Un pas après l'autre, sans même laisser une empreinte sur le bitume intraitable. Une expiration après l'autre, en évitant de penser à l'éventualité funèbre (
et si c'était la dernière?). Errant comme un apatride qui esquintait le rôle de retour du fils prodigue. Loin des scènes utopiques de retrouvailles familiales après toutes ces années. Je croisais des gens sans visage. Sans genre. Sans ombre. La seule que je distinguais, projetée devant moi aussi nette que si elle avait été dessinée à l'encre de chine, était la mienne. Y avait pas si longtemps j'aurais rêvé pouvoir me noyer dedans. Comme j'avais aimé le faire dans les yeux de Zita. Me dissoudre dans ces deux puits sombres sous le contrecoup du sexe. Y découvrir des étincelles après un fou-rire commun. Y éteindre des braises de colère. Ils avaient été tout mon univers pendant plus d'un an, une durée trop courte pour ne pas en vouloir davantage, et trop longue pour ne pas la regretter.
Une épaule vint heurter la mienne, m'arrachant partiellement à ma contemplation intérieure. Je ne relevais même pas la tête. Le sourire de Zita et son formidable coup de pied aux fesses pour me remettre dans le droit chemin accaparèrent de nouveau toute mon attention. Ça arrivait souvent ces derniers temps, surtout depuis avoir fait mon grand retour à Savannah. La douleur de son abandon s'était atténuée avec le temps et m'avait offert un tout nouveau regard sur les raisons de son départ. Trop de nonchalance de ma part. Trop de fois où je l'avais négligé. Quelques égarements sur d'autres peaux. Et l'oiseau blessé s'était enfui, me laissant sur le carreau avec colère et regrets pour seule consolation. Une bonne leçon en somme.
Machinalement je portais une blonde à mes lèvres et levais la flamme pour l'allumer devant mes yeux, y guettant presque une réminiscence de mon amour passé. Surprise, lorsque je distinguais une silhouette titubante et indéniablement féminine en juxtaposition. Complètement sortis de mes tourments je sondais les alentours: déserts exceptés la danseuse claudicante devant moi. J'aurais pu l'ignorer et faire demi-tour. Ou passer à côté en faisant semblant de pas la voir. Mais j'avais déjà assez dénigré mes pairs pendant la dernière décennie. J'accélérais le pas jusqu'à parvenir à sa hauteur craignant à parts égales qu'elle se retourne ou ne s'affale sur le goudron.
Maintenant assez proche pour entendre sa respiration laborieuse et distinguer les détails de sa tenue, observée de nombreuses fois dans l'exercice de mes fonctions. Pas loin de la camisole de force mais pas tout à fait non plus pour garder le sens des convenances, le pyjama d'hôpital pendait tristement sur son corps frêle.
"Excusez-moi..." tentais-je une première fois en adoptant un ton professionnel. Mais je ne recueillis qu'un silence distant.
"Excusez-moi!" recommençais-je en lui effleurant l'épaule.
Un geste doux, sans animosité, simplement pour attirer son attention. Le hurlement qui s'ensuivit me perça les tympans. Mais son regard, lui, me fit exploser le cœur en mille morceaux. Il était remplit de frayeur mêlé de fatigue mais, surtout, de colère. Le genre poisseuse qui vous prenait à la carotide et qui vous lâchait plus à moins de l'extraire aux forceps. J'y vis Anca. J'y vis Zita. J'y vis des dizaines de patientes, victimes haineuses d'un destin capricieux.
Surpris, je n'eus pas le temps de la rattraper avant qu'elle ne s'écroule avec la grâce d'une fleur cisaillée, les épaules secouées par un chagrin mystérieux mais universel. Doucement, je la contournais et m'agenouillais face à elle en respectant la frontière meurtrie de son intimité. En laissant de côté les boursouflures qui lui marbraient la peau elle semblait être jeune. Tant mieux. La jeunesse s'adaptait plus vite à toutes sortes de choses. Même les plus laides.
"Pardon pour vous avoir effrayé. Et de vous avoir touché. Est-ce que je peux vous conduire quelque part?"J'avais parlé calmement, soucieux de ne pas lui donner une représentation d'elle-même en martyre. La peine était quelque chose d'intime ne nécessitant pas toujours d'être exprimée à haute voix ni partagée avec un inconnu. Ce que je voyais chez elle n'était pas que ses blessures. C'était surtout ses larmes humidifiant ses lèvres gercées. C'était le fait qu'elle se tienne à genoux et non pas prostrée. L'habit de la détresse lui allait bien mais il ne pouvait pas dissimuler le dur éclat de force qui luisait en dessous.
J'avisais le hideux bracelet de plastique greffé à son poignet.
Eanna. Un prénom doux et féminin aux connotations celtes. L'image d'une guerrière peinte me traversa l'esprit alors qu'au même moment un agent de sécurité hors d'haleine nous interpella. Sa cravate pendait lamentablement par-dessus son épaule, un détail qui lui offrait une touche de ridicule pathétisme.
"Mademoiselle! Vous n'avez pas l'autorisation de sortir! Je dois vous ramener immédiatement!"La jeune femme releva les yeux vers moi, brûlant d'un feu intérieur vacillant. Il n'en fallut pas plus pour que j'arrête le geste du type qui s'apprêtait à la remorquer sans ménagement.
"Il s'agit de ma patiente monsieur. Elle est sous ma responsabilité. J'en informerais l'hôpital dès que vous me laisserez m'occuper d'elle décemment et non pas en vous comportant comme un vulgaire employé de fourrière."Le gars resta interdit puis examina ma carte professionnelle que je lui brandissais sous le nez.
"Gardez-la si vous voulez vérifier. Mais il est hors de question que vous l'obligiez à vous suivre."Il finit par faire volte-face, une grimace exaspérée aux lèvres en nous faisant comprendre par ses enjambées ridiculement raides à quel point son temps était plus précieux que le nôtre. Son poing serré renfermait tout de même le petit morceau de papier cartonné.
"Alors..." fis-je doucement en m'accroupissant à nouveau.
"Que vais-je faire de vous?"