je ne respecte aucun ordre chronologique, tout est dans le désordre ; lorsqu'il n'y a pas d'âge défini, cela signifie qu'elle avait moins de dix-huit ans lors de cette anecdote.

   01 ; T'es pas d'Savannah, toi t'es d'Melbourne, en Australie. Conçue par un homme et une femme. Brad et Mary Robinson, mécanicien et femme au foyer. Vie peu extraordinaire, financièrement parlant. Vous rouliez pas sur l'or. Maman bossait pas, elle s'occupait d'ton éducation, façonnée par papa. Papa, il dictait tout dans la casa. Il s'fichait d'faire pleurer sa femme et sa gosse, tant qu'il régnait. Et t'étais son unique héritière, baptisée Quinn pour régner à ton tour. Régner sur que dalle, t'avais pas d'royaume et t'en voulais pas. Papa était sévère avec toi, avec sa femme aussi. Il frappait du poing sur la table quand quelqu'un lui refusait quelque chose. C'était l'roi des emmerdes, ce type. Et tu l'aimais, tu l'aimais à en crever. D'un amour père-fille. T'étais pas incestueuse, t'avais pas envie d'être la reine du padre. Chaque jour, tu hais le Seigneur d'avoir fait de ta mère la soumise et la domestique d'la famille. Si elle était veuve, si elle était seule, elle t'aurait offert une éducation digne d'ce nom, digne d'elle. Mais papa était là, toujours là, il vous surveillait, tel un roi parano.

   02 ; Un soir, tu pleurais dans ton lit, t'avais mal au cœur, tu t'sentais mal. T'entendais maman s'allonger à côté de toi, t'prendre dans ses bras. Elle s'excusait auprès d'toi, elle avait besoin d'ton pardon. Mais tu disais rien, tu t'taisais. T'avais envie d'lui dire qu'elle te devait rien, qu'elle était libre et innocente, que c'était papa le problème, mais t'as pas osé. Parce que t'avais peur de sentir les mains de cet homme cogner ta peau avec acharnement, comme il savait si bien le faire avec son épouse. Ici, tu survivais, tu respirais peu, tu écoutais silencieusement une femme s'éteindre à p'tit feu, avec désespoir. T'aurais dû être sa bouée d'secours, mais t'étais percée et tu coulais trop.

   03 ; Quand t'avais quinze ans, maman a quitté la maison pendant la nuit. Tu t'demandais où elle avait pu disparaître, tu l'as cherché, t'as demandé à ton père s'il savait quelque chose. Il t'a attrapé par l'bras et il t'a dit qu't'étais l'enfant du péché et qu'tu méritais pas d'vivre, que tout ça, c'était d'ta faute. Il délirait. La drogue, c'était sa meilleure copine. Tu te taisais, encore. T'as obéis à papa, t'es retournée te coucher, tranquillement. Et le lendemain t'as filé en direction d'l'hôpital. Maman, elle se battait pas assez pour vivre, elle survivait pas beaucoup, papa gagnait toujours. T'avais peur qu'il ait gagné la guerre. Une bataille, c'est surmontable, tu t'disais, mais la guerre, c'est la mort assurée. Et tu t'es retrouvée dans sa chambre d'hôpital, maman avait les bras couverts d'hématomes. T'as appris qu'elle avait simplement fait un malaise à cause d'la fatigue, c'est c'que les docteurs te racontaient. Ce jour-là, t'as bouché le trou de ta bouée d'secours et t'as pris la main de maman, tu lui as souris et tu lui as dit que t'étais là pour elle, maintenant. Mais t'as pas osé lui dire la vérité. T'as pas osé lui dire à quel point tu l'aimais, à quel point tu étais désolée de ne pas la protéger. Elle prenait les coups pour toi, elle méritait pas ça.

   04 ; À l'âge de dix ans, t'as rencontré un p'tit gars amusant. Il parlait comme un aristocrate avec son air supérieur à tous. Personne ne l'aimait, il était seul à l'école. Et toi, tu le trouvais drôle. T'es devenue pote avec lui. T'as appris à le connaître. Il était celui qui te permettait d'oublier l'atrocité de la guerre familiale. Ce petit mec, il a grandi avec toi. Sans jamais t'connaître autant que tu l'connaissais. À dix-sept ans, il t'a dit qu'il voulait t'épouser pour te voir sourire. Tu pensais qu'il s'moquait de toi, qu'il blaguait. T'as juste dit qu'il serait préférable de commencer par une relation. Et un beau jour, il t'a demandé en mariage. Lui, ce fils d'avocats défendant la cause des pandas, il avait osé. Tu t'es sentie mal. Tu voulais pas lui faire d'mal, alors t'as accepté. T'as accepté à vingt ans d'être sa femme. Et depuis, tu fais tout pour reculer la date du mariage. Et il s'impatiente, il attend ce moment depuis longtemps. Pas toi. Ça t'fait peur. Il connaît pas ton père, ni ta mère. Il a accepté tes secrets, mais tu t'sens pas prête à l'aimer, tu crois.

   05 ; Ta madre était revenue quelques jours après à la maison, elle était sortie rapidement de l'hôpital, seulement elle avait besoin de temps pour elle, pour réfléchir à tout cela. Tu avais osé le faire, tu l'avais conseillé de demander le divorce. Elle était désormais rentrée à la maison, pour de bon semblait-il. T'étais heureuse, tellement heureuse de voir ta petite maman, un sourire sincère sur les lèvres, le visage moins fatigué et davantage reposé. Et son retour a viré au cauchemar. Ton père est rentré du travail. Ivre. Pour la première fois d'ta vie, t'as réellement vu ce gars lever la main sur ta génitrice. T'as pris peur. T'as fait d'la merde et t'assumes pas. Tu t'es barrée de la maison, en courant, les larmes roulant sur tes joues. T'as abandonné ta mère, lâchement, et t'as vu son regard sombrer dans la détresse. Et t'étais là, t'éloignant, prenant peur. T'as pas été forte, t'avais promis d'être là pour elle, et t'avais pas tenu une seule promesse. Tu étais lamentable. Après cela, votre relation s'est dégradée. Elle t'éduquait, éducation toujours façonnée par cet homme que tu nommais “papa”, te préparait des plats, t'aidait, mais elle réalisait chacun de ses gestes à ton encontre si machinalement que tu désespérais de te faire pardonner.

