01 ; Mila c’est la gamine un peu à part, un peu bizarre. Celle qui s’est tapé l’incruste dans un groupe, celle dont on ne connait pas le prénom. Pourtant elle est là, elle chatoie, elle rit, elle écoute, elle parle. Elle partage et chérie ces moments qu’elle glane auprès des inconnus. Orage d’été, elle débarque sans prévenir, remue ce qui l’entoure et disparait tout aussi vite. Elle se fait des meilleurs amis d'un soir, des gentils copains d'une après-midi, elle s'incruste près des gens pour absorber des moments de vie, des joies, des peines, des désillusions et des espoirs. Elle se sent presque chanceuse d'avoir vécu ces instants avec les gens, d'avoir été le témoin privilégié de ces bouts de quotidien

   02 ; C’est une gamine de petite ville paumée, une enfant qui grandit en voyant tous les jours les même rues, les même personnes, les même murs. Et Mila elle a étouffé. C’était trop, brûlant, asphyxiant, pas assez. Elle n’a jamais eu l’occasion de voyager, ni-même de quitter son patelin perdu. Des parents qui sont eux-mêmes deux paumés, qui ont eu un enfant trop jeunes, sans même savoir comment ils ont fait ça. Pas fait pour être parents, encore moins pour donner des perspectives et de l’ambition à leur chair. L’incompréhension chronique entre deux générations pourtant ironiquement proches. Un couple qui préfère vivre comme s’ils n’avaient pas d’enfant et une gamine qui se démène pour ne pas suffoquer dans cette vie qui ne lui ressemble pas.

03 ; Elle n’a pas pris le temps de terminer le lycée. Elle a pris la voiture qu’elle s’était laborieusement payée et un matin il n’y avait plus de Mila en classe. Elle voulait voir jusqu’où allaient les murs de sa ville. Jusqu’où ils l’empêcheraient d’aller. Et sa vaillante poubelle avalant les kilomètres, elle s’est rendu compte qu’il n’y avait rien pour l’arrêter. Qu’aucun mur invisible l’empêcher d’aller plus loin, qu’aucun parent ne s’inquiéterait, que nul ne la ramènerait aux hivers de l’Idaho. Alors elle a roulé, goûtant les chaleurs méridionales sur sa peau, abandonnant l’étoile du Nord dans son dos.

04 ; Douée en rien, volontaire en tout, la gamine canicule elle a appris plein de petits boulots à force de volonté et de battements de cils. Ses beaux yeux sont peut-être la seule chose qui lui reste. Mais aucune tâche n’est trop ingrate pour elle. Son seul objectif est de se faire un peu d’argent à la fin de la journée pour pouvoir nourrir son carrosse et repartir. Elle a l’impression d’avoir eu mille et une vies, et tout autant de carrières. Certains l’embauchent sans même savoir son prénom. Et elle est là, de passage, vaillante éphémère, qui sourit aux clients comme si elle les connaissait depuis dix ans. Pourtant demain elle sera partie, filant vers le soleil, tapotant son volant du bout des doigts au rythme de l’autoradio crachotant.

05 ;Mila elle vagabonde. De ville en ville, d’Etats en comtés, elle est là, elle vogue au grès des routes. Elle roule tant que sa voiture veut bien la mener quelque part. elle n’a pas de but, pas d’objectif sinon celui de vivre auprès de ces inconnus qu’elle ne recroisera pas. Elle est floue pour eux, ils le sont pour elle et tout est flou et rien ne s’arrête. Et tant que sa docile carcasse à moteur suit, elle avance. Elle dort nulle part et partout à la fois. A la belle étoile, dans sa voiture, parfois dans des motels bizarres. Pas naïve ou innocente, consciente d’être chair fraiche pour les prédateurs, elle est pourtant prudente.  

06 ;Pourtant un jour elle a soupiré la poubelle. Rendu son ultime crachotement vaincu. Plus moyen de démarrer au moment de quitter Savannah. Piteusement remorquée jusque chez un garagiste, annonce du remplacement exorbitant de la pièce décédée. Alors Mila aux grands yeux, elle fait la moue, hésite, se mord la joue. Elle papillonne, hausse un sourcil et négocie de déplacer de nouveau la voiture sur un parking isolé. Le professionnel tergiverse, ne comprend pas, pose des questions. Mais rien à faire. Il changera la pièce mais pas de suite. Seulement quand Mila reviendra battre des cils en agitant les billets verts.

07 ;Carrosse près d’un motel, elle alterne nuits dans une chambre et dans sa voiture, selon ce qu’elle peut payer. Redoublant d’effort dans les jobs, récupérant méticuleusement les pourboires et les petites primes pour ses sourires. Chaque soir les billets rejoignent les autres dans un paquet qu’elle garde dans la boite à gants de la voiture, entre le flingue et les vieux CD rayés. Chaque soir elle fait le compte, entre l’argent à mettre de côté pour réparer la voiture et l’argent nécessaire pour dormir et manger. Chaque soir elle recompte, songeant que ce serait bien si le montant se multipliait par magie. Chaque soir elle se dit que, quand même, elle en veut un peu à cette poubelle sur roulette d’avoir décidé de faire grève tout d’un coup.

08 ;Ça fait trois mois qu'elle est à Savannah, qu'elle met difficilement des petits sous de côté. elle  a pas l'habitude, elle a envie de tout dépenser mais se retient très fort. Elle finit par connaître des gens, pour de vrai, et ça lui fait bizarre. Recroiser des visages, qu'on apprenne à la découvrir et l'appréhender aussi ; elle sait plus ce que ça fait de ne plus être une inconnue de passage. Elle qui se sentait libre et maîtresse de ses rencontres, elle se sent scrutée et observée. On apprend son prénom et elle apprend ceux des autres. Quand son job dans un bar dure plusieurs jours elle reconnait les habitués.

09 ;Si elle ne panique pas, Mila aux grands yeux sent que la ville se referme sur elle. Qu’elle devient une veine palpitante de Savannah. Elle sourit et reste fidèle à ses vagabondages mutins. Mais chaque bouffée qu’elle expire, c’est une en moins qui revient. La suffocation qui remonte le long de sa gorge, plaque ses doigts osseux contre sa mâchoire. La voix qui susurre qu’elle s’enferme, les chants qui miaulent qu’elle finira par être aussi prisonnière de Savannah qu’elle l’était de Pocatella. Et elle refuse, elle veut pas, elle bosse trois fois plus pour réparer sa foutue voiture. Se casser d’ici tant qu’il en est encore temps. Reprendre la route et ses absences d’habitudes, recommencer à être une inconnue.  

10 ;Et puis un jour on la vole. Piteuse bichette assise sur le trottoir à côté de sa voiture, qui compte ses billets durement gagnés après un ménage fait dans la nuit. Et ils débarquent, ils ricanent et agitent une lame. Plus pour lui faire peur que pour réellement la blesser. Mais Mila elle tient à la vie et son instinct de survie fonctionne plutôt bien. Alors elle tend le paquet de billets et abandonne. En colère et honteuse de s’être laissée faire. Furieuse de s’être sentie faible. Elle recommence. A zéro. Dollar par dollar. Cette fois elle veut plus se faire avoir. Elle range ses salaires dans la doublure de son sweat jaune qu’elle trimballe quasiment partout, soucieuse et méfiante. A la taille, sur les épaules, sur elle ou juste en le tenant dans les mains. On ne l’aura pas deux fois. Elle réunira l’argent nécessaire pour réparer son carrosse et Mila aux grands yeux repartira sur les routes. Cette fois c’est certain.