L’effervescence dans les couloirs s’estompent rapidement à mesure que les silhouettes s’engouffrent dans les salles. L’amphithéâtre est plein quand la professeure fait son apparition, ses talents d’oratrice font l’unanimité parmi ses étudiants et rendent sa matière d’autant plus intéressante. Les lumières s’éteignent, seul l’écran de l’ordinateur éclaire faiblement le visage de la jeune femme avant qu’elle ne s’éloigne avec sa télécommande. « Aujourd’hui, nous allons aborder les émeutes de l’hiver 2024. » Le vidéoprojecteur affiche une poignée de photos retraçant les mouvements contestataires qui ont secoué les Etats-Unis durant plusieurs mois. « À la suite du durcissement du système répressif américain, la population s’est spontanément mobilisée à travers tout le pays, certaines manifestations allant jusqu’à paralyser complètement plusieurs villes. » D’autres photos s’affichent, attestant des grands rassemblements d’individus de tout horizon – de l’union de tout un peuple contre les abus du pouvoir, d’un peuple qui en dit a dit c’est assez. « Le 22 novembre 2023, les forces de l’ordre interviennent lors d’une manifestation houleuse à Atlanta et tirent sur les manifestants sans raison apparente. La fusillade fait des dizaines de morts sans distinction de sexe, de classe sociale ou d’âge. Elle a été classée en tant que bavure policière mineure, elle reste pourtant à ce jour l’un des plus grave faits de violences policières. Cet événement marque un tournant dans la nature du conflit, la violence entre les manifestants et les forces de l’ordre devient totale. » Les minutes s’espacent quelque temps l’instant d’un autre cliché, et le temps se suspend aux lèvres de la professeure. « Daire Méalóid est l’une des figures de proue de ces révoltes. Originaire de Berry en Irlande, elle est à la fois anarchiste et communiste et c’est à Savannah qu’elle fait entendre sa voix durant des années. Elle est reconnue post mortem pour son affiliation avec l’IRA et sa bipolarité, mais je préfère prendre la position de mettre en avant la complexité de ses pensées dans ce cours. » Les paroles s’enchaînent, retracent l’existence d’une enfant qui n’a pas grandi correctement ; comment de la môme au Q.I. surélevé mais étouffé par ses parents, elle est devenue la tempête en colère contre le monde. « C’est une des rescapées de la fusillade d’Atlanta, cet événement a été l’essence de son leadership. » Des murmures se profilent parmi les étudiants à mesure que les actions de cette révolutionnaire et de ses camarades sont énumérés. Quelqu’un affirme que son frère les connaissait, qu’il était des leurs – que quinze années plus tard, cette histoire vibre encore au fond de son âme. Plusieurs échanges ont lieu avant de pouvoir reprendre le cours, une atmosphère brûlante pèse sur l’amphithéâtre – comme si la fièvre des révoltés veillait sur le débat. « Plusieurs d’entre eux sont désignés comme des terroristes et font l’objet d’un mandat d’arrêt national pour atteinte à l’intégrité des Etats-Unis. Une vague d’arrestations a lieu le 12 février 2024 dans plusieurs Etats, Daire en fait partie. Elle décède de ses blessures à la suite d’un interrogatoire dans les jours qui suivent. » Ses derniers mots se perdent alors que les voix s’élèvent et s’entrechoquent dans la vaste pièce. Puis un large sourire se dessine sur les lèvres de la professeure, tandis que l’heure se termine. « Mais nous savons tous aujourd’hui que son sacrifice, ainsi que celui de tous les autres qui ont précédés ou suivis, n’ont pas été vains. » Sur l’écran projeté au mur, un visage aux multiples éphélides se distingue dans la fumée rougeâtre des fumigènes. Son regard céruléen est orageux, ses cheveux flamboyants sont en désordre, ballottés par le vent ou le mouvement. Elle porte une veste en cuir mais sa position empêche de déchiffrer le message qu’elle affiche dans son dos. On peut percevoir la peau encrée qui s’échappe de ses vêtements, alors qu’elle surplombe la scène comme portée par les flots – mais sûrement positionnée en hauteur sur un quelconque édifice. Tout son être exprime une énergie fracassante, la jeune femme a le regard farouche porté vers l’horizon, vers une cible invisible sur cette photo, et elle brandit le poing bien haut. Ils ont toujours pensé qu’elle finirait au fond du caniveau, emportée par ses idéaux. En réalité, il n’a jamais été trop tard pour qu’elle devienne quelqu’un de grand, Daire ; l’irlandaise téméraire arrachée à sa patrie, celle pour laquelle le monde n’avançait pas assez vite. La révolutionnaire consumée par les flammes, elle n’a jamais eu le temps de leur dire au revoir – mais sa colère a conquis l’Histoire.