cas de conscience. (jaxaire)

La vieille voiture qui quitte la route pour aller s'enfoncer sur le terrain vague. Il l'arrête au milieu, dos à la route et reste dedans encore quelques instants. Le soleil est presque couché déjà, le ciel est sombre et encore parsemé de quelques couleurs orangées. Il souffle, les mains toujours accrochées au volant, terriblement nerveux. Son rythme cardiaque n'arrive plus à descendre. Et c'est comme ça depuis la veille. Depuis que Halina lui a demandé le pire. Il finit par relâcher le volant en soupirant bruyamment, venant frotter ses mains moites sur son jean noir et sale. Il attrape le pull sombre et un peu difforme qui traine sur le siège passager et sort de la voiture avant de l'enfiler. Il flotte un peu dedans, le col élargi qui tombe sur son épaule gauche. La portière claque et il fait le tour de la voiture pour venir se caler contre le capot. Il regarde le terrain qui s'étale devant lui et qui disparait dans une sorte de sous-bois. Il sort une clope de son paquet et l'allume, les mains tremblantes. Il fume nerveusement, la cigarette qui se consume bien trop vite. Il finit par grimper sur le large capot, et son dos s'appuie contre le pare-brise, le regard levé vers la pénombre. Il ne se retourne pas quand il entend le bruit d'un gros moteur de moto arriver le long de la route, puis se couper. Il attend sans broncher. Une jambe étendue sur le capot et l'autre pliée contre sa poitrine. Il a encore les restes du maquillage de sa répétition de cet après-midi. Du noir autour des yeux qui le rend encore plus sérieux qu'il ne l'est déjà. Il entend le bruissement de l'herbe qu'on piétine et très vite, elle apparait dans son champ de vision. Il ne tourne pas la tête pour autant, le regard perdu dans le vague, trop occupé à cogiter. — Salut. Qu'il souffle tout bas pendant qu'elle s'installe. Il sort une deuxième clope et la lui tend. Il attend qu'elle la mette en bouche pour la lui allumer avec son propre briquet. Puis il s'étale à nouveau. Le silence les enveloppe un moment et sa présence l'apaise. Il sait que sans elle et la possibilité de lui parler, de tout lui dire sans la moindre retenue, il aurait vrillé. Alors il se lance, ne sachant pas par quel bout aborder ce sujet délicat. — Si quelqu'un que tu aimes vraiment te demandait de faire quelque chose d'atroce pour le venger, tu le ferais ? Il tourne la tête vers elle, leurs regards qui se croisent enfin. Elle n'a pas l'air bien elle non plus. Il culpabilise de lui rajouter ses propres problèmes, mais il a besoin d'elle ce soir. — Vraiment atroce. Il insiste, son regard appuyé dans le sien.

Elle avait perdu la notion du temps, depuis quelques jours. Tous les évènements récents se bousculaient sous son crâne et rendaient ses insomnies encore plus difficiles, les soirées encore plus alcoolisées. Ses absences au garage se multipliaient à nouveau, et le vide à l’appartement prenait de plus en plus de place. L’arrestation de JJ en silence, la rencontre avec l’autre du clan Popescu, Samih qui semblait lui échapper de plus en plus … et Sidney. Putain, Sidney. Son prénom lui martelait la raison aussi bien que le sang qui se déversait contre ses tempes, il n’y avait plus que ses deux syllabes qui raisonnaient dans sa tête comme une litanie qui n’aurait de cesse que de la rendre dingue. À chaque instant où elle était seule, du jour comme la nuit, sa présence accaparait toute son attention. Il était celui qui avait provoqué la mise en cage de JJ, celui avait enlevé une pierre de son édifice. Il était celui qui en paierait les conséquences, quelque part au fond d’elle, elle avait déjà accepté cette évidence. Elle n’en avait pas parlé à Samih, elle connaissait déjà sa réaction, et elle n’avait pas la force de lui faire une nouvelle promesse qu’elle ne tiendrait pas. Il n’y avait que Sidney dans sa tête alors que la route défilait sous le phare de sa bécane, Sidney et des traces d’hésitation. De celles qui la faisaient douter, qui lui donnaient encore l’illusion qu’elle ne ferait rien, qu’elle saurait se maîtriser. Il n’y avait que Sidney, jusqu’à ce qu’elle quitte le bitume pour s’engager sur le terrain vague. À cet instant, tout se dilua pour faire de la place aux problèmes d’un autre, pour se faire à l’écoute de celui qui avait besoin d’elle maintenant. Elle finit par se garer à l’arrache, éteindre le moteur et se délester de son casque pour rejoindre Jax à sa voiture. « Salut » qu’elle lui répondit en posant son sac à dos par terre, dont le cliquetis signala la présence de bouteilles de bière. Elle vint s’installer à ses côtés sur le capot, acceptant l’offrande de la cigarette comme une délivrance, avant de replier ses jambes vers elle. Elle se plongea également dans la contemplation de la pénombre en suspend au-dessus de leurs têtes, attendant patiemment qu’il lui expose son urgence. Elle savait qu’il ne fallait pas le brusquer, comme elle savait tout aussi bien que ça ne servait à rien de précipiter les choses. Pas entre eux. Il avait percuté son existence comme un second souffle lorsque ses poumons avaient sérieusement commencé à rendre l’âme, et maintenant elle n’imaginait plus son chaos sans sa présence. « Si quelqu'un que tu aimes vraiment te demandait de faire quelque chose d'atroce pour le venger, tu le ferais ? » Elle relâcha de la fumée, et la réponse se fit spontanée. « Oui. » Sa question trouva un écho troublant dans les déboires de ces derniers temps, et elle tourna la tête vers lui pour s’accrocher à son regard. « Vraiment atroce. » Elle fronça les sourcils, et vint reprendre une bouffée de sa cigarette. Son maquillage sombre donnait une allure d’autant plus sinistre à ses mots, alors elle laissa le silence s’installer un instant, le temps de considérer la remarque. Elle se détourna quelques secondes pour libérer la fumée avant de le dévisager à nouveau. « J’pourrais faire n’importe quoi pour ça. » Dieu seul savait que les personnes qu’elle aimait étaient peu nombreuses, mais que le champ des possibles quant à son ‘n’importe quoi’ était beaucoup trop vaste. « Mais on n’réagit pas tous pareil. Tu veux m’parler de cette atrocité en question ? »

