Tu les entends encore. Tous. Murmurer comme s’ils étaient discrets, comme si tu étais sourd, mort, que rien ne t’atteignait, qu’on pouvait bien t’enfoncer, tu n’allais rien dire, rien ressentir. Qu'une marionnette. Tu les entends eux et leurs critiques, comme s’ils avaient le droit à une quelconque réplique, comme si ta vie n’était qu’un spectacle et qu’il était naturel d’y donner son avis. Tu veux tous les frapper. Un par un. Tu veux leur crier que t’es plus un gamin, que tu peux mordre, dévorer, que t’as la rage de gagner le procès. Mais non. La réalité c’est que tu n’as même plus la force de partir à la guerre. A quoi bon ? La défaite est déjà décernée. Tu les écoutes, « ce procès ce n’était que du bling bling. Ça va leur couter cher », « ils aiment se donner en spectacle que veux-tu », ils se permettent. De te juger toi et ta mère, mais qui sont-ils ? « Si c’est vrai, il a dû aimer », tu manques de t’étouffer avec l’alcool de ton verre, tu tousses, la main contre tes lèvres, essayant de faire le moins de bruit possible. Tu te vois leur casser ton verre au visage. « Aimer ? Parce que vous, vous aimerez vous faire violer ? Etre con c’est une profession en 2018 ? Y’a des qualifications et tout ce bordel ? », tu te mords la lèvre sous la colère. Et puis t’encaisses. T’encaisses. T’essuies toutes les conneries, tu les laisses croire leurs âneries puis en silence, toi tu as mal, mais ça c’est pas grave. « Un autre verre », tu dis pas s’il vous plait, t’as pas la réputation d’être bien éduquée. Une pute en mère, ça doit être compliqué non ? Elle doit jamais être là. Le pauvre enfant. Mais ça aussi c'est faux. Au contraire, c’est toi qui n’est jamais à la maison. Mais la vraie version, ils ne veulent pas l’entendre, ils préfèrent tout déformer et tu devrais simplement t’en foutre, pas vrai ?

Mais t’y arrives pas.

T'as pas la force de superman. Ni l'optimisme d'une Miss. On dirait peut-être pas, mais t’as une cervelle, un cœur qui te fait vivre, t’es une machine qui parfois ressent des choses. Qui parfois à des failles. Qui parfois à mal. Dans la vraie version, t’es humain. Tu prends ton verre, paye d’un billet bousillé, presque déchiré, et tu bois le liquide pour oublier tous ces coups de couteaux qui ton font saigner le dos. T’en as marre. La coupe est pleine, elle déborde depuis des années, et tu coules sous les marées. Tu te laisses crever. C’est pas grave. Et les autres continues à murmurer, leurs regards dégoutés posés sur ta peau.

Les habitudes avaient la peau dure avec toi, même à Savannah tu retrouvais tes bon vieux clubs tordus où les gonzesses servaient de flûte au champagne. C’était bien, tu n’étais pas trop dépaysé du coup. Rien à voir avec la classe de Los Angeles mais tu t’en contenterais. Qu’est-ce que tu pouvais bien faire d’autre de toute manière ? Savannah n’avait jamais brillé pour ses divertissements et à choisir entre les putes et les camés, tu choisissais les putes. Toujours les putes. C’était bien les putes.
Bref, te trouver dans ce vieux club qui puait le glauque, c’était normal. Clope entre les doigts, verre devant toi, tu laissais ton regard courir sur la chute de rein d’une jeune danseuse qui devait avoir vingt ans tout juste. Elle ne portait pas grand-chose sur elle mais ça suffisait, tu n’étais pas venu voir le spectacle de fin d’année du couvent local. Tu payais assez cher pour que la vue soit correcte et si ce n’était pas le cas, tu avais suffisamment d’audace pour aller toucher deux mots au patron. Le pire c’est que souvent, ça passait. Tu avais cette aura autoritaire, ce sourire enjôleur de ceux qui ne doutaient de rien, ceux qui osaient repousser encore et toujours les limites.
Mais ce soir, t’avait rien fait de tout ça. T’étais sage comme une image, posé au bout du bar, un bras replié devant ta poitrine, l’autre tendue devant toi, le poignet posé devant le cendrier.
Tu n’étais pas seul ainsi posé au bar. La plupart des clients se prenaient une table mais toi, tu trouvais ça déprimant de prendre une table seul alors le bar, c’était très bien. Un autre semblait avoir eu la même idée. Cheveux mi longs remontant en bouclettes autour de ses oreilles, le regard un peu perdu entre le bois du bar et le fond de son verre, genre ouin ouin c’est trop la déprime, pouvez pas comprendre. Ouais ouais toi tu comprenais surtout pas comment un gamin avec du duvet sous le nez puisse entrer dans un bar comme ça.
Mais ce n’était pas tes oignons.
Oui mais c’était trop tendant.
On aurait dit Ioan. Il traînait dans ces clubs Ioan ? Ce serait pas étonnant qu’il soit PD en plus d’être un foutu fragile. Peut-être que tu devrais songer à l’emmener mais tu manquais clairement de pratique en ce qui concernait l’empathie.
Avant même d’avoir réfléchi à ton discours, tu t’étais vu te lever pour aller prendre place à ses côtés. Entre lui et les danseuses parce qu’il ne fallait pas déconner, t’étais pas venu pour mater un gamin taciturne. « Alors, c’est la quelle ta mère la pute qui t’a fait entrer alors que tu devrais déjà être au lit ? »

