Nemo n’a jamais aimé l’école. C’est un secret pour personne. Dès qu’il a eu son diplôme en poche, poussé par Atticus qui tentait de faire plaisir à leur mams, il a plus rien foutu. Il était un des rares de la classe à pas s’faire chier à écrire des lettres de motivation pour l’université, à sécher les rendez-vous avec le conseiller d’orientation et à s’en taper dès que ça causait d’avenir autour de lui. Ambition zéro. Faut dire qu’il avait prévu d’être mort avant de sortir du secondaire. Ça s’est pas fait. Il a échoué à la caisse du Walmart du coin. Ça craint pour lui. Mais il s’attendait pas à faire autre chose de sa vie. Il aimait rien en cours, à part répondre aux profs et niquer le moral de ses camarades. Quel dommage, c’était ce que disait son titulaire à ses parents, si seulement il croyait en lui, il pourrait avoir d’excellentes notes et viser la Ivy League. Et Nemo manquait jamais de ricaner. Parce qu’il savait déjà très bien c’qu’il voulait à l’époque : crever. Carrément pas aller à Yale, devenir un pourri d’avocat plein aux as, et puis quoi encore, s’marier et engrosser une salope pour qu’elle ponde des gosses débiles, aussi ? Au final, il est presque sûr que y’a pas grand-monde de sa classe qu’a atterri dans des études prestigieuses, à part le tas de muscles duquel il a gâché l’enterrement avec Barbra, et qui clairement avait pas atterri à l’université pour ses capacités cérébrales. Il n’en a rien à branler de tous ces gens, au fond, les seuls qu’il croise encore étant Barbra, son amie avec beaucoup de guillemets, et Leon, le type qu’avait abandonné en cours de route et qu’il revoit çà et là à Savannah, en soirée ou dans la rue. Ils s’aiment pas et ça l’arrange bien, y trouvant un moyen facile de satisfaire ses pulsions masochistes. Et c’est exactement ce qu’il s’apprête à faire.

Ça fait peut-être cinq minutes qu’il le suit, ayant repéré sa silhouette familière au détour d’un trottoir, la filature qui a démarré tout naturellement, parce qu’il fait toujours ça quand il n’a rien de mieux à faire. Il mâchonne un mégot de cigarette sans le perdre de vue, y’a peut-être deux ou trois personnes entre eux qui le rendent plus discret qu’à l’accoutumée, surtout avec ses cheveux roux qu’on crame à dix kilomètres. Ça tombe bien, Leon a l’air concentré sur autre chose. Un type, bien sapé, costume noir, serviette en cuir tout droit sortie d’un magasin de luxe, grosse Rolex au poignet. Y’a pas à dire, c’est la crème de la crème de Savannah. Il est pas naïf, Nemo, pas con non plus, il comprend tout de suite c’qui est en train de se tramer sous ses yeux et y’a un rictus mesquin qui commence à poindre sur sa bouche. Il se souvient qu’son ancien camarade de classe était un putain de miséreux, et ça l’étonne absolument pas qu’il ait viré pickpocket. Ça lui fait même curieusement plaisir, tout simplement parce que y’a rien d’mieux pour le foutre en rogne. Il fait attention à ne pas se manifester trop vite, élimine la distance entre eux sans se faire voir, se place dans un angle d’où il peut parfaitement surveiller ses faits et gestes. A l’instant où il voit la main de Leon quitter le long de son corps pour subtiliser le portefeuille de l’homme qui dépasse de la poche arrière de son pantalon, il hurle à pleins poumons : « AU VOLEUR ! » C’est comme une incantation magique, tout le monde s’immobilise sur le trottoir, les yeux effarés se tournent vers lui, les doigts palpent les poches et les sacs pour vérifier que tout est là. Et lui, il se contente de jeter son plus beau sourire à Leon, allant même jusqu’à le saluer de la main.