— Oui. La réponse fut immédiate, ôtée du moindre soupçon de doute. Comme lui devant Halina lorsqu'elle lui avait demandé de commettre l'irréparable et qu'il n'avait pas hésité une seconde avant d'accepter. Il avait su avant même de poser la question ce qu'allait répondre Daire. C'était peut-être pour ça finalement qu'il avait décidé de lui en parler. Pas pour qu'elle lui donne un avis objectif, non. Mais pour qu'elle le conforte dans son choix. Ce putain de choix qu'il n'arrivait pas à assumer. Parce que ce n'était pas lui, aussi sombre pouvait-il être, Jax n'avait jamais eu l'âme d'un sanguinaire. Mais pour elle, il voulait bien enfiler le pire des masques. — J’pourrais faire n’importe quoi pour ça. Ils crachèrent leur fumée en même temps, Jax ne la lâchait pas du regard, pour autant il ne la voyait pas vraiment. Il était comme absent. Bien sûr que Daire pourrait faire n'importe quoi pour les siens, il n'en avait jamais douté. Elle était comme lui. Solide et loyale. Tous les deux colosses d'argiles qui commençaient à s'écrouler sous le poids imposé. Leur stature inébranlable qui n'était finalement qu'une façade pour cacher la fragilité de leurs sentiments pour leurs proches. — Mais on n’réagit pas tous pareil. Tu veux m’parler de cette atrocité en question ? Il veut en parler oui, mais il ne sait pas comment avouer. C'était tellement brutal. Il détourne la tête et continue de fumer, terminant presque déjà sa cigarette. Il cherche ses mots, ne sait pas comment faire. Les secondes de silence s'étirent, s'éternisent et commencent à peser. Le bâton de nicotine se termine et il soupire avant de l'envoyer voler plus loin. Il s'en rallume un autre. Il tire une taffe et tout en libérant la fumée il lâche enfin l'information. — Halina veut que je tue quelqu'un. Et ça brûle sa langue et son palais. Mots douloureux qui le rongent et le nécrosent depuis la veille. Il n'arrive pas à se faire à cette idée. Il voudrait que le violeur crève, mais il ne veut pas être le meurtrier. Pourtant il le fera. Et il a bien peur de mourir en même temps que sa victime. D'y laisser son âme et son humanité.

Leur fumée stagna sous la voute céleste, aux deux piliers de leur existence respective. Des pierres usées, à la façade laminée. Ils n’avaient pas besoin de maintenir cette carapace entre eux, ce masque qu’ils portaient comme relevant d’une mission divine. De celle où faillir devant les leurs était inenvisageable, plutôt crever que de laisser une atrocité leur arriver. Atrocité, l’insistance sur ce vocabulaire précisément, avait rendu l’atmosphère fébrile. En formulant sa question, elle avait bien senti que c’était ce qu’il aurait fait, dans tous les cas. Sinon elle ne serait pas là, à avoir ramené sa carcasse comme pour lui offrir la colonne vertébrale qui permettrait à la sienne de rester debout. Il aurait fait pareil pour elle, et c’était bien ce qui lui avait défaut quand tout avait commencé à s’écrouler. À ses côtés, c’était plus calme qu’auprès des siens. À ses côtés, elle n’avait plus les veines qui bouillonnaient et la conscience qui se brisait. C’était comme une pause suspendue dans le temps, qui leur accordait même parfois un répit auprès de leurs démons. Elle attendit patiemment que les mots parviennent à prendre consistance, que son mutisme se transforme en concession, et que les cigarettes consumées deviennent des cadavres. Comme celui qui n’existait pas encore, mais qui lui pesait déjà sur la conscience. « Halina veut que je tue quelqu'un. » La dernière taffe de sa clope s’éternisa au bord de ses lèvres, geste suspendu à l’instar de ces paroles percutant l’atmosphère. Une brise balaya la fumée et leurs visages d’un geste théâtral, berçant le nouveau silence survenu dans une électricité statique. Son regard céruléen chercha le sien dans la pénombre, ces fichus plis sur le front un peu plus prononcés mais l’air pourtant bien étonné. La surprise resta incertaine quelques secondes, peut-être des minutes, elle ne savait plus vraiment comme si le temps refusait de fonctionner normalement. « T’as raison, c’est atroce. » Est-ce qu’elle en serait capable, elle aussi ? De tuer quelqu’un si on lui demandait ? Sauf que personne chez les Kids ne se permettrait de lui demander une chose pareille. Personne, sauf son frère, faut pas oublier les bombes Daire. Jusqu’à présent, c’était elle qu’on avait tué par vengeance révolutionnaire. Balle perdue à jamais figée dans son corps pour en témoigner. Nature humaine dilapidée, pas de conscience pas de pitié. « Dis-moi qu’t’as une bonne raison d’vouloir buter quelqu’un ? »

La bombe est enfin lâchée et comme après toute violente déflagration, ce qui suit c'est le silence. Un silence de plomb. Un silence de mort. Il sent la tension qui crépite autour d'eux, ça lui refile la chaire de poule. Et il se sent soudain si amorphe qu'il n'a même plus la force de continuer à fumer. Il laisse son bras retomber sur sa cuisse, la cigarette qui se consume dans le vide, les cendres qui s'entassent tout doucement sur le capot, soufflées régulièrement par la brise qui les enveloppe. Il fait particulièrement frais ce soir. Ou peut-être que c'est lui qui se refroidit de l'intérieur. Il finit par tourner la tête vers elle alors qu'elle fait de même. Leurs regards qui s'accrochent, qui tentent désespérément de se sauver mutuellement. Il n'est pas certain qu'ils y arrivent, mais ça vaut le coup d'essayer. Elle a le front plissé et le regard grave. Elle ne juge pas. Elle comprend, tout simplement. Elle comprend l'ampleur du fardeau et ça lui fait du bien. — T’as raison, c’est atroce. Et ça le soulage de voir qu'il n'est pas tout seul à le penser. Halina lui a demandé ça avec tellement de facilité que ça le trouble encore. Comme si c'était anodin. A tel point qu'il a fini par se dire que c'est lui qui déraillait, lui qui n'était pas normal de ne pas vouloir le faire. — Dis-moi qu’t’as une bonne raison d’vouloir buter quelqu’un ? Ses yeux s'assombrissent et ses traits se tirent sous la colère qui se réveille brutalement. Le dégoût qui irrite ses sens, le sang qui brûle, la peau qui pique. Il resserre ses doigts sur sa clope instinctivement et celle-ci se plie aussitôt. Et dans ses yeux, on peut y lire la résignation de ceux qu'on a blessé trop durement, ceux qu'on a brisé en touchant à l'un des leurs, ceux qui n'abandonneront pas tant que justice ne sera pas faite. Il détourne la tête, fâché, mâchoire crispée. Il porte la cigarette à ses lèvres mais elle s'est éteinte et ne ressemble plus à rien entre ses doigts. Trois secondes de flottement avant qu'il se redresse brusquement et l'envoie valser dans un geste enragé. Y a la douleur et la haine qui suintent par tous ses pores, il s'embrase sous les yeux de la rousse, pris d'une vague de fureur qu'il n'a pas encore pu laisser se fracasser sur la réalité. Il se contient encore comme il peut, alors qu'il a soudainement envie de tout briser autour de lui. Cogner, cogner, pour libérer le fauve qui rugit dans l'ombre. Il s'installe en tailleur sur le capot, le regard perdu dans le vide, triturant nerveusement ses mains interminables, si belles autrefois et aujourd'hui fissurées, cabossées. Finalement, dans un soupir retenu il explique. — Elle a été violée. Et il revoit la détresse dans le regard de sa rousse quand elle lui a enfin avoué. Et ça le rend malade. Il pose son visage entre ses mains, submergé par trop d'émotions contraires. Il s'est concentré sur ce qu'il doit faire, et à force il en a oublié toute son empathie pour Halina. Il a mis de côté pendant 24h la douleur de savoir celle qu'il aime aussi sauvagement attaquée. Et ça lui revient tout brutalement au visage ce soir. La claque est rude. Il retire ses mains et souffle un coup sec, pour tenter de tout évacuer. Il secoue lentement sa tête de gauche à droite, dans de petits mouvements frénétiques. — Elle m'a donné son prénom. Depuis, il tourne en boucle dans ma tête j'arrive pas à ne pas y penser. Il hausse les épaules, toujours sans la regarder. — Elle a raison Daire. Faut qu'il crève. Et dans sa voix, la résignation de ceux qui ont une tâche importante à accomplir, que ça leur plaise ou non. Il tourne enfin la tête vers elle, pivotant légèrement son torse dans sa direction. Le regard dur et déterminé. Il accepte la sentence, pour l'autre. Pour lui.

