tripes, l'acide qui remonte le long de ma gorge ; ça craint la famille. Ça ne sert à putain de rien. C'est que du malheur et de la déception. Des abandons à la chaine et des faux sentiments. — Y a des gens qui partent, c’comme ça. C’est la vie, faut pas avoir d’remords pour eux. Je détourne la tête en faisant légèrement claquer ma langue contre mon palais dans un signe agacé. N'importe quoi. De toute façon, je ne sais pas faire ça. Je m'accroche, j'insiste, parce qu'à chaque fois je veux désespérément comprendre pourquoi on me lâche comme ça. Et me voiler la face un peu aussi, me dire que ça n'est pas vraiment terminé. — Tes parents, Jed, ils t’ont pas abandonné, ils ont pas vraiment eu l’choix. Je baisse immédiatement les yeux sous le poids de la honte. Je me recroqueville légèrement, comme si je cherchais subitement à disparaitre dans les draps. Mon visage qui se tend et le regard fuyant. Y a ce foutu mensonge qui me pèse dessus depuis trop longtemps et je commence à ne plus le supporter. Il me fait couler. Mais j'peux rien dire. J'ai trop peur que ça leur donne des idées. Que tout le monde se dise que puisque mes parents l'ont fait, ils peuvent aussi me lâcher sans s'en soucier. Que je dois bien le mériter. Peut-être un peu peur aussi qu'ils se foutent de moi. Qu'ils réalisent tous que je n'en vaut pas la peine. Alors je me braque, je deviens muet, terrorisé à l'idée de voir l'histoire se répéter. — Regarde-moi. J'peux pas. Je n'arrive même plus à bouger. Les sanglots se sont espacés et ont finit par se tirer, reste plus que quelques restes de larmes silencieuses qui roulent encore par intermittence. Je continue de fixer mes mains, le cœur bloqué. — J’ai jamais voulu t’laisser tomber. Ça m'arrache un haut le cœur douloureux. Je redresse finalement la tête, le regard rivé vers le plafond cette fois et j'échappe un petit rire. Un truc complètement fissuré, j'suis trop usé. — C'est qu'une question d'temps. C'est toujours une question d'temps. Je tourne enfin la tête vers elle, trop fatigué pour continuer à me mettre en colère. — Samih avait dit qu'on était comme des frères. Il a dit que ce serait pour toujours, quoi qu'il arrive. C'était pas vrai. Alors pourquoi j'te croirais toi ? Et j'en ai marre. Je m'arrache du lit dans un geste rageur pour aller récupérer mes clopes qui trainent plus loin. J'en allume une, les mains tremblantes et viens me caler près de la fenêtre que j'entrouvre légèrement. Je devrais tout plaquer. Je devrais me tirer le premier, avant que ce ne soit les gens qui me distancent.

— Les frères se déchirent JJ, t’as déjà vu une famille unie ? Parc’que moi non. Rire acerbe. Non, clairement, les familles unies ne faisaient pas partie de mon tableau. Je baisse les yeux quelques secondes sur ma clope, le temps laisser passer quelques mauvais souvenirs. Je sais que je simplifie les choses, qu'au milieu de tout ce bordel j'ai tendance à oublier la famille qui m'a adopté. Ils étaient gentils, ils étaient solides, ils s'aimaient et je crois qu'ils m'aimaient. Y a des fois, comme aujourd'hui, ou je me dis que je n'aurais jamais dû me tirer de chez eux. — Ecoute j’devais partir qu’une semaine et j’me suis retrouvée l’cul coincé dans un hosto. J’t’ai pas abandonné, ok ? Je secoue la tête de gauche à droite, un rictus désabusé au coin des lèvres. Je hausse les sourcils et tire une taffe avant de répondre. — Pitié Daire, m'fait pas l'coup de l'hôpital. Tu crois quoi ? Que ça va attiser ma pitié et que je vais tout pardonner ? Sûrement que je suis qu'un sale égoïste, mais c'est pas