01 ; Venimeux, une bombe de peinture entre les mains pour ne pas toucher les fils d'un explosif, trop petit bandit, encore, trop innocent, gamin, minot, à se paumer dans les rues de la ville pour dépouiller les plus riches, cigarette au coin du bec. Ils l'appellent Cheetah raccourci en Chee parce qu'il court vite, parce qu'on a l'impression qu'il vole quand ses baskets ne touchent pas le sol. Le méfait accompli il se replie dans son antre, entasse les trésors à défauts d'aligner les bonnes notes. Se fait choper une fois, deux, trois, passe par le centre pour délinquants juvéniles. À seize ans il a déjà un casier judiciaire long comme le bras, ça fait longtemps qu'on l'a viré de la maison, qu'il dort à droite à gauche pour pas finir sous un pont.

   02 ; Le seul lien qu'il garde avec la maison, c'est sa soeur. L'aînée, celle qui fait gaffe aux autres, qui se saigne pour qu'ils aient leur part à bouffer à la table familiale. Celle qui câline quand ça ne va pas, qui essaie de faire parler même quand la douleur a rendu muet. L'aînée, l'aimée, il pourrait en écrire des poèmes si seulement il avait une belle plume. Ou une plume tout court. L'aînée, elle a un peu dévié, a pris le chemin inverse du sien, d'abord sage avant de dérailler, lui a laissé le poids d'une nièce sur laquelle veiller. Rubis au prénom aussi appropriée que la couleur de sa crinière, Ruby oui, c'est exactement ça, même s'il prétend qu'elle l'exaspère c'est faux, faux, pertinemment, faux. Il l'aime à se saigner les veines, à passer tout l'argent de son art pour qu'elle puisse manger correctement quand elle lui rend visite, quand elle se traine jusqu'à son coin miteux. Il l'aime à en crever, Ruby, se prendrait une balle en plein coeur si ça peut signifier qu'elle vit. Et son ombre, Jade, les deux pierres les plus précieuses sur lesquelles il aura l'honneur de veiller. Trop de responsabilités pour un être aussi foncièrement égoïste.

   03 ; Billie c'est son amour de jeunesse, une minette d'une autre bande, d'un groupe de connards, une fille sur laquelle il n'aurait jamais dû poser les yeux, le portrait refait à maintes reprises par son frangin, "t'approches pas de ma soeur" aboyé comme un ordre arbitraire à l'égard de Jem qui, lui, n'a jamais bien su résister à un défi. C'en est un, se taper la frangine du chef du gang voisin. Billie et les seins trop petits dans ses paumes, Billie et ses jolies lèvres rouges, Billie et ses fesses absolument parfaites, embrassées trop de fois pours les compter. Juste elle pour envoyer paître le solitaire, pour jeter un fard rose sur son spleen de peintre trop souvent exagéré. Et comme il faut toujours un méchant et un gentil dans une histoire digne de ce nom, c'est elle qui endosse le beau rôle. Elle qui se fait lourder. Elle qui en pleure des rivières. Et le début de la perdition commence pour le cruel éphèbe.

   04 ; Si on lui avait dit à quinze piges qu'il deviendrait soldat à dix-huit, il aurait sûrement éclaté de rire, fait un petit geste de la main pour renvoyer la balle, il ne mange pas de c'pain là lui, la patrie se sauvera un autre jour. Pourtant y a eu cet éducateur, ses yeux plus grands que les autres, son envie de lui sortir la tête de l'eau aussi. Il parle bien, il prêche avec talent. Il n'en faut pas plus pour convaincre Jeremy qu'il pourrait sauver des vies, se lancer dans l'humanitaire, et si ça se fait avec un FAMAS c'est juste par mesure de sûreté, on n'a jamais zigouillé des méchants avec des fleurs. Naïf. Le coeur trop bleu, bientôt noir. Le sang qu'il a sur les mains ne partira pas à l'eau.

   05 ; La perte de sa jambe est une séquelle de l'un de ses seuls actes de bravoure, un gosse qui jouait trop près d'un champ de mines et Jem parti bille en tête, persuadé qu'il pourrait le sauver. Incapable de voir qu'il valait autant jouer à la roulette russe, qu'il risquait moins d'y laisser sa peau. Les cris des gars, il s'en cogne, ils pourraient tout autant être en train d'se faire désosser qu'il irait quand même chercher ce gamin. Il se souvient des pas hésitants des premiers mètres, des doigts pincés entre ses lèvres pour attirer l'attention de l'enfant, deux mètres qui les séparent, un mouvement de trop et puis un acouphène assourdissant. Plus rien. Le noir complet. Les yeux qui s'ouvrent pour découvrir qu'il lui manque quelque chose, le cerveau qui met un moment à réaliser. Les mois à se croire inutile, on ferait mieux d'le buter, ça irait plus vite et ça coûterait moins cher. Mais non, l'Amérique préfère investir dans le palliatif. Il crève pas. Il vit pas non plus.