L’espace d’un instant, ce fut le soulagement qui affaissa les épaules de Jax. Dans la révélation ou dans sa réaction, ce fut comme si le fardeau s’apaisa quelques secondes. La compréhension comme un baume sur une plaie qui ne pourra certainement jamais se refermer, mais qu’elle pouvait peut-être atténuer un peu. La situation lui paraissait assez surréaliste, ou tout du moins la demande qu’on lui avait fait. Comment pouvait-on en arriver à condamner sa moitié, même pour une question de vengeance ? Qu’est-ce qui justifiait de lui quémander l’impossible, en sachant qu’il n’en réchapperait probablement pas ? À quel moment, on basculait dans la raison, à aller au-delà d’une simple pensée, pour qu’elle devienne réelle. Au fond, elle savait. Cette bascule, elle avait toujours été bancale dessus. Elle scruta son regard malgré la pénombre de plus en plus épaisse pour y déceler quelque chose, sans réellement savoir ce qu’elle cherchait. Peut-être pour mieux comprendre sa position, se mettre à sa place, ressentir ce qui le faisait tressaillir en cet instant. Pour accepter de partager son fardeau, aussi. Partager par les mots, c’était toujours mieux que rien. Elle perçut naturellement le changement dans ses traits ses gestes sa nervosité. Elle connaissait si bien ce genre de déraillement, quand la raison n’avait plus lieu d’être et que le magma dans les veines se faisait maître du corps. C’était certainement pour ça aussi, qu’ils avaient si bien accroché. La colère pour raccrocher, quand dans son monde à elle, elle n’était que destruction. Il avait l’allure des esseulés qu’on avait bousillé, Jax. L’allure de ceux qui ne trouveraient pas le repos tant que leur tâche ne sera pas accomplie. La clope défoncée entre ses doigts, à l’image de son cœur certainement. L’embrasement dans le corps les veines, la raison qui s’éparpilla dans le mégot balancé et l’homme blessé qui s’emmêla à celui en colère. Elle ne dit rien, ne bougea pas avec ses jambes toujours repliées vers elle, se contentant de balancer son mégot usé à son tour, simplement. Son regard s’accrocha dans son dos, comme si sa propre tempête pouvait veiller sur la sienne. « Elle a été violée. » Encore une déflagration dans la fraîcheur de la soirée, un frisson lui secoua l’épiderme et elle vint resserrer sa veste en cuir contre elle. Maintenant, tout prenait sens. Elle comprenait, pourquoi Halina voulait voir ce type mort. Peut-être pourquoi c’était à Jax, qu’elle avait demandé de le faire. Elle comprenait, parce que si elle avait été à sa place, elle aurait probablement tout fait pour éviscérer le violeur de ses mains. Mais ce n’était pas, c’en était une autre. C’était Jax assis devant elle, au bord de l’implosion l’explosion. C’était lui, dont la personne la plus importante à ses yeux avait été bafouée humiliée détruite. Il avait probablement absorbé sa douleur, cette même douleur qui le submergea sur cette révélation. Daire, elle n’avait tout simplement pas les mots. Il n’y avait rien à dire, rien qui pourrait suffisamment panser cette blessure. Elle n’avait que sa présence à lui accorder, la certitude qu’il avait au moins elle à ses côtés. « Elle m'a donné son prénom. Depuis, il tourne en boucle dans ma tête j'arrive pas à ne pas y penser. » Le propre prénom qui l’obsédait elle-même donna une compréhension des plus tristes à ses paroles. « Elle a raison Daire. Faut qu'il crève. » Elle ne flancha pas sous son regard, ne prit pas la fuite. Au contraire, elle s’y accrocha s’y maintint, lui concéda cette résignation. Dans son silence, elle lui accordait, elle comprenait. « Je sais. » La gravité dans la voix le regard, dans les muscles les veines. Elle déplia ses jambes devant elle. « T’as pensé aux conséquences ? » Elle se laissa glisser du capot, mais retrouva rapidement son regard. « Pour toi ? Pour elle ? » Ses doigts vinrent tapoter le métal, comme à chaque fois qu’elle réfléchissait pour mieux choisir ses mots. « T’es prêt à porter ce poids ? » Ils parlaient d’un assassinat, pas d’une dispute. C’était le niveau ultime du règlement de compte, celui qu’elle-même n’avait jamais franchi. Elle contourna le véhicule, récupéra son sac à dos et l’ouvrit pour y récupérer deux bières, avant de le laisser s’échouer à nouveau à ses pieds. Elle lui en tendit une, tout en posant une main sur son bras. Un simple geste, pour tout. Pour lui donner la force, pour le soutenir, pour le maintenir en équilibre. Cette bière, il pouvait en faire ce qu’il voulait. La boire, ou la balancer au loin. Elle en avait d’autres en réserve, ce qui pouvait toujours faire l’affaire s’il voulait déverser sa colère en fracassant quelque chose. Ce n’était pas grand-chose, mais mieux que rien. C’était du verre, ça pouvait se briser, elle savait qu’il y avait une certaine satisfaction dedans. Elle relâcha finalement sa pression et s’adossa contre le capot, près de lui, venant ouvrir sa propre bouteille avec l’aide de son briquet. « Comment tu vas faire pour retrouver c’type ? »