   06 ; À huit ans, t'as rédigé une lettre pour el padre, au sein d'laquelle tu tentais une négociation. Tu voulais sortir pour te rendre chez une copine, jouer à la poupée ou apprendre à s'maquiller comme des pots d'peinture. Et il t'a refusé ta seule requête. Et huit ans, c'ta première expérience contre les lois de la maison : t'as fait l'mur, comme ça, tranquille. T'avais volé quelques sous dans l'portefeuille d'la madre, et t'avais acheté un paquet d'chips pour les copines. Au final, t'avais passé une excellente journée et t'étais rentrée à la maison avant que papa revienne du boulot. Maman n'a rien dit, elle avait seulement esquissé un sourire et elle a placé son index sur sa bouche en murmurant “chut” longuement.

   07 ; Dix-huit ans. Le commencement de ton infidélité. T'en avais ras-le-bol d'ton père, il t'saoulait, lui et ta mère. Toujours en train d'se taper, d'se hurler dessus. T'étais entourée d'ondes négatives, alors tu t'es barrée. T'as envoyé un message à ton copain –ton unique petit-ami avec qui tu partageais une relation “sérieuse”– pour savoir si tu pouvais venir dormir chez lui. Réponse : impossible, il était chez sa mère-grand. T'as filé en boîte, t'avais rien à faire. T'as fini par danser avec un type louche. Et t'as terminé dans son lit. C'est mal d'pas regretter son acte. Mais tu t'en fous pas mal, maintenant.

   08 ; Tes dix-neuf ans. Anniversaire organisé par papa pour s'excuser de son comportement de la veille. Il t'avait flanqué une sacrée gifle à cause d'une dispute sans intérêt. Ce souvenir, tu l'aimes. Plus que tout au monde. Tu es incapable de l'oublier. Et c'est certainement à cause de ce souvenir que tu seras, à jamais, inapte à assassiner froidement el padre. Il avait invité tes ami(e)s, et même ton petit copain. T'avais passé une journée mémorable, c'que t'as le plus aimé, c'était sûrement c'moment d'complicité avec ton père. Pour la première fois d'ta vie, il endossait ce rôle. Et, à ton grand dam, ce fut la dernière fois qu'il se comporta ainsi à ton égard.

   09 ; Vingt ans. Il y a trois ans d'cela. T'as enfin capté qu'la vie t'empêcherait de vivre comme les autres. Après ton anniversaire, t'avais espéré pendant une année entière qu'ton père change. Premier espoir qu'il s'comporte enfin comme un père, comme un époux envers les deux seules femmes d'sa vie. Et cet espoir, bousillé par son acte irréfléchi, par son amour soudain pour l'whisky. Tu vivais dans un appart avec ton petit copain. Un soir, il t'a saoulé, tu t'es cassée, t'es retournée en Enfer. Chez tes parents. Maman était absente, chez sa mère-grand parce qu'elle était mourante. Toi, tu t'es dis qu'ce serait cool d'passer une soirée entre père et fille. T'es restée avec lui, sur c'canapé jaune dégueulasse qu'il avait acheté avant ta naissance. Pendant l'film, il s'défonçait au whisky. T'as arrêté d'compter le nombre de verres qu'il s'enfilait. T'as rien dit. “Papa est triste pour mère-grand”, tu t'es dis. Puis l'brouillard a pris place dans ton regard quand papa adoré a posé sa main sur ta cuisse, quand il l'a remonté jusqu'à ton entrejambe ; pour t'simuler un peu, il t'a dit. Et toi, t'étais là, à lui demander d'arrêter, d'cesser, à pleurer sans agir réellement. Parce qu'il t'fait peur, cet homme. C'est l'téléphone posé sur la table qui l'a stoppé. L'nom du père d'ton petit-ami s'affichait dessus. Il t'appelait. El padre, il a pigé que tu pourrais balancer, il t'a menacé, t'as promis, il t'a ordonné de te barrer d'ici. C'est ce que t'as fait. Ce soir-là, tu pensais que le Seigneur, il existait peut-être.


   10 ; Vingt-deux ans. Maman s'est disputée avec el padre. Ce fut violent d'après les voisins, d'après la police. T'as couru d'partout pour savoir si elle allait bien, si elle avait une quelconque chance d's'en sortir. On t'a rassuré, on t'a demandé d'te calmer. T'en étais incapable. T'avais ce besoin horrible de la voir. Elle seule était capable de te consoler, même après ce qu'il s'était passé un jour, à la maison. Maman, elle était forte. C'était une guerrière. Elle se battait pour la vie, elle se battait pour toi, Quinn. Elle s'était toujours relevée, fièrement, dignement, malgré les coups reçus, encaissés. Et ce jour-là, elle a abandonné le combat. Elle a quitté son corps. Et maintenant, t'es là-bas, dans c'cimetière pourrie, devant une pierre tombale, à répéter à quel point tu es désolée, à quel point tu aurais aimé être suffisamment là pour elle. Tu regrettes. Tu regrettes tant de ne pas lui avoir dit trois mots, sept lettres : “Je t'aime”.