Elle est partie. Comme ça. J'ai essayé de la retenir, j'ai vraiment essayé. Mais ça a encore failli mal tourner. Alors je l'ai laissé partir, parce que j'étais convaincu que ça durerait trois jours et qu'elle reviendrait. Où est-ce qu'elle pourrait aller de toute façon ? Mais j'ai eu tort. J'ai eu, putain, de, tort. Ça fait plus de deux semaines maintenant et je n'ai toujours aucune nouvelle. Je la harcèle pourtant. Tous les jours, tout le temps. J'appelle et j'envoie des sms. Je sais qu'elle le sait, son téléphone est allumé, mais elle m'ignore sciemment. Ça me rend dingue. Genre, vraiment dingue. Au point que je me suis mis en tête de la chercher et de la retrouver. Elle doit être là, quelque part dans Savannah. Je me suis promis que je ne ferais rien d'autre tant que je n'aurais pas retrouvé Nana. Ça fait quatre jours déjà, et toujours aucune trace d'elle. Quatre jours que je n'ai pas mangé. Quatre jours que je n'ai pas dormi. J'ai faibli par moments, j'ai somnolé un petit peu sans le vouloir. Mais ça fait quatre jour que je ne me suis pas foutu dans un lit pour pioncer. Et je crois que je commence à dérailler sévère. Je traine ma carcasse au hasard dans Savannah, la cherche mille fois au même endroit sans vraiment me souvenir que je suis déjà passé par-là. Je suis à bout de forces, je n'arrive plus à réfléchir, à peine à avancer. J'ai besoin d'elle, putain. Besoin qu'elle revienne. Besoin qu'elle me pardonne. Besoin qu'elle me serre dans ses bras, qu'elle me dise qu'elle m'aime, que tout redevienne comme avant. Je m'arrête contre un mur, à bout de souffle, et je viens frotter frénétiquement mes yeux qui tentent de se fermer tout seuls. Mon cerveau qui me supplie d'abandonner et de m'allonger, là, tout de suite, pour dormir. Mais je refuse. La folie qui l'emporte sur la raison. Y a deux filles qui passent, quelque chose comme 14 ou 15 ans. Je les interpelle. — Oh les poufs, v'nez voir. Elles s'arrêtent, me dévisagent. Elles me jugent, je le vois bien. Je suis pas encore aveugle. Et ça m'énerve. Je me braque, c'est quoi leur problème ? Elles m'envoient chier et reprennent leur route. Sérieusement ? Je me décolle du mur dans un effort ultime et me lance à leur poursuite. — OH J'VOUS PARLE ! Putain, je vais pas les manger, je veux juste savoir si elles ont vu Nana. Pourquoi tout le monde me fait chier ? Elles se retournent, la plus téméraire me fait face et me rejette. — Mais lâche-nous sale clodo putain. Trois secondes de silence. Moi, un clodo ? J'éclate de rire. La tête qui part en arrière. Quand je rebascule vers l'avant, je prends de l'élan et j'envoie mon poing dans sa gueule de conne. Elle s'écroule instantanément. J'me tourne vers l'autre. — T'as un truc à m'dire toi aussi ? Elle m'oublie et se baisse pour s'occuper de sa copine en couinant. Putain de pouffiasses de merde. Je sors une clope de mon pantalon et tente de l'allumer tandis que je tangue de gauche à droite, sans voir l'uniforme qui est déjà en train de foncer sur moi. Complètement inconscient de ce qui m'attends.

Le commissariat en ébullition comme tous les jours depuis ces dernières semaines, depuis que les disparitions s'enchaînent. Il supporte plus le bruit du téléphone qui sonne toute la journée, des gens qui viennent les harceler – les proches de victimes, les enragés, les journalistes et tout le bordel.

Il a besoin d'air.