— Je sais. Et ça lui ôte un poids terrible qu'elle accepte cette fatalité sans hésiter. Il sait que c'est terrible, que ce n'est pas le genre de truc facile à encaisser, à digérer. Il est bien placé pour le savoir. Alors qu'elle lui offre ça, ça compte pour lui. Bien plus qu'il ne l'aurait imaginé. Il a bien fait de l'appeler à la rescousse. Bien fait de ne pas avoir voulu jouer le pilier que rien n'ébranle. Parce qu'il sait que ça aurait mal finit. Elle glisse le long du capot pour se retrouver quasiment à sa hauteur, il la regarde faire sans piper mot, la poitrine dévastée, la tête en chantier. — T’as pensé aux conséquences ? Pour toi ? Pour elle ? Il baisse les yeux, songeur, la mâchoire qui bouge frénétiquement, trahissant son activité cérébrale un peu trop intense. Il finit par soupirer bruyamment et passe une main dans ses cheveux pour les ramener en arrière. — Je fais que ça Daire. Il relève les yeux vers elle. — Je fais que ça. Qu'il répète dans un murmure désabusé qui révèle toute l'ampleur de sa détresse. Il repasse encore une main dans ses cheveux puis vient gratter machinalement l'arrière de son crâne, ses pupilles qui se perdent à nouveau dans le vide. Les conséquences. Ça l'obsède, ça le rend malade. Parce qu'il a pertinemment conscience que se sera terrible. Que ça va le flinguer. Il essaye de ne pas y penser tout en ne faisant que ça malgré tout, inévitablement. — T’es prêt à porter ce poids ? — Non. Il répond du tac au tac, sans réfléchir. Réponse spontané, criante de vérité. Et il se tait. Daire se mouve, attrape des bières dans son sac avant de le reposer et de revenir près de lui. Elle lui en tend une qu'il attrape sans grande conviction, fixant son regard dessus. La main de la rousse se pose sur son bras, encourageante, réconfortante. Une courte trêve dans la bataille qu'il livre en silence. Ses doigts qui se serrent autour du verre qu'il voudrait balancer, briser, exploser. Il serre, encore et encore, les muscles qui font mal. Et d'un coup, il relâche la tension, relève la tête vers son amie, comme un phare dans la tempête. Il se contient, ravale tout, emmagasine, enterre ses émotions. — Mais j'ai pas l'choix. Et il sait qu'elle comprend ça. Y a des choses qui nous tombent dessus parfois et on ne peut pas les éviter. Parfois faut foncer dans le mur, tout en sachant qu'on risque d'y laisser sa peau. Elle retire sa main et s'installe sur le capot ; il a froid. Il continue de fixer sa bière, sans bouger. — Comment tu vas faire pour retrouver c’type ? Sa question le sort de ses pensées sinueuses, ça le fait revenir à la réalité et il se remet en mouvements. Il se hisse sur le capot pour venir près d'elle et lui pique son briquet pour ouvrir sa bière à son tour, il prend une inspiration et d'une voix trop maitrisée il explique. — Elle le connait, du coup j'ai des infos. J'sais qu'il habite Historic District avec une bande d'Irlandais et j'ai son prénom. J'ai un petit réseau en ville, je pense que je peux le trouver rapidement. Il boit deux gorgées et continue. — J'pense questionner Jo aussi. J'me dis que s'il est capable de faire ça, il a peut-être un casier déjà. Peut-être qu'elle pourra m'aider, le trouver dans leurs dossiers et me refiler son adresse. Il fait tourner sa bière entre ses doigts, à nouveau songeur, à nouveau nerveux. Il veut dire autre chose mais ça ne sort pas. Il a du mal à trouver ses mots et bute dessus, mal à l'aise. Il grimace légèrement et cherche à nouveau son regard, il a besoin de son soutien. — Comment... Il souffle, fait claquer sa langue sur son palais et passe une main sur son front. — J'arrête pas d'me demander comment j'vais faire. Comment il va faire pour le tuer. A mains nues ? Couteaux, sa spécialité ? Armes à feu ? Il se mord la lèvre, cette question le bousille et le dégoûte. Il s’écœure. Y a tellement un monde entre buter quelqu'un sous le coup de la colère et préméditer un meurtre. Il ne pensait pas devoir penser à ça un jour. Il n'est pas certain de pouvoir se regarder à nouveau dans le miroir sans avoir envie de se cracher dessus.