   06 ; Pour les curieux qui se demanderaient : il est amputé au-dessus du genou gauche. Donc ouais, difficile de maintenir l'illusion et plus difficile encore de réussir à marcher correctement. Aujourd'hui encore et après des mois de rééducation intensive, il est obligé d'utiliser une canne pour ne pas perdre l'équilibre, s'casser la gueule devant tout le monde et être encore plus ridicule qu'il ne l'est déjà quand on le voit avancer comme un grand-père. Les médecins ont dit que ça passerait avec le temps mais pour le moment, y a aucune amélioration à l'horizon. Cloporte qui claudique. Le mégot au coin du bec et une troisième jambe pour lui servir d'appui. Et dans les yeux de tous les autres, beaucoup trop de pitié.

   07 ; Son existence se résume à se lever, manger, chier, se laver, regarder la téloche et se coucher. Pas ultra trépidant, c'est pour ça qu'il a rajouté d'autres trucs par-dessus le train-train quotidien, comme nourrir tous les chats du quartier ou assister à des réunions de vétérans, souvent aussi démembrés que lui. D'ailleurs ça l'fait un peu chier, au passage, vu que c'est souvent des fachos en manque de fanatisme ou des illuminés qui ont laissé un bout de cerveau sur le champ de bataille. Y a pas trop de mecs lucides comme lui, des gars qui ont juste perdu un membre mais pas leur cerveau. C'est pour ça qu'il essaye de ne pas passer tout son temps là-bas, de ne pas se noyer dans l'apitoiement. De toute façon, ça ne lui ressemble pas.

   08 ; Anca. Anca dans son esprit, sous sa peau, dans son coeur. Pas parce qu'elle l'a soigné, pas même parce qu'elle l'a aidé à s'dire qu'il était peut-être plus qu'un déchet. Parce qu'elle l'a vu comme on voit les couleurs pour la première fois, parce qu'elle a glissé sur lui un regard bienveillant là où tant d'autres ne tissent que de l'apitoiement. Elle a délié des choses et il ne comprend pas, elle a traduit des codes et il ne l'accepte pas davantage. Pas depuis qu'il l'a embrassée et qu'elle a décidé d'se foutre en l'air juste après, à croire qu'il est un déchet tellement putride qu'on préfère se faire ronger par les vers que lui caresser la glotte. Alors il déteste, maintenant. Pour ne plus aimer.

   09 ; Paon. Odieux, orgueilleux, détestable et franchement méprisant, il quitte rarement sa tour d'argile pour venir se tailler une part au milieu de ses semblables. On le voit parfois au dehors en train de graffer, la clope qui pend des lèvres pendant qu'il croque les passants, c'est tout juste s'il dit bonjour quand on lui demande un peu de son temps. Il ne fait rien pour être agréable, non, c'est un moyen de se protéger des autres il pense, une manière de replier ses ailes sur lui, éviter les galets qu'on lui jette sous forme de mots, d'ordres, de conseils, les tu ne devrais pas te lamenter autant qui se superposent aux tu ne vaux rien engendrés par son esprit, trop fécond lorsqu'il s'agit d'auto-flagellation.

   10 ; Il ne parle quasiment pas, Jem. Sa gorge est presque sèche à force de retenir les mots, ou de les cracher en arrière. Il doit pas avoir adressé plus de trois phrases à certaines personnes de son entourage proche, celle à qui il cause le plus c'est sûrement Ruby, parce qu'il est bien obligé de lui répondre quand elle jacasse un peu trop. Il évite les effusions, Jem, refuse qu'on puisse le voir sous une autre apparence que celle d'un tyran forcé, d'un soldat bousillé, d'un ermite qui se terre dans sa grotte pour éviter de se brûler la peau au soleil. Quand il ouvre la bouche c'est pour s'alimenter, quand il utilise sa langue c'est pour s'lécher les doigts. N'essayez pas d'en obtenir plus de lui, ça ne sert strictement à rien.