arms wide open,
i stand alone.
i'm no hero,
and i'm not made of stone ▲▼▲ (afghanistan, 2003 ; 22 ans)
Ça empeste. Odeur nauséabonde de corps empilés. Corps déchiquetés, corps abandonnés.
Ça empeste, mais il n'a rien pour se couvrir la bouche ou le nez. Il lui a fallu se dégager la gorge pour réussir à respirer. Il lui a fallu s'éloigner. Un pas, puis un autre. Le regard qui ne peut pas vraiment se détacher de l'horreur, et qui y revient sans arrêt — aimanté.
Il ne ressent rien. Ni la peur d'être à découvert, ni la culpabilité que le spectacle pourrait lui procurer. Au fond de lui, le vide s'est fait. Béant, impossible à combler. Un de ces trous noirs que seuls ceux qui avançaient à ses côtés, jour après jour, pourraient imaginer cerner.
Son estomac est vide, lui aussi. Il n'a rien à vomir, mais la peur de rendre ses tripes subsiste, à chaque fois que l'air putréfié pénètre ses poumons. Il n'a rien à vomir, mais il sait que son corps trouvera. Celui de l'Américain l'avait bien fait.
Les yeux du serbe se posent sur l'homme. Blond, rasé. Pas taillé pour évoluer dans ces milieux dégueulasse. Pas taillé pour regarder l'horreur dans le blanc des yeux sans ensuite s'en retrouver marqué. Mais cette fois, il n'a pas eu le choix. Personne ne l'a eu. Ils sont tombés dessus au coin d'une rue. Pas âme qui vive pour les prévenir — rien que l'odeur pour les attirer. Y a un chien errant qui s'est enfuit, lambeau de chair dans la gueule, lorsqu'ils sont arrivés. Ils l'ont regardé décamper, leur pas saccadé ralentissant soudainement. Les fusils à leur bras se sont baissés. Et immédiatement, certains ont fait volte-face pour s'éloigner. Mais pas l'Américain.
L'Américain est resté là. Immobile. Il a contemplé l'horreur. Contemplé le désastre auquel on venait de les confronter. Plusieurs minutes ont passé avant qu'il ne s'assoie finalement, sur le pan de ruines le plus proche. Sa tête s'est baissée, et la bile est remontée. Depuis, l'odeur du vomi se mêle à celle des chairs putréfiées. Le coeur du serbe, lui, reste inerte. Il regarde celui des autres se soulever, regarde les types dévastés être forcés de s'éloigner. Incapables de supporter le spectacle qui s'offre à eux.
Et il voudrait pouvoir les rejoindre. Voudrait pouvoir dégueuler, se recroqueviller dans un coin d'ombre, et se laisser aller à trembler. Mais rien ne vient. Coeur éteint. L'âme brisée, et ses tristes lambeaux éparpillés.
«
Those are feet. »
L'anglais qui lui écorche les oreilles. Ses yeux qui se détachent des restes humains, pour se poser sur le type assis à ses côtés. Ça ne dure qu'une seconde ou deux. Le temps de réaliser qu'il ne comprend pas vraiment ce que l'autre marmonne — le temps que la magnétique inhumanité de la scène n'accroche une nouvelle fois ses iris noirs. La langue de l'autre lui reste encore une énigme, malgré les mois passés à côtoyer les siens. Mais il n'y a pas besoin de savoir décrypter la phrase pour piger l'idée. Le regard vide, fixé sur le monticule face à eux, était amplement suffisant.
«
It's a fucking pile of feet. »
Il ne comprend pas plus, mais il
sait. Sait que l'autre a besoin de parler de ce qu'il voit. D'énoncer l'absurdité. Et il sait que tout cela ne fait aucun sens.