« Je fais que ça Daire. » Son souffle lui comprima la poitrine, parfaitement consciente qu’il était de ceux qui portaient le monde sur ses épaules. Comme elle, il irait jusqu’en Enfer pour les siens. « Je fais que ça. » Mais il ne méritait certainement pas ce genre de purgatoire. Elle aurait aimé être plus qu’une simple présence et de la compréhension, sauf que c’était un fardeau qui ne se partageait pas vraiment. Qui ne tombait au coin de la conscience que d’une seule personne, car de ce sang, ce sont les mains de Jax qui en seront recouvertes. Et ça lui paraissait tellement absurde d’avoir ce type de conversation, comme si la tâche qu’on lui avait assignée relevait d’une banalité alors qu’elle n’était rien de moins qu’une enclume au-dessus de sa tête. Du surréel perdu dans l’usure de leur espace-temps. Evidemment qu’il avait pensé aux conséquences, ses pensées devaient être enlisées dedans. Mais elle voulait s’en assurer, autant pas nécessité que par besoin. Elle voulait être certaine qu’il avait conscience de ce qui se briserait en lui, et qu’il ne récupèrerait jamais. De cette plaie à la taille inhumaine, qui ne cicatriserait jamais réellement. Pas d’étonnement, lorsqu’il lui répondit par la négative. Il n’était pas prêt, et c’était d’une évidence. Ils n’avaient rien de malfrats du grand banditisme, Jax n’avait probablement jamais imaginé qu’une telle situation deviendrait une réalité qu’il devrait affronter à s’en damner l’âme. Daire ramassa des bières, l’observa se contracter autour de la bouteille qu’elle lui passa, d’une force qui aurait pu la pulvériser le temps d’un claquement de doigts. Son geste pouvait peut-être paraître dérisoire, mais elle espérait sincèrement qu’il y trouve un certain apaisement. Une accalmie dans le chaos de ses pensées, de sa destinée. « Mais j'ai pas l'choix. » Ça aussi, elle savait. Parce qu’elle aurait fait exactement la même chose. Parce qu’ils étaient de ceux qui mordaient la poussière pour que les autres puissent continuer de respirer, oubliant qu’ils devaient eux aussi avancer. Alors elle lui pressa un peu le bras, à défaut d’avoir quelque chose de pertinent à y ajouter. Elle avait la sale impression que tout ce qu’elle pouvait dire ne serait jamais suffisant pour étouffer ses maux, pour atteindre sa raison et l’épargner un tant soit peu. Qu’y avait-il à dire, lorsqu’il était question d’un meurtre prémédité ? Simplement lui demander comment il allait faire pour retrouver le type, la gangrène qu’il devait éteindre, pour qu’une nouvelle s’immisce au cœur de ses entrailles. Ils retrouvèrent leur proximité et elle le laissa faire lorsqu’il attrapa son briquet, prenant le temps d’apprécier au moins une gorgée de sa bière avant la chute. « Elle le connait, du coup j'ai des infos. J'sais qu'il habite Historic District avec une bande d'Irlandais et j'ai son prénom. J'ai un petit réseau en ville, je pense que je peux le trouver rapidement. » Le temps se dilapida et la fracassa comme si la foudre lui était tombée dessus, alors qu’elle avait toujours été celle qui la provoquait. Les informations s’entrechoquèrent dans son esprit qui les assimila trop rapidement, et trop douloureusement. Des mots qu’elle n’aurait aimé ne jamais entendre ensemble, dans une même phrase, pour un sujet aussi délicat. Des mots qui condamnaient assurément quelqu’un pour qui elle pourrait donner sa vie. Des irlandais vivant ensemble sous le même toit à Historic District, il ne devait pas y en avoir des masses. La coïncidence était beaucoup trop grande. Aussi vaste que le temps durant lequel son cœur sembla cesser de battre. Elle n’entendit pas vraiment ce qu’il ajouta ensuite, ses paroles se mélangeant dans la panique s’arrachant dans ses veines. La gorgée de bière était mal passée, pourtant elle s’étonna d’entendre sa voix aussi distincte sans une écorchure. « C’est quoi son nom ? » C’était son âme qu’on estropiait, une fois de plus. « C’est mon quartier » C’est mon sang irlandais. « P’t’être que j’le connais ? » Elle faisait déjà les éliminations logiques dans son esprit. Qui d’entre Max, Samih et JJ était le plus apte à commettre cette immondice. Dans les trois cas, elle ne s’en remettrait probablement pas. Sauf qu’au fond d’elle, elle connaissait déjà la réponse – tellement évidente ces derniers temps, qu’elle voudrait l’emmurer pour ne jamais l’entendre. Il y avait sa conscience qui se mourait à petit feu, la bière qui tournait entre ses doigts – et la honte le dégoût le désespoir la peur qui se bataillaient en elle. Quand elle tourna son visage vers lui, son regard se percuta une nouvelle fois au sien – et elle espéra si fortement qu’il n’y ait que la colère qui vibre dans ses prunelles, qu’elle en oublia probablement de respirer. « Comment... » Elle vint noyer dans son désarroi dans plusieurs gorgées de bière, l’observant dans sa propre bataille avec lui-même. « J'arrête pas d'me demander comment j'vais faire. » Daire, elle se demandait déjà comme elle allait faire, pour empêcher les hommes de sa vie s’entretuer. Peut-être que ça ne concernait aucun Kids, qu’elle avait déraillé sans aucune raison. Une inspiration, une expiration. Remettre les idées au clair, éteindre les pensées déstabilisantes. Étouffer le chagrin qui ne manquerait pas de l’abattre. Pas ici, pas maintenant. Maintenant, c’était Jax. Maintenant, c’était celui dont la personne la plus chère à ses yeux lui avait demandé de commettre l’impensable. « Le plus simple, Jax. Le plus simple … » Son regard s’égara sur sa bière, comment mettre des mots sur un tel acte. Comment prévoir un meurtre, comment garder son sang-froid. Comment l’aider, pour alléger son fardeau sans qu’il ne se rende compte qu’il venait d’en mettre un supplémentaire sur ses épaules à elle. « Je- » Un soupir, et elle le regarda à nouveau. Peut-être que quelque part, elle allait commettre l’irréparable avec lui. « J’ai un flingue, pas déclaré. J’peux te le passer. » Peut-être que quelque part, elle n’était pas capable de faire un choix.