Le doigt qu’essaie de faire siffler le verre, l’empreinte posée sur le rebord, le regard perdu entre les bouteilles, en exposition contre le mur qui te séduit vite, en grand alcoolique, t’as hâte de finir ta commande pour en demander une autre. D’un autre alcool. Passer ta soirée à tous les gouter jusqu’à les oublier pour recommencer demain, répéter la musique d’un tourne disque qui déconne jusqu’à qu’il rende l’âme, qu'on l'jette à la poubelle. C’est ton projet, ton métier d’avenir, t’es un putain d’ambitieux pas vrai ? T’es de ceux qui meurent lentement. Sans livre, sans vision, tu ne vois pas plus loin que les briques et le béton. T’as l’envie de fumer qui te rappelle que tu vas crever, d’un réflexe tu cherches dans tes poches le paquet volé, il est là avec le briquet mais t’as la flemme de sortir. Surtout pas le courage de quitter ton verre. Tu veux d’abord le finir, des crevards comme toi y’en a plein, si tu pars sans lui, tu le reverras jamais. Et toi tu payes pas pour les autres, même si ce ne sont pas tes billets. Tu payes surtout pas pour les cons, pas pour les intelligents, pas pour tout ceux que t’aiment pas. C’est à dire tout le monde. Sauf ta mère. Mais elle est pas là, certainement qu’elle se fait baiser à l’arrière d’une voiture, qu’on lui dit qu’elle suce bien, que c’est une connasse et qu’elle aime ça. Toi tu pries. Pour vu que ses clients crèvent. Amen.
On s’installe à tes côtés, tu tournes la tête vers cet enculé, avant de vérifier si le bar est bondé. Bah non. Encore un que tu vas adorer détester. Y’a pas assez de place ailleurs peut-être ? Il a les yeux posés sur les culs de danseuses et toi t’es juste envie de vomir. Il a les allures du client de maman, et ça, ça te fait vriller. Tu vas lui manquer de respect comme il soit ! « ta mère la pute », tu montres rien mais si t’avait une arme, certainement que t’animerais bien la soirée, avec comme fond sonore quelques sirènes et des lumières clignotantes. Il veut quoi celui-là ? Que tu lui refasses le nez ? Ouais enfin, vu sa taille et ses bras, t’es réaliste, tu tiendras pas. Mais tu peux bien rêver deux minutes, ça tue personne. Enfin. Pas dans la vraie vie en tout cas. « C’est pas celle que tu vas baiser dans tous les cas » ça sort tout seul mais l’autre con t’a énervé à peine après avoir ouvert la bouche. On touche pas à maman mais toi, t’es pas courageux, et tu regrettes vite tes paroles, t’as pas envie de rentrer avec une dent en moins. Tu bois ton verre comme si au fond y’avait la determination nécessaire, peut-être qu’avec de la drogue, tu serais en plus vénère mais putain, c'est qu'elle coûte chère cette conne ! Et difficile à voler. T'as le cœur qui s'affole même si t'as l'attitude pokerface, t'es qu'un peureux qui réfléchit pas avant de parler.