Ça n'en a jamais fait. Depuis le jour où il est arrivé, les déceptions se sont enchaînées. Étroitement mêlées aux atrocités qu'il croisait — à la mort et à la désolation qu'il côtoyait. Après quelque temps, il a arrêté de chercher à donner un sens à ce qu'il voyait. Plus vite que la plupart, il s'est résigné à l'horreur et aux sursauts du coeur. Résigné à regarder son monde s'enfoncer toujours plus profondément dans les Enfers. Résigné à ne plus jamais pouvoir tirer de son esprit les crânes éclatés, les chairs défoncées par les balles, rongées par le feu — et les hurlements à en fendre l'âme des plus solides. Il est devenu pierre. Devenu celui que l'on regardait encaisser, sans comprendre d'où venait la force qui le lui permettait. Il est devenu part de ce décor terrible, part de ce vide de sens que la guerre se voyait reproché. Et ce monticule humain ne faisait que lui remémorer la désolation qu'il semait derrière lui, jour après jour. Fusil automatique au poing, couteau à la ceinture. Et les pieds des victimes ainsi entassés, détachés des corps, détachés du reste, rappelaient aux bourreaux les paires de bottes qu'ils récoltaient, à mener cette guerre qui ne leur appartenait pas. Mémo cuisant — mémo qui étirait les tripes des soldats, et qui brisait si aisément les esprits encore intacts qu'on pouvait lui envoyer.
Impassible, il les observe. Pieds d'hommes, avec ou sans chaussures. Pieds de femmes, abîmés, blessés. Pieds de vieillards, calleux, ridés. Pieds d'enfants, déjà enveloppés dans une mort non-méritée. Ternis par l'absence de vie — cette vie qu'ils n'auraient jamais la chance de traverser.
Il sonde le tas sans réussir à pleurer. Sans réussir à vomir. Coincé au fond de sa poitrine, il n'y a rien d'autre qu'un coeur brisé. Coeur que la guerre a tué. Il n'y a rien d'autre qu'un vide derrière ses yeux — vide qui l'empêchera à jamais de voir le monde comme il a pu le faire par le passé. L'âme lapidée par la brutalité et la sauvagerie.
Puis, il les voit. Ces petites choses. Si petites choses.
Il lui faut se concentrer pour les distinguer. Ça gît au pied du monticule, et ça semble refuser de se mêler au reste des membres coupés.
Yeux plissés.
Scruter.
Pieds de bébé.
Il bat des cils. Violent retour à la réalité. À ses côtés, l'Américain marmonne toujours. Il ne l'écoute pas. Ne cherche même plus à l'entendre. Les oreilles remplies de coton, les jambes soudainement faibles sous le poids colossal qu'il les force à porter. Il fixe une seconde de plus les deux petites choses recroquevillées dans la poussière — petits tas de chair. Puis il se détourne, et il s'éloigne.
Un mètre. Deux mètres.
Ses genoux ne tremblent pas. Respiration lente, il reste de marbre. Les pas posés, pas calculés. Il ne faillit pas. Ne ploie jamais.
Ruelle étouffante. Coin d'ombre. De là où il est, il ne voit plus les pieds. Ne voit plus l'Américain, n'entend plus ses gémissements. Ne perçoit plus le son des hauts-le-coeur des autres soldats. Isolé.
En paix.Une brise d'air frais lui caresse la gorge, alors qu'il s'appuie sur le mur à ses côtés. Une main ferme, un bras solide. Le roc recommence à respirer. Ferme les yeux. Et alors que l'air finit de souffler, les relents d'odeur reviennent l'agresser — plus violent que jamais. Relents de pieds en décomposition. Relents de mort.
Relents de réalité.Le corps se plie, les yeux se ferment.
Le coeur de pierre se brise finalement, et la bile éclabousse le mur, les pavés, la poussière. La gorge brûlante de l'acide, le soldat cale son deuxième bras aux côtés du premier. Mains à plat sur le mur, tête coincée entre les épaules, les paupières battant faiblement. Il ne voit rien. N'entend rien.
Et alors que la bile monte à nouveau, il se demande combien de temps il pourra encore résister. Résister à la guerre, et à sa monstruosité.
Résister à l'horreur.
Résister à la cruauté.
Résister à l'inhumanité.
Résister, du bout de ce corps fêlé.
Résister, aux extrêmes de son âme brisée.