— C’est quoi son nom ? Sa voix trop posée pour qu'il puisse y déceler le moindre trouble, à ce moins que ce ne soit le sien qui l'aveugle. Il tourne lentement la tête vers elle pendant qu'elle enchaine. — C’est mon quartier. P’t’être que j’le connais ? Il hausse un sourcil et dans un mouvement spontané, teinté d'une sincérité pure il échappe un léger rire. — Ça m'étonnerais. Ou alors peut-être de loin, peut-être de nom, de vue, quelque chose comme ça. Ou peut-être qu'elle connait quelqu'un qui le connait. Mais pour Jax, c'est l'évidence même que Daire ne peut pas côtoyer un monstre pareil. Parce qu'elle n'est pas comme ça elle et qu'elle ne pourrait pas accepter. Il en est convaincu. Y a même pas à douter. Il reboit une gorgée avant de lâcher l'information, sans se douter une seconde que c'est une bombe A qu'il largue dans le cœur de la rousse. — JJ. Deux lettres. Deux putain de lettres. C'est juste deux lettres et pourtant ça a tout bousillé. La pression de ses doigts se fait plus forte autour de la bouteille en verre. Deux foutues lettres qui ont suffit à faire basculer plusieurs vies. Deux maudites lettres qui tournent en boucle dans sa tête et qu'il n'oubliera jamais. — C'est même pas un putain d'prénom. Qu'il marmonne entre deux gorgées, redirigeant sa rage sur un peu n'importe quoi. Blâmer le prénom pour oublier l'être humain derrière. Si on peut encore le considérer ainsi. Et il ne saisit pas le désastre qui se joue chez Daire, il est obnubilé par le sien, par ses propres démons qui flagellent son âme. Sa douleur qui prend trop de place pour pouvoir ressentir celle de la jeune femme. Il s'est fermé aux émotions des autres, parce qu'il n'arrive déjà plus à gérer les siennes. Peut-être que ça l'arrange aussi, peut-être qu'il n'a pas envie de voir que sa révélation a plus d'impact que prévu. — Le plus simple, Jax. Le plus simple … Mais peut-être que le monstre ne mérite pas le plus simple. Peut-être qu'il mérite le pire des sorts. Peut-être qu'il mérite de souffrir et d'agoniser. Ouais, peut-être. Mais si Jax n'a pas l'âme d'un meurtrier, il a encore moins celle d'un bourreau. Le monstre aura de la chance, la mort sera rapide et propre. Loin de l'image du carnage qu'il a laissé sur son passage. — Je... Son indécision qui lui parvient enfin. Il reporte son attention sur elle et la dévisage longuement alors qu'elle semble mener sa propre bataille en silence. Un silence assourdissant qui lui refile la chaire de poule. Il sent le trouble, mais il n'en devine pas la raison. — J’ai un flingue, pas déclaré. J’peux te le passer. Il fronce les sourcils et la réponse est immédiate. — Non. Il souffle, place sa bière dans sa main gauche et étend son bras droit pour venir le passer autour des épaules de son amie, il vient la serrer contre lui, dans un geste protecteur - c'est plus fort que lui. — J'veux pas te mêler à ça encore plus. J'aurais même pas dû t'le dire. Il n'a pas envie que son fardeau devienne le sien aussi. Pas envie qu'elle pense au cadavre d'un inconnu à chaque fois qu'elle verra son arme. Pas envie non plus de la mêler à ça sur un plan juridique si ça tourne mal. Elle n'a pas à prendre de risques pour un truc qui ne la concerne pas. Et il ne sait pas Jax, à quel point elle est liée à tout ça. A quel point le fardeau est partagé même sans le vouloir. — J'vais me débrouiller. Ça va aller. Il retrouve un peu de contenance, même si ce n'est qu'une façade. Il se met au travail. Creuse un trou dans sa poitrine pour venir y enterrer ses sentiments, ses états d'âmes. Il va tout entasser là, tout recouvrir, tout étouffer. Pour qu'il ne reste plus que le vide, pour qu'il puisse survivre à tout ça. Et tant pis s'il devient monstre de glace si ça permet aux siens de s'en sortir. Les lumières sous sa peau qui autrefois le rendait si brillant en société qui s'éteignent les unes après les autres. A l'image du ciel obscur qui avale les derniers rayons de lumière. Les ténèbres qui règnent en silence, au-dessus d'eux comme dans sa cage thoracique. C'est la fin, c'est trop tard, il accepte, résigné.

Deux.putain.de.lettres.

« Ça m'étonnerais. » L’espoir qui s’infiltra dans le tumulte de ses pensées, ce sentiment fastidieux déposant ses mauvaises graines sur le tapis de la désolation. L’attente, interminable, de la sentence qui ne venait pas, alors qu’il prenait le temps de boire quelques gorgées de sa bière. « JJ. » La décharge, la mise à mort, l’exécution sommaire sans aucune pitié. JJ. Il aurait pu être de sa chair de son sang que la révélation l’aurait mise à terre de la même manière. JJ. Le sale gosse, l’hyperactif insatiable, celui qui renversait des jeunes femmes, leur faisait du chantage, manipulait leurs sentiments, les brisait et maintenant les violait. JJ qu’on avait enfermé comme une bête à abattre, et qu’elle avait trouvé injuste. JJ qu’elle avait toujours voulu protéger du monde, alors qu’il fallait le protéger de lui-même. Deux putains de lettres qui tournaient dans sa tête comme en écho à la litanie dans les pensées de Jax, mais pas pour les mêmes raisons. « Ouais … » Il avait raison, ce n’était même pas un prénom. Mais c’était son identité et pour rien au monde elle n’avait jamais laissé personne lui cracher dessus ainsi. Sauf que celui qu’elle considérait comme son petit frère avait rejoint le rang des charognes les plus détestables, et qu’à présent les valeurs pour lesquelles elle s’était toujours battue lui semblait dérisoire tandis qu’un des siens en portait l’étiquette. Elle secoua la tête, la mort dans l’âme. « Non j’le connais pas, en fait » On venait de lui ouvrir la poitrine une nouvelle fois. Mitraillée, elle n’avait pourtant d’autre choix que rester debout. Bancale, son cœur ferraille sur le bitume. Peut-être que la douleur était aussi réelle qu’une putain de balle ; elle se sentait tout aussi bien déchirée en deux et aucune chirurgie ne parviendrait à raccrocher les morceaux correctement ensemble. Le champ de bataille en elle, entre l’homme à abattre et le gamin paumé pour lequel elle donnerait encore sa vie – et ce putain de no man’s land où elle s’était réfugiée, tiraillée entre les deux bords. Plus personne pour la sortir de là, plus personne pour étouffer ces démons-là qui vinrent grignoter les miettes d’une loyauté bousculée anéantie bafouée. Elle ne pouvait pas en parler à Max, elle ne pouvait pas avouer à Samih qu’il avait raison parce qu’il ferait tout pour l’éloigner de JJ, et elle ne pouvait plus partager cette détresse avec Jax – celle qu’il avait lui-même engendré sans s’en rendre compte. Elle était démunie, elle étouffait, et se sentait à nouveau comme cette môme arrachée brisée abandonnée à la rue et la solitude. C’était Sam et JJ qui l’avaient sortie de là, et elle avait l’impression que l’un des deux était en train de l’y renvoyer. Pas de pitié pour les faibles. Poitrine affaissée qui se ferma hermétiquement au souffle à la vie, elle abandonna toute sa concentration dans la suite de la conversation. Penser à la façon de tuer un homme plutôt que de penser à l’homme qui devait être tué. Tout lui paraissait vain, soudainement. Protéger JJ, aider Jax. Plus rien n’avait de sens, alors qu’elle se trouvait à la croisée des chemins. Elle lui proposa son arme à feu ; mais dans le fond, elle craignait juste de les perdre tous les deux. Parce que sans ses piliers, son existence n’avait plus lieu d’être. « Non. J'veux pas te mêler à ça encore plus. J'aurais même pas dû t'le dire. » Il passa un bras autour d’elle et cette présence lui déchira la peau aussi bien qu’elle vint étouffer la plaie. Elle se laissa aller doucement contre lui, par besoin, pour partager son étreinte, pour qu’ils ne sombrent pas tous les deux. « Bien sûr qu’si. » Froncement des sourcils, pli soucieux, mains accrochées à une misérable bouteille de bière comme une pierre à fracasser en deux. S’il ne lui avait pas dit, elle n’aurait jamais su pour JJ, pour le fardeau de Jax. Dans les deux cas, ne pas savoir l’aurait dévasté ravagé énervé, autant pour l’un que pour l’autre. « Tu s’rais déjà en train d’faire de la merde sinon, et j’aurais sûr’ment rien su avant qu’il soit trop tard » Piètre sourire sur les lèvres, auxquelles elle apporta sa bière. « J'vais me débrouiller. Ça va aller. » Elle aurait pu défaillir, Daire. Se briser en mille morceaux sur ce terrain vague. Elle aurait pu, mais elle avait un ami à aider, une vie à préserver – et ça la tuait de l’admettre, mais JJ était finalement peut-être plus en sécurité dans cette prison entouré des mauvaises personnes que dans la rue à la merci des balles. « Non. » Ça n’ira pas, pour personne. « T’as pas à tout faire tout seul, les gens ont pas b’soin de savoir que t’as demandé de l’aide. » Son regard céruléen qui s’accrocha aux ténèbres du sien. « Et toi, j’te laisserais pas t’renfermer sur toi-même » Elle se détacha, s’éloigna de quelques pas. Peut-être que si elle mourrait de sa cage thoracique oppressée, elle n’aurait plus besoin de s’affaisser sous le poids des secrets. Elle fit glisser sa bière vide entre ses mains, avant de la balancer au loin, dans toute la hargne qui faisait fondre ses vaisseaux sanguins. Pour JJ, pour Jax. Pour elle. Elle observa le projectile, son trajet sa chute, bras ballants le long du corps mais la nervosité toujours dans les muscles. Et puis elle se retourna, vint se positionner devant Jax et attrapa ses mains et sa bière dans les siennes. « S’il te plait Jax, ne reste pas seul » Son regard accroché au sien, à cette ancre ce bourreau, la pression de sa peau contre la sienne et ses doigts qui vinrent s’entremêler à ceux de sa main libre. S’il te plait Jax, ne nous tue pas.

— Non j’le connais pas, en fait. Il hoche la tête d'un air distrait. Évidemment qu'elle ne le connait pas. Et c'est tant mieux, l'inverse aurait été désastreux. Parce que malgré l'importance de Daire à ses yeux, Halina passera toujours en premier. Et il n'aurait pas eu d'autres choix que de flinguer le cœur de son amie en même temps que le carnassier. Et il n'aurait pas pu supporter. Jamais pu se le pardonner. Il finit par l'enlacer, la blottir contre lui, avec l'espoir que ça suffira à panser la plaie béante, à stopper l'hémorragie. Mais rien ne se passe, juste une légère chaleur diffuse qui se fait aspirer aussitôt, broyée par le poids de ses responsabilités. Il doit tuer un homme et pourtant, il a la sensation que c'est lui le condamné. Les rôles inversés. Il tente de mettre un terme à tout ça, il ne veut pas impliquer Daire plus qu'il ne l'a déjà fait. Une part de lui regrette, l'autre pas du tout. Il jongle entre les deux, le cœur pris en étau entre sa conscience et ses besoins, il a du mal à faire la part des choses. Du mal à prendre la meilleure décision. Il n'est même pas convaincu qu'il y en ai une. — Bien sûr qu’si. Tu s’rais déjà en train d’faire de la merde sinon, et j’aurais sûr’ment rien su avant qu’il soit trop tard. Sûrement. Il ne dit rien cependant. Un goût amer qui tapisse son palais. Parce qu'il ne voit pas ce qu'il pourrait faire de pire que ce qu'il s'apprête déjà à faire. Il ne voit pas comment merder plus que prévu. La seule merde qui pourrait s'ajouter à son geste terrible ce serait de se faire arrêter et emprisonner à vie. Parce que ça reviendrait à abandonner Halina. Et tous les autres. Ce serait l'échec de sa mission. Et cette idée a quelque chose de révoltant. Il resserre son emprise autour d'elle et lui assure que tout ira bien. Peut-être qu'il essaye surtout de se rassurer lui-même. Qu'est-ce qu'il peut faire d'autre de toute façon ? Il ne peut plus échapper à ce qui l'attend maintenant. — Non. Il fronce les sourcils, leurs regards qui s'entrechoquent dans le silence de la nuit. Il essaye de tenir le coup et pour ça, il a besoin de se voiler la face. Si elle le force à se confronter à la réalité, il va plonger. Il va se noyer. — T’as pas à tout faire tout seul, les gens ont pas b’soin de savoir que t’as demandé de l’aide. Et toi, j’te laisserais pas t’renfermer sur toi-même. Il ne moufte pas. Il sent qu'elle lui glisse entre les doigts, qu'elle dérape un peu. Elle a tenu le coup quand il a craqué quelques secondes plus tôt, désormais c'est son tour de libérer ses émotions. Celles qui envahissent tout et qui font suffoquer. Il se tait et ne la retient pas quand elle s'éloigne. Il redresse son buste, à nouveau en tailleur sur le capot, les mots qui attendent sagement derrière la barrière formée par ses lèvres. Il se maitrise. Il contrôle. Il a repris le dessus. Ça va aller. Son cœur éponge qu'il presse pour l'en dénuer de tout soupçon d'humanité. Il le laissera s'assécher et au fil du temps il s'effritera. Jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Et peut-être que ce jour-là il pourra respirer à nouveau. Daire s'emporte, la bouteille vide qu'elle jette dans un mouvement enragé, elle a l'air dépassée par tout ça. C'est trop. Même pour eux deux. Il la laisse terminer, il la laisse revenir à lui. Ses mains qu'elle pose sur les siennes et son regard qu'elle plante fermement, y a quelque chose d'implorant dedans. — S’il te plait Jax, ne reste pas seul. Il ne réagit pas, son expression faciale qui reste neutre. Mais il se met en mouvement, s'avance pour se laisser glisser du capot, l'obligeant à reculer au passage pour lui laisser la place. — Hey Daire, ça va aller, calme toi. Il se dresse devant elle, la dépassant largement et vient l'étreindre entre ses bras, sa bouteille qu'il a abandonné sur la tôle de la voiture. Sa main droite qu'il vient déposer à l'arrière de son crâne pour la blottir contre lui. — J'veux pas de ton aide Daire. J'veux pas que tu joues un rôle là-dedans. Sa voix est grave et autoritaire, ce n'est pas négociable. Il ne peut pas se rajouter encore un poids sur la conscience. Tout ça est déjà allé bien trop loin. — Je dois m'occuper de ça seul. Mais j'te promets de n'pas m'isoler ensuite. Il promet sans savoir s'il sera capable de tenir sa promesse. Il l'espère. Il l'espère vraiment, mais il doute. Il sent déjà le changement qui s'opère en lui. La machine est lancée et sa promesse ne trouve plus vraiment de sens à ses yeux. — J'vais devoir y aller Daire, j'ai du boulot cette nuit. Des gars à fracasser, ça lui fera du bien. Il espère seulement ne pas dérailler quand il cognera et que dans sa tête tout s'emmêlera. Comme un échauffement avant le grand final.