nouveau. — J'm'en fous que tu partes une semaine ou trois mois. Je marque une pause, fume encore un peu avant de poursuivre. — T'aurais dû prévenir avant de partir et t'aurais dû donner des nouvelles. Point barre. J'insiste sur mes derniers mots, pour bien qu'elle comprenne que je ne suis pas encore prêt à lui pardonner. Je ne sais même pas si j'y arriverais un jour. J'espère que oui. Je l'espère vraiment. — J’partirais pas, t’es coincé avec moi l’gueux. Tu parles. — Donc on va s’faire un pari si tu veux, à celui qui lâchera l’autre en premier ? Une famille, ça craint. Tes parents sont plus là, tu t’es engueulé avec ton frère, mais ça veut pas dire qu’ta sœur va faire pareil, tu vois l’truc ? Je grimace légèrement, le cœur écorché par ses mots. Le secret qui pèse trop lourd. Je tire une dernière fois sur ma clope avant de la jeter par la fenêtre. — Laisse tomber Daire, tu piges rien. Je me retourne, un peu dépité, le regard fuyant et l'air blasé. — Mais si tu veux parier, faisons ça. J'paris un million de dollars. J'suis sûr de devenir riche comme ça. Mélange de taquinerie et de désespoir. J'ai du mal à savoir ce que je ressens à cet instant, tout s'accumule et tout s'emmêle. J'aimerais bien qu'un jour quelqu'un m'explique comment on est censé gérer nos émotions. Parce que moi, je n'y arrive pas.

— J’m’en branle d’ta pitié, j’te donnais juste une explication. Je me contente de hausser les sourcils avec désinvolture. Au fond, peut-être que je n'ai pas envie d'entendre son histoire parce qu'en effet, ça pourrait me toucher. Plus que je ne veux bien l'admettre. On est pas du genre à dire qu'on s'aime avec Daire, mais s'il lui arrivait malheur je sais que ça me bousillerait. Mais là, je n'ai pas envie d'arrêter de lui en vouloir pour son départ. Alors je veux rien savoir. Sinon je ne suis pas certain de pouvoir continuer à lui cracher ça à la figure. Et finalement, je me braque de plus en plus, m'enterrant dans mes secrets et mes mensonges. Pas foutu d'assumer quoi que ce soit, terrorisé à l'idée que subitement elle me trouve trop laid de l'intérieur et ne veuille plus de moi. Un long silence s'installe et je ne la regarde surtout pas, regardé rivé sur l'extérieur et je continue de fumer lentement. Comme blasé. Pourtant, c'est rien que du chagrin à l'état brut. — Ok. Elle se lève et marche vers la porte et ça me tue. Elle devrait insister. Elle devrait venir vers moi, poser des questions, me prendre à nouveau dans ses bras. Mais elle s'en va. Et je vais me retrouver tout seul, comme toujours. Rictus douloureux. C'était prévisible. C'est toujours comme ça que ça se termine. — Tu m’diras si tu veux que j’t’accompagne à l’enterrement. Ça m’dérange pas du tout. — Non. Et j'la repousse, comme si je me complaisais dans mon rôle de victime, de gamin abandonné. La vérité, c'est que je n'ai pas envie qu'elle voit dans quel état je serai ce jour-là. Ce sera sûrement moche. A vomir même. De toute façon, je ne suis même pas sûr d'y aller. A quoi bon ? Jed m'a abandonné, il ne mérite pas que je vienne à son enterrement. — N’oublie pas que t’es pas tout seul. — Hm. C'est tout ce que je parviens à lâcher en tirant une énième fois sur ma cigarette, pas convaincu. La porte se referme derrière elle. Aussitôt mes yeux font le tour de la pièce. Bien sûr que j'suis tout seul, la preuve. Sourire désabusé, je viens poser ma tête contre la fenêtre. Dix secondes après, je me suis remis à sangloter, les yeux fermés et la cendre secouée par mes sursauts qui tombe par terre. Quand est-ce que tout a commencé à déraper comme ça ?