Aucun doute, le gamin te faisait vraiment penser à Ioan, il avait aussi ces airs butés dès qu’on osait poser le regard sur lui. Tu le voyais bien qui se renfermait dès que l’un de vous entrait dans la même pièce que lui et toi, ça te rendait dingue ces manières de victime ! Tu le ferais sans doute moins chier s’il te tenait tête, s’il trouvait une bonne répartie qui te remettrait à ta vraie place mais au lieu de ça, il se laissait littéralement marcher dessus et ça te donnait juste envie d’y aller plus fort encore, repousser encore et encore ses limites. Etait-ce un mal ? Non, tu ne faisais que suivre la trace de Lucian. Voilà sans doute la raison pour laquelle tu t’étais approché du gamin, ne cherchant même pas à te faire discret ou subtile : la salle n’était de loin pas bondée, tu aurais pu t’installer n’importe où mais tu voulais qu’il sache que tu étais venu pour lui et tu ne le lâcherais pas d’avoir obtenu ce que tu voulais. Rien de sexuel, qu’on se le dise. Tu n’étais pas plus attiré par lui que par ton jeune frère, les Popescu n’étaient pas des pédés.
Ton entrée en matière ne sembla pas lui plaire. Ben quoi, tu n’aimes pas ma manière de dire bonsoir ? songeais-tu avec un petit rictus amusé. Il aurait pourtant pu te coller une belle droite dans les dents pour un tel affront ! Toi en tout cas, tu ne l’aurais pas laissé passer. Pas de doute, il était vraiment comme lui. Pussy. « Qui sait… » soufflais-tu sans y remettre une couche. Te taper des putes ? C’était ton truc pourtant. Pas parce que tu ne t’en sortais pas sans mais parce que c’était moins chiant, un billet tendu t’économisait une longue soirée de séduction. Puis tu pouvais leur faire n’importe quoi, elles simulaient tout pareil. De vraies princesses ! « Alors c’est quoi ton truc gamin, picoler toute la soirée sans même profiter du spectacle ? T’as l’air d’un vieux trader au bout du rouleau, j'déconne pas c'est pas d'ton âge »

Soit cet homme s’était fait recaler par toutes les danseuses de la soirée, soit il était juste… improductif. Dans tous les cas, ta chance légendaire le ramena à tes côtés quand tous les tabourets du bar attendaient encore d’être occupé. Décidement. Tu as toujours eu une mauvaise étoile. Pas né le bon jour, dans le bon endroit, par la bonne personne. La chance d'un clébard unijambiste et rasé. Il est certain que si tu avais un peu plus de courage, des muscles dans les bras, et une réputation de kaid à tenir, tu serais certainement en train de te battre avec lui. Tes poings qui s’abattraient sur sa gueule, et tes mots vipères qui couleraient de tes lèvres pour s'immiscer dans ses oreilles, le réduire à rien, qu'une pauvre merde qu'il serait sous tes doigts acérés qui tortureraient sa gorge. Maman on y touche pas, tu peux déjà pas la protéger, elle qui est obligé de se faire niquer alors t’aimerais au moins la défendre des injures et jugements des autres, la venger, faire un truc, n’importe quoi même s’il faut finir en garde à vue, même s’il faut finir en taule. Pour elle tu es prêt à tout. Enfin. Dans ta tête seulement. Dans ce monde imaginaire où t'es grand, fier, déterminé, exemplaire. Dans la vraie vie, morose et assombrie, tu restes assis sur ton tabouret, tes doigts agrippés au verre alors que tu laisses passer les insultes sans conséquences ni représailles. Tu ne la défends même pas, tu t’attaques directement à lui pour regretter ton audace de pauvre adolescent con et certainement en manque de reconnaissance. Même ça tu ne sais pas faire. Même là tu fais pitié. Peureux, tu viens chercher un peu de liquide pour tremper tes lèvres, noyer ta trachée, l’alcool te rend peut-être plus provocant, plus arrogant mais ce sont toutes tes barrières qui tremblent, qui lâchent sous ton addiction de vieillard aigrie. Tu parles, tu réfléchis ensuite, peut-être, quand il te reste encore quelques neurones sinon tant pis, tu regrettes, tu t'enfonces. Peut-être que tu cherches. Mais parfois ça fait tellement du bien d’être volontairement détestable. « Il m’intéresse pas l’spectacle, ça te pose un problème ? » que tu demandes en le regardant, clairement agacé qu’il vienne empiéter dans ton espace sans justificatif ni invitation. Et encore une fois tu parles, tu craches tes mots parce que tu n’arrives pas à te retenir, faut que t’évacues le trop plein de haine. Tu vas te faire défoncer la gueule. « J’te les laisse, j'suis plutôt sympa », tu fais un mouvement de tête vers les femmes à moitié dénudées alors que tu n’oses même pas poser les yeux sur leurs courbes. Tu fais semblant d’être un tombeur aimable alors que tu es tout l’inverse. Tu ne plais pas, et tu es putain d’égoïste. Tu trouves ça juste… Répugnant. Elles ne t’intéressent pas, comme ils ne t’intéressent pas, toi t’es pas comme tous ces gens qui vivent que pour baiser. La baise c’est nulle et ça fait mal.