Elle ressentait son regard dans son dos, alors qu’elle envoyait au loin sa bière. Cette manie ancestrale qu’elle avait, de s’exprimer rageusement pour ne pas se faire étouffer par ses nerfs. Elle était complètement dépassée par cette soirée, par ce qu’il lui avait révélé. Ça allait au-delà de l’entendement, et elle se demanda à quel moment elle s’était retrouvée propulsée au milieu de trop de vies qui s’entrecroisaient. L’espace d’un instant, ce fut le sentiment que ces combats étaient vains, qui l’accabla. Le temps que la gravité mène le projectile à la chute, le temps d’un soupir d’une absence de battement de son myocarde éviscéré. La bouteille se fracassa au sol, et elle devina de loin les tessons qui s’éparpillaient sur la terre. De la même manière que sa conscience, quelques instants plus tôt. Seulement le temps d’une chute, d’une expiration. Et elle se retourna vers Jax, le rejoignit sous son regard pour venir s’y perdre s’y accrocher, être sûre qu’il ne l’en détachera pas si facilement. Ses mains dans les siennes, elle lui demanda de ne pas rester seul. Dans ces quelques mots, elle se faisait également une promesse silencieuse. De ne pas flancher, de maintenir les Kids à la surface l’eau aussi bien que de rester un soutien sans équivoque pour Jax. Elle avait la volonté pour le faire, un cœur désagrégé restait finalement un poids de moins à porter – et ce n’était peut-être pas plus mal pour garder les épaules solides. Il ne réagit pas, se contentant d’afficher ce masque imperturbable que tous lui connaissaient. Elle comprit, soudainement, qu’elle ne pourrait plus gratter sous la surface. Elle recula pour lui laisser de la place, contemplant cet homme aux ailes calcinées. Ses restes de maquillage encerclait ses yeux des ténèbres qu’il avait accepté, sous la compréhension de Daire. Elle sut, que le choix était fait, qu’il ne reviendrait pas sur sa parole. « Hey Daire, ça va aller, calme toi. » Ses bras se renfermèrent autour d’elle, une de ses mains l’enjoignant dans l’étreinte. Sauf qu’il y avait quelque chose d’amer dans ce contact, une brûlure qui resterait longtemps. Elle ne parvenait pas à chasser cette image de la tête, que cette main qui la touchait avec autant de tendresse était celle qui achèverait peut-être un des siens – elle ne pouvait pas empêcher son myocarde de s’affoler et son encéphale de s’éreinter. Elle voudrait tellement, qu’il puisse l’apaiser, et réciproquement. Mais ce soir, les mots n’avaient plus de saveur, et les gestes n’avaient plus de sens. Le monde était sens dessus-dessous, et elle n’aurait pas été étonnée que les étoiles viennent s’écraser autour d’eux. Cette étreinte avait quelque chose de maudit, un arrière-goût de souffre – entre ces deux âmes assassinées par les êtres qu’ils aimaient le plus. « J'veux pas de ton aide Daire. J'veux pas que tu joues un rôle là-dedans. » Il ne le savait pas, mais elle avait déjà un pied dedans. Si elle lui accordait de la distance et lui assurait qu’elle n’interférerait pas, elle était la seule à avoir conscience que ses actes auraient aussi des répercussions sur elle. Elle le laisserait tranquille, n’interviendrait pas. Pas ouvertement, mais il était hors de question qu’il mette la main sur JJ. Elle avait déjà vu Anca débarquer à leur appartement miteux, elle n’était pas certaine d’être assez forte si un jour c’était Jax qui venait pour accomplir sa besogne. « Je dois m'occuper de ça seul. Mais j'te promets de n'pas m'isoler ensuite. » Soudainement, sa présence se fit douloureuse et elle ne put supporter cette étreinte une seconde plus. Elle se dégagea doucement, il ne s’en étonna pas et la laissa faire, elle n’avait jamais été très encline aux démonstrations affectives qui s’éternisaient de toute manière. Elle roula un peu des épaules et lui donna un léger coup dans le bras, affichant cette arrogance de la tempête au fond de son regard quand ce n’était que de la désolation au creux de son âme. « J’viendrais te chercher » Elle n’était pas certaine qu’il tienne sa promesse, comme il n’apprécierait certainement pas qu’elle prenne cette initiative. Mais elle laissait rarement le choix aux autres quand elle s’ancrait dans ses positions et elle lui en faisait la promesse silencieuse, elle ne le laisserait pas s’éteindre seul dans ses démons. « J'vais devoir y aller Daire, j'ai du boulot cette nuit. » Elle haussa les épaules, elle ne le retiendrait pas. Ils savaient où se trouver en cas de besoin, le laisser s’enfoncer dans la nuit n’était pas ce qui l’inquiétait de plus. Elle le contourna pour attraper la bière qu’il avait abandonné sur la tôle, ainsi que son sac à dos échoué dans l’herbe. « Fais attention à toi, ok ? Un minimum. » Un minimum Jax, te transforme pas en un putain de fou-furieux, je pourrais jamais t’arrêter. Elle le suivit quand il s’engouffra dans sa voiture, lui tenant la portière pour l’empêcher de la refermer aussi rapidement. « Jax ? » Elle s’accouda, attendit qu’il la regarde ; elle ne savait pas ce qu’il pouvait percevoir dans son propre regard, mais dans le sien elle eut la certitude d’y trouver tout un tas de choses que personne ne parviendrait jamais à étouffer complètement. « On s’capte bientôt » Un sourire, et elle claqua la portière avant de s’écarter de quelques pas. Le vrombissement du moteur, un signe de la tête, et elle observa le véhicule s’éloigner pour rejoindre la route principale et disparaître dans la nuit. Quand les phares ne furent qu’une lointaine lumière avant de s’estomper, elle rejoignit sa bécane et s’assit en tailleur contre elle. Elle sortit une nouvelle bière de son sac, et resta un long moment dans l’herbe, la bière aux lèvres, les yeux vers le ciel étoilé, et la conviction qu’elle allait continuer de se battre pour les siens aussi longtemps que ses pieds la porteront.

RP TERMINÉ

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