La faim lui creusait le ventre depuis deux bonnes heures. Leon était posé sur un banc, là, dans un parc, à se demander ce qu’il allait faire des trois dollars dans sa poche. Son esprit divaguait au gré de ses envies. Tantôt il se prenait à rêver d’un délicieux oeuf poché, tout en essayant de parler français, puis il se voyait ensuite mordre avec voracité dans un hamburger beaucoup trop gros pour sa bouche. Non, définitivement, trois dollars n’allaient pas le mener bien loin. Il fallait dire que Leon avait baissé les bras depuis quelques jours. La visite qu’il avait rendu à son ami incarcéré lui avait remué l’estomac. Se confronter à ce visage marqué, le suppliant d’arrêter l’illégal pour son bien-être ne l’avait pas convaincu. Il passa ses mains sur son visage puis soupira. Il fallait qu’il zappe Thomas si il voulait survivre. Il n’avait jamais fait rien d’autre que piller les inconscients. Le gamin se voyait encore là dans dix ans, le cul posé sur ce même banc, dans cette ville dont il connaissait les moindres recoins. En attendant, Leon n’allait pas se laisser crever de faim, il se devait d’agir. Au moins pour aujourd’hui.

Dans une démarche machinale, il se leva et commença à avancer vers le centre ville, les yeux dans le vague. Au fond, Leon, ça le saoulait de voir tous ces gens dans leur vie paisible, bien entourés, sans problème. Si il avait pu, il aurait volontiers été à leurs place. Mais il était plus simple pour lui de remettre la faute sur la fatalité de l'existence plutôt que de faire un vrai travail de remise en question. Ca aurait trop long, trop douloureux. Comme un fichu animal, il n’y avait que son instinct qui parlait. Arrivé à la première avenue, il se fondit rapidement dans la masse, feignant de regarder quelques vitrines agrémentées en vêtements qu’il ne pourrait jamais s’acheter, ni voler. Lui, dans son pauvre tee-shirt blanc H&M, était du genre à mal se faire regarder par les vigiles.

Ca faisait quelques minutes qu’il avait remarqué un naïf au téléphone, regardant en l’air, préoccupé par sa futile conversation. « Mais boss, j’ai envoyé le dossier comme dit à Mendez, je ne comp… » Leon n’écoutait plus. Ce genre de soucis du quotidien lui passait à milles lieux au dessus de la tête. D’un pas feutré, il s’approcha du type et saisit son portefeuille qui dépassait de la poche arrière de son joli costume. « AU VOLEUR ! » Son sang ne fit qu’un tour. Putain, pas maintenant. criait son cerveau sans savoir quoi faire. Dans un élan de panique, Leon feint une bousculade et renversa le pauvre homme tout en se demandant quel numéro aurait son mugshot. Son coeur battait à cent à l’heure, il pouvait sentir la transpiration émanant de son dos collé à son tee-shirt au même rythme que les idées d’issus possibles fusaient dans sa tête. Aie l’air normal, ducon! En cachant son stress du mieux qu’il put, en essayant de mettre un sourire sur son visage de gosse, le voleur attrapa le portefeuille tombé par terre dans la cohue et le tendit à son propriétaire avec autant d’assurance qu’il put. « Vous avez perdu ça. » lâcha-t-il en essayant de maintenir le regard de l’homme d’affaires. Ce n’était pas lui, il n’avait pas voler cet argent. Du moins, il fallait qu’il réussisse à s’en persuader pour convaincre l’autre qui, à présent, le regardait perplexe tout en attrapant son bien. Leon se leva, essayant d’éviter le regard accusateur des passants. Tout en relevant l’homme, le môme se risqua à lui glisser « Il est parti par là-bas. » tout en montrant du menton une direction au hasard. « Vous voulez qu’on appelle la police? » Les mains qu’il cachait derrière son dos tremblaient. Leon n’était pas courageux. Il agissait dans l’ombre. C’était son truc de ne pas se faire avoir, il n’était pas habitué à être confronté de la sorte à une de ses victimes. Sans même lui répondre, l’homme lui lança une oeillade, rangea son portefeuille dans sa poche arrière, en rien traumatisé par le fait de s’être fait voler deux minutes avant. Il rappela son patron puis déclara en tournant les talons « Désolé d’avoir coupé, un morveux m’a bousculé. » Le coeur de Leon se serra de colère puis lâcha aussitôt, quand il se rendit compte qu’il était sain et sauf. Maintenant, il fallait trouver le coupable. Il ne lui fallut pas longtemps pour remarquer les cheveux du rouquin, dix mètres derrière lui. Des badauds accusateurs l’observaient encore, il ne pouvait pas faire un esclandre. Pas ici.

Le gamin s’approcha du délateur et vociféra entre ses dents « Je vais te défoncer. Tourne. » Leon devenait fou de colère au fur et à mesure de ses pas, il voyait trouble et ses pensées se bousculaient en un grand fracas. D’une pression sèche, il appuya sa main contre le biceps de Nemo pour le forcer à rentrer dans une petite impasse à l’abris des curieux. Ses doigts empoignèrent son col avec fermeté puis le plaquèrent contre le mur le plus proche, son poing directement dirigé vers le visage goguenard de Nemo. Lui, ne pouvait s’empêcher d’éprouver du dégout. Parce que Nemo lui rappelait tout ce qu’il avait détesté dans sa courte vie. Le lycée, les moqueries, les rires sournois. Sans se préoccuper d’attirer une nouvelle fois l’attention car trop en colère, il se mit à crier. « C’est quoi ton putain de problème?! Joue pas à ça avec moi car tu vas perdre. » Il crachait, la veine de sa tempe s’était mise à gonfler, les muscles de ses bras s’étaient raidis. Il savait pour Nemo. Son passif, sa dépression. Il savait que l’autre ne pouvait pas perdre et c’est ça qui le rendait fou.

Il comprend Leon, au fond, lui aussi il volerait s’il avait assez d’instinct de préservation pour ça, c’est seulement que rester dans la dèche ne lui fait rien du tout. Il s’en tape de manger ou d’énerver son proprio avec ses loyers en retard, l’argent se volatilise contre drogues, alcool et ce flingue qu’il a acheté trop cher, ça a jamais été son truc de chercher les bonnes affaires. Il comprend Leon, parce que lui aussi il aime pas les mecs qui se la racontent au téléphone en pleine rue, dans le costume de super-connard à trois mille balles pièce. Il comprend Leon, parce qu’on lui a mené la vie dure à l’école, à lui aussi, les brimades et les moqueries incessantes, la violence des gosses en pleine puberté dès qu’on est pas assez bien selon les autres. Ça veut pas dire qu’il a de la compassion pour Leon, encore moins que ça l’amuse pas de faire ce qu’il fait, sourire narquois aux lèvres, observant la réaction des passants dérangés dans leur routine et son ex-camarade de classe se dépêtrer tant bien que mal de la situation. Il se délecte de son petit manège, faire semblant qu’il n’est pas responsable, faisant porter le chapeau à un homme invisible parti dans une direction aléatoire, c’est du génie, faut l’avouer, et le propriétaire du portefeuille est apparemment trop stupide pour capter que Nemo vient de sauver son précieux pognon. Il reprend sa route comme si de rien n’était, le portable qui revient instantanément se recoller à son oreille. Le rouquin patiente, les yeux innocemment plantés au ciel, limite en train de siffloter pour prouver sa bonne foi, mais Leon ne met pas longtemps avant de le repérer. Les regards suspicieux des badauds toujours rivés sur eux, alternant entre celui qui crie au loup et celui accusé d’être le loup, il sourit, alors que Leon fond sur lui comme un rapace sur sa proie. « J’espère bien », qu’il répond à sa menace, clin d’œil insolent et langue qui claque, les doigts du garçon qui meurtrissent son bras tandis qu’il l’entraîne dans une ruelle, il le prierait presque de serrer plus fort, jusqu’à laisser des traces violacées.

Leon est en colère et ça le rend heureux, il plane à quinze milles dans le bonheur le plus superficiel. Il sait pas si c’est ses médocs ou de l’autosatisfaction, mais il se marre lorsqu’il le plaque contre le mur, les briques éraflent l’arrière de son crâne et il attend l’impact avec des papillons dans le ventre. Y’a tous les ingrédients qu’il faut, des poings serrés, phalanges accrochées au col de sa chemise hawaïenne dans une attitude digne d’un caïd, des veines trop visibles, battantes, sur ses biceps et son front, des mâchoires crispées, la voix qui crache la rage sans vergogne, il décode tout ça en une seconde, Nemo, et son rictus s’élargit. Tu vas perdre, qu’il éructe. Comme si ça importait. « Leon, Leon, Leon… », il commence, le ton paternaliste de l’intello qui cause à l’idiot, « Tu sais que j’adore perdre. » Et il se risque à une gentille petite tape de la paume sur sa joue, de celles que les grands-mères donnent à leurs petits-enfants un peu bébêtes.