Alors il se porte volontaire pour faire les rondes de routine, parce qu'il faut continuer de tenir l'ordre même si tout part à vau-lau, même si ça paraît dérisoire quand ils sont incapables de retrouver les disparus. C'est à ça qu'il pense en remontant les rues dans son uniforme un peu trop grand, ses sourcils froncés qui lui donnent un air sérieux. Il réfléchit à l'enquête même si ses pensées tournent dans le vide puisqu'ils n'ont pas grand-chose, il pense à la mère de Mads et à Mads elle-même, à son père qu'il sait sur l'enquête aussi – mais plus haut que lui, plus proche des vraies opérations et des éléments sensibles. Il se sent terriblement inutile et ça le ronge, lui arrache un soupir alors qu'il donne un coup de pied dans une cannette qui traîne par terre. Le métal qui tinte contre le bitume, mais le bruit est vite surplombé par des éclats de voix à quelques mètres de lui. Il lève les yeux, aperçoit deux adolescentes face à un grand type rasé, qui a pas l'air de tenir très droit. P't'être qu'il est bourré, même s'il est bien trop tôt pour ça. Après tout y a pas d'heure pour les poivrots.

Il entend les filles hausser le ton, le type qui se marre. Il s'approche d'eux tranquillement, prêt à venir calmer le jeu quand tout déraille trop vite. Il voit son bras se lever, devine avant que l'impact n'arrive. C'est violent même de loin, la gamine qui s'écroule sous la force du coup qu'elle vient de recevoir. Automatiquement Sid se met à courir vers eux, le gars qui se concentre déjà sur l'autre môme. Il arrive comme un boulet de canon, vient se placer entre les adolescentes et leur agresseur, son corps qui fait barrage alors qu'il se concentre d'abord sur la victime à terre. « Ça va ? » Elle a le nez qui saigne et des larmes au coin des yeux, alors il devine que non, ça n'va pas.

Il se tourne vers l'autre, se raidit quand il le reconnaît. Pas lui, putain. « Ah. » Il soupire, reste bien droit face à lui, un peu trop proche peut-être – si JJ pète un plomb il donne pas cher de sa peau. « J'peux savoir pourquoi t'agresses des ados en pleine rue ? » Il sait même pas pourquoi il demande, la réponse coule de source. Il est cinglé. Et il a l'air encore pire avec ses traits creusés, ses yeux injectés ; on dirait qu'il a pas dormi depuis des années. « Tu vas m'suivre. » C'est ferme mais pas agressif, il pourrait l'empoigner pour le forcer à le suivre mais il ne le touche pas. Il préfère y aller doucement, parce qu'il a déjà vu de quoi il était capable et il a pas franchement envie d'en refaire les frais.

Un flic qui débarque, putain de volaille. J'te ferais un gros barbecue avec toute la flicaille du monde putain. Orgie alimentaire. Ça finirait en indigestion générale. Je n'ai même pas le réflexe de me tirer, rien à foutre. Je l'emmerde. Lui, les autres, tous, le monde, l'univers. Il se retourne enfin vers moi et je le cueille avec un sourire détraqué. — Ah. J'le reconnais immédiatement. Je me marre. — Attends... toi t'es flic ? Ben putain d'merde ! Je ris un peu plus fort encore, c'est quoi cette histoire ? Je sais que les flics sont pas doués pour se battre, pas doué pour les affrontements, pas doué pour serrer des filles non plus, mais à ce point. Ils recrutent vraiment n'importe quoi. — J'peux savoir pourquoi t'agresses des ados en pleine rue ? Je hausse un sourcil, l'équilibre toujours incertain. Je ricane, insolent. — Est-ce que j'te demande pourquoi tu drogues des meufs toi, hein ? Ouais, j'ai pas oublié mon salaud. J'oublierais jamais. C'était beaucoup trop drôle, avec sa vieille tête de puceau paniqué. Puceau pas niqué. Je ris de plus belle, amusé par mes propres pensées. — Tu vas m'suivre. J'arrête de rire et le dévisage de haut en bas pendant quelques secondes avant de le singer. — Tu vas m'suivre, blablabla. Ma voix qui part dans les aigües pour me foutre de sa gueule tandis que je dandine de la tête. Je recommence à rire, ma main qui se pose sur son épaule alors que je le repousse pour qu'il me laisse passer et je m'élance déjà. — Ouais c'est ça, allez casse-toi j'ai autre chose à foutre. Pas de temps à perdre avec une tafiole comme lui.

« Attends... toi t'es flic ? Ben putain d'merde ! » Il sent son incrédulité mais il relève pas, c'est tout juste s'il lève les yeux au ciel. C'est toujours la même réaction, il a fini par s'y habituer, ça sert à rien de répondre à ces conneries et tant pis si son rire lui vrille les tympans. Il serre les dents, mais il se tait.

« Est-ce que j'te demande pourquoi tu drogues des meufs toi, hein ? » Pendant une seconde il perd tous ses moyens, son visage qui se décompose, ses yeux qui s'agrandissent un peu alors qu'il a des airs de chiot à qui on aurait refilé des coups de pied. « Mais c'était pas moi, c'toi qui as mis un truc dans son verre là ! J'voulais pas et– » Il se coupe en pleine phrase, secoue doucement la tête. « Oh et puis ta gueule. » Il a pas à se justifier auprès de lui, merde.

Son index et son pouce qui viennent pincer l'arête de son nez alors qu'il finit par soupirer, avant de lui demander de le suivre. La suite ne le surprend pas. « Tu vas m'suivre, blablabla. » Immobile, il regarde l'autre le caricaturer dans un foutage de gueule total. Y a cet air blasé qui vient peindre ses traits, la lassitude qui se lit dans ses yeux alors que JJ le bouscule pour s'éloigner. « Ouais c'est ça, allez casse-toi j'ai autre chose à foutre. » « Non. » Ça sort tout seul alors qu'il attrape son bras pour l'empêcher de partir, tire dessus pour le forcer à se retourner. « J'sais que t'as pas la lumière à tous les étages, mais même toi tu devrais savoir que les agressions en pleine rue ça se paie. Surtout quand tu t'attaques à des gamines, abruti. » Et déjà il se met à partir dans l'autre sens, ses doigts toujours fermement enroulés autour du bras de JJ pour le forcer à le suivre.

— Mais c'était pas moi, c'toi qui as mis un truc dans son verre là ! J'voulais pas et– Oh et puis ta gueule. Réflexe, je regarde à gauche et à droite avant de braquer à nouveau mon regard sur lui, posant mon index sur mon propre torse, des points d'interrogation au fond des yeux. Attend, c'est à moi qu'il vient de dire de fermer sa gueule ? J'écarquille les yeux. Bon, on fait comment ? Un passage à tabac en bonne et due forme ou je le pousse direct sous une voiture ? C'est que, j'suis pressé putain. Il continue de parler, me coupant dans mes pensées et finalement j'abandonne. Je suis trop fatigué et il me saoule et je dois retrouver Nana. Il fait pas partie de mes priorités alors je décide tout simplement de le rayer de ma liste. Je le pousse et commence à partir, franchement peu intéressé par lui. Jusqu'à ce qu'il m'attrape. — Non. Putain d'enculé d'emmerdeur de merde. Je m'arrête, ricane et passe ma main libre sur mes yeux en soufflant bruyamment. — Lâche-moi putain. Que je grogne tout bas alors que je sens déjà la colère monter. Il me fait chier. Il me fait vraiment chier. Il se met à tirer pour me forcer à faire demi-tour et s'élance déjà. Je. vais. le. tuer. — J'sais que t'as pas la lumière à tous les étages, mais même toi tu devrais savoir que les agressions en pleine rue ça se paie. Surtout quand tu t'attaques à des gamines, abruti. Je me fige et l'oblige à s'arrêter au passage, rouge de rage. — Qu'est-ce que tu viens d'dire ? J'ai pas la lumière à tous les étages ? Abruti ? Il aurait pas dû. Je le dévisage sans bouger, les yeux injectés de sang à cause du manque de sommeil. Et d'un coup, sans prévenir, je balance mon crâne sur lui. Le truc, c'est que je suis dans un état second. Et qu'autant mettre KO une gamine de 13 ans ça restait à ma portée, autant un flic qui fait ma taille, ça se complique. Je me fais probablement aussi mal que lui et m'assomme à moitié tout seul, titubant en arrière et me rattrape de justesse à une poubelle. — Merde putain.. Que je grommelle, le crâne au bord de l'implosion tandis que je viens le frotter avec ma main gauche. Putain, fallait que ça m'arrive aujourd'hui, alors que je suis affamé et crevé.

« Lâche-moi putain. » Il ne l'écoute pas et continue de tirer, clairement pas ouvert à la moindre concession avec lui. D'habitude il fait des fleurs aux gens qu'il connaît, mais il trouve que JJ ne mérite aucune trace de clémence, rien d'autre qu'un bon vieil aller-retour au poste. Ça aidera peut-être à lui remettre les idées en place.

En vérité il en doute, mais l'espoir fait vivre.

« Qu'est-ce que tu viens d'dire ? » À son regard il devine qu'il a utilisé les mauvais mots, qu'il l'a irrité et qu'il va le payer. Il a une seconde de regret, une autre d'appréhension. Il déglutit difficilement, ses yeux dans les siens, immobile. Il ploiera pas, même si ça veut dire qu'il devra encaisser la folie de JJ. Et forcément ça n'loupe pas, son crâne qui vient cogner le sien brutalement, l'impact qui le fait lâcher prise et tituber vers l'arrière. « MAIS AÏE PUTAIN ! » Il beugle et porte une mains au sommet de son nez, là où l'impact a eu lieu. JJ a tapé si fort qu'il voit un peu flou, une douleur aigüe qui se propage dans tout le haut de sa boîte crânienne. Pourtant il arrive à l'apercevoir au milieu de la douleur, il le voit tanguer, se rattraper à une poubelle pour pas tomber. « Merde putain.. » Quel con, mais quel con.

Les doigts toujours collés là où il a mal, il le dévisage quelques secondes, l'air consterné. « T'es en train d'aggraver ton cas là, c'est quoi ton problème ? » Il voit bien qu'un truc cloche, que si JJ tangue c'est pas parce qu'il a bu. Il a juste l'air à bout de forces, au bord de la rupture. Y a une lueur de pitié dans les yeux de Sid quand ils le scannent, mais ça suffira pas à le sortir d'affaire. « Arrête tes conneries allez, on y va. » Il revient à la charge encore une fois, comme s'il pensait bêtement que cet échec pouvait suffire à calmer JJ et le faire obtempérer docilement. Il s'approche, l'attrape par l'épaule cette fois, un peu moins autoritaire et un peu plus compréhensif. Sûrement qu'il devrait pas se montrer aussi naïf.

— T'es en train d'aggraver ton cas là, c'est quoi ton problème ? Je sais pas, je sais pas, je sais pas. Obligé de tout gâcher, obligé de démolir ceux qui veulent me tendre la main. J'en veux pas de leur main, ils finiront par la retirer je le sais bien. De toute façon, j'ai autre chose à faire là maintenant. — Fous moi la paix. Mélange entre un grognement agacé et un gémissement plaintif. Le cœur qui fait toujours plus mal que ma tête. Nana, Nana, Nana. J'ai que ça qui tourne. Il comprend pas ce con, c'est pas contre lui. Je m'en fous de lui. Je dois juste continuer à la chercher et il me fait perdre mon temps. — Arrête tes conneries allez, on y va. Je l'entends qui s'approche, trop fatigué pour l'esquiver, je tourne au ralentit. Il agrippe mon épaule, et même si y a pas la moindre violence dans son geste ça me hérisse le poil. Je réagis au quart de tour - enfin, plus ou moins. Je me redresse, ma main qui attrape sa gorge et qui serre alors que je le force à reculer. — P'TAIN MAIS C'QUOI QUE TU COMPRENDS PAS QUAND J'TE DIS D'ME LÂCHER FILS DE PUTE ?! Je donne toute ma voix mais ça me demande trop d'efforts. Ma main qui lâche sa gorge alors que je perds l'équilibre. Un genoux qui tombe à terre, je me rattrape les paumes de main au sol qui s'écorchent sur le bitume. J'ai envie de vomir, mais j'ai rien à vomir. La bile acide qui me ronge l'estomac et qui remonte le long de ma gorge. — Merde putain, merde... J'ai le tournis, j'arrive pas à me relever. Autour de moi tout se mélange, ma vue qui se brouille, on dirait un malaise. Je serre les dents et je me relève, déchainé, refusant d'abandonner. Mais j'arrive plus à me situer. Il est où l'autre con, il est où ? Je tourne sur moi-même, on dirait un oiseau en cage en train de péter une durite.

« Fous moi la paix. » Il ne tient toujours pas compte des avertissements de JJ, continue de revenir à la charge pour faire son travail, pour éloigner ce danger public du reste de la population. C'est pas tellement contre lui – même s'il nourrit une certaine rancœur à son égard – c'est surtout qu'il peut pas le laisser dehors comme ça, il représente un trop grand risque. Autant pour les autres que pour lui-même, à voir la façon qu'il a de tituber, de devoir se tenir aux poubelles pour pas tomber. S'il le laisse comme ça il donne pas cher de sa peau, combien de jours avant de l'trouver dans le caniveau ? Sûrement que ça sera même un accident bête, ses pieds qui dérapent et son crâne qui s'explose par terre, vu son état il pourrait même se noyer dans une flaque.

Sa main vient se poser sur son épaule, sa posture se fait plus avenante, la pitié qui transparaît dans sa voix. Quand il le sent se redresser, il se dit qu'il va suivre, que c'est bon c'est fini. Et puis il sent ses doigts autour de sa gorge, la surprise qui prend le pas sur le reste, ses yeux qui s'écarquillent en trouvant les siens. « P'TAIN MAIS C'QUOI QUE TU COMPRENDS PAS QUAND J'TE DIS D'ME LÂCHER FILS DE PUTE ?! » Il amène ses mains vers les bras de JJ pour tenter de se libérer, mais au final il n'a même pas le temps de le toucher. JJ lâche tout seul avant de s'écrouler. Sid en profite pour s'éloigner de plusieurs pas, une main venant masser sa gorge meurtrie, ses sourcils qui se froncent alors qu'il le fixe, ses mâchoires qui se contractent, la colère venant finalement étreindre ses entrailles. Même quand il essaie de l'aider, il ne récolte rien d'autre que sa folie et sa violence. « Merde putain, merde... »

Et il reste planté là pendant que JJ se relève et se met à tourner sur lui-même comme un con. Il le regarde faire un instant, tiraillé entre sa compassion et sa colère, sa lassitude et son envie d'en finir avec ce manège ridicule.

Quand il revient vers lui, il n'a plus envie de lui tendre la main.

Il l'attrape fermement et le pousse pour qu'il se retrouve torse collé contre le mur le plus proche. Un bras plaqué contre son dos pour le tenir en place, sa main libre qui attrape les menottes dans sa poche. « Pourquoi t'es pas foutu de rester tranquille deux secondes ? T'avais juste à me suivre putain, c'était vraiment trop demander ? » Et pourquoi personne ne l'écoute jamais, pourquoi ils sont tous obligés de semer le chaos partout autour d'eux ? Il est fatigué de tout ça, soupirant alors qu'il maintient toujours JJ, son corps contre le sien pour le bloquer, ses mains qui emprisonnent ses bras derrière son dos. Il est surpris de ne pas avoir à lutter plus que ça et bien sûr que l'autre se débat, mais il est trop faible pour vraiment faire le poids, à croire qu'il a utilisé toutes les forces qui lui restaient dans ses derniers éclats. Les menottes qu'il referme autour de ses poignets avant de s'éloigner de lui, le tirant pour le décoller du mur. « T'es en état d'arrestation bravo, t'as gagné. »

Ça va trop vite, mon cerveau peine à suivre la cadence. J'étais en train de tourner et la seconde d'après, je me retrouve collé dans un face à face avec le mur. Je n'ai pas compris ce qu'il s'est passé entre les deux. Je cligne des yeux, cherchant à rassembler les pièces du puzzle. — Pourquoi t'es pas foutu de rester tranquille deux secondes ? T'avais juste à me suivre putain, c'était vraiment trop demander ? Doucement, la scène se dessine dans ma tête. Et c'est la panique. Non, non, non, qu'est-ce qu'il fout ce con ? Mes bras que j'agite mais que je n'arrive pas à libérer. Mon rythme cardiaque qui s'affole. — Que... qu'est-ce tu fous ? Non, lâche-moi putain, tu dois m'lâcher tu comprends pas ! Je m'énerve un peu plus, mon corps que je secoue alors que je tente de me décoller du mur. Je n'y arrive pas. Pourquoi je n'y arrive pas ? Il est pas censé être plus costaud que moi, c'est quoi l'arnaque ? Je serre les dents, les émotions qui se mélangent. Lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi, lâche-moi. Je sens la ferraille autour de mes poignets et le cliquetis des menottes qui se referment, j'suis comme un animal pris au piège. — Retire moi tout d'suite ces putain d'menottes ! Je hurle, ma voix qui percute le crépis sombre sur lequel je suis appuyé. — T'es en état d'arrestation bravo, t'as gagné. La pression sur moi qui disparait et il me décolle du mur, m'entrainant avec lui. Je ne résiste même pas, ses mots qui se frayent un chemin dans mon cerveau. Les souvenirs de ma dernière arrestation : encore un faux pas O'Reilly, et c'est direction la prison pour toi. Et d'un coup, y a plus que Nana qui rentre en jeu, y a moi. Je freine des quatre fers, refuse de marcher là où il veut m'emmener. — Fais pas ça putain, fais pas ça. T'es en train d'faire une énorme connerie. Lâche-moi putain, tu comprends pas ! Que je répète encore et encore. Il comprend pas que Nana est là dans la nature, qu'elle est peut-être en galère, que je vais peut-être la perdre. Il comprend pas que je vais finir en taule et que j'ai rien à foutre là-bas. Il comprend pas que si c'est lui qui m'arrête c'est lui qui paiera pour ça. Il comprend pas qu'il est en train de faire une énorme connerie. Il comprend rien, putain.

« Que... qu'est-ce tu fous ? Non, lâche-moi putain, tu dois m'lâcher tu comprends pas ! » Mais y a rien à comprendre. Tout ce qu'il voit c'est que JJ peut pas rester en liberté, pas dans un état pareil, pas s'il s'en prend à n'importe qui. Alors il n'écoute que d'une oreille et il répond pas, les menottes qu'il lui passe malgré ses protestations, malgré la façon qu'il a de se secouer dans tous les sens. Il sait bien qu'y a un problème, une inconnue dans l'équation – il devrait pas réussir à le maîtriser si facilement, il a vu un bout de ce que JJ était capable de faire et même s'il a subi le même entraînement que n'importe quel flic, il fait pas le poids face à la rage d'un type sans limite, il le sait. Peut-être qu'il devrait s'en inquiéter, chercher à comprendre pourquoi l'autre est dans un tel état, mais il est trop concentré sur ce qu'il fait. « Retire moi tout d'suite ces putains d'menottes ! » Il soupire en le décollant du mur, sa main dans son dos pour le pousser doucement vers l'avant. « Calme-toi, ça sert à rien de t'égosiller comme ça. Tu vas juste te reposer un peu en cellule, le temps de réfléchir à tes conneries. Y aura bien quelqu'un pour venir payer ta caution dans la journée. » C'est rien tout ça, juste la routine. Pas besoin de le connaître pour savoir que c'est pas sa première fois, pas la dernière non plus.

Il s'inquiète pas Sid, il fait simplement son travail même si ça sert pas à grand-chose, une garde à vue suffira pas à le remettre dans le droit chemin. Des comme lui il en voit tous les jours ou presque, c'est toujours la même rengaine et ça devient le quotidien. Ils déraillent, on les arrête, ils ressortent, ils recommencent. C'est voué à se répéter à l'infini.

Il comprend pas trop pourquoi JJ panique comme ça, à freiner et s'agiter dans tous les sens comme une bête qu'on mènerait à l'abattoir. Pourtant Sid n'a rien d'un bourreau. « Fais pas ça putain, fais pas ça. T'es en train d'faire une énorme connerie. Lâche-moi putain, tu comprends pas ! » Ça commence à lui taper sur les nerfs, parce qu'il a l'impression de gérer un gosse hyperactif et il est trop fatigué pour ça. Il attrape son bras à nouveau, tire encore et encore pour le forcer à avancer, peu importe combien JJ cherche à s'y opposer. « Mais arrête un peu ! » Il voit sa bagnole se dessiner en bas d'la rue, si proche mais pourtant si loin – on dirait qu'ils arriveront jamais jusqu'à elle. « T'as plus cinq ans, les caprices c'est bon là. T'as envie de merder, ok, c'est ta vie. Mais maintenant t'assumes, c'est tout. » C'est pourtant pas compliqué. Il se tourne vers lui, son regard lassé qui croise le sien. Faut croire que si, assumer, c'est compliqué pour JJ.

— Calme-toi, ça sert à rien de t'égosiller comme ça. Tu vas juste te reposer un peu en cellule, le temps de réfléchir à tes conneries. Y aura bien quelqu'un pour venir payer ta caution dans la journée. Je sais plus si j'ai envie de rire ou de chialer. De le frapper ou de lui demander de m'aider. En fait, je crois que j'en ai juste marre. Que je suis juste épuisé par tout ça. Par moi, par Nana, par ces derniers mois. Y a rien qui va. Y a rien qui tient la route. J'ai l'impression que tout tombe en lambeaux autour de moi. Et lui, il comprend rien. Lui, il s'en fout. Il est là, avec son uniforme trop laid, trop grand. Il se croit plus malin, il est content. Le système est pourri. Elle a raison Daire d'être toujours en colère contre. Parce que y a rien qui tourne rond ici. Je continue de me révolter, un peu plus fort, je beugle, je refuse d'avancer. Il perd patience en face, mais je m'en fous. Moi aussi j'suis à bout. Sûrement bien plus que lui. Lui, il est du bon côté des menottes. Il recommence à tirer et à me trainer dans son sillage - putain, pourquoi j'arrive à faire face ? Mes pieds qui râpent le sol tandis qu'il m'entraine là où il veut. Je voudrais hurler jusqu'à la mort, révolté d'être à bout de forces. De ne même pas pouvoir me sauver moi-même. Je m'abandonne moi aussi, putain d'ironie. — Mais arrête un peu ! T'as plus cinq ans, les caprices c'est bon là. T'as envie de merder, ok, c'est ta vie. Mais maintenant t'assumes, c'est tout. C'est trop. Il m'emmerde. — C'est c'qu'on va voir sale pédé. Et mon pied se cale entre ses jambes pour le faire chuter. Dès que sa main libère mon bras je me tire en courant, sans savoir que je fonce en direction de sa voiture. Je cours, je cours, je cours. Sans savoir que j'avance au ralentit. A peine j'ai dépassé sa voiture que je m'arrête, j'ai plus de souffle et mes jambes flageolent tellement que je vais tomber. En plus, courir avec les mains attachées dans le dos, putain, c'est pas pratique. Je m'appuie sur une voiture au hasard, je crache mes poumons et penché en avant, je finis même par vomir de la bile. J'suis une épave. Du coin de l'oeil je le vois qui arrive. J'suis foutu. J'arrive pas à bouger, j'arrive pas à repartir. J'suis foutu, foutu, foutu.

« C'est c'qu'on va voir sale pédé. » À peine le temps de se tourner vers lui qu'il se prend les pieds dans un obstacle sorti de nulle part – le pied de JJ. Il trébuche, tend les bras pour retrouver son équilibre, le libérant au passage. Il se félicite de n'pas être tombé quand même, fronce les sourcils en voyant JJ qui le dépasse en courant. « Pas encore, p'tain... » C'est pas la première fois qu'il se retrouve forcé de lui courir après et il soupire avant de s'élancer derrière lui, finissant par s'arrêter au bout de quelques mètres à peine. Pas besoin de se presser, JJ a cessé de courir, appuyé sur une voiture alors qu'il se met à vomir. On voit bien qu'il a l'estomac vide et Sid grimace en arrivant à sa hauteur au pas – quelques grandes enjambées ont largement suffi à le rejoindre, JJ n'a pas réussi à aller très loin.

Il est à mi-chemin entre l'effarement et l'agacement, ses yeux emplis de pitié qui se posent sur lui. « T'es pressé d'arriver finalement ? » D'un mouvement de menton il désigne sa voiture de service, estampillée police, garée juste derrière celle sur laquelle JJ est toujours appuyé.

Quelques secondes de plus à le dévisager et il soupire, l'agrippe une énième fois pour le faire avancer en sortant ses clés. « Écoute, si t'es pas chiant pendant l'trajet, j'essaierai de te mettre dans la cellule la moins remplie. » Il jauge ses joues creusées, ses lèvres craquelées. « Et j'te filerai une bouteille d'eau aussi, on dirait que tu vas tomber dans les pommes là. » Il ajouterait bien une barre de céréales ou une connerie du genre sortie du distributeur dans le hall, mais il est pas sûr que JJ mérite tant d'attention. Il avisera sur place, faut dire que JJ a l'air tellement faible et mal en point qu'il a presque envie de lui tapoter l'épaule en lui disant que ça ira.

Il déverrouille la bagnole, ouvre la portière arrière en guidant JJ vers la banquette. « Sois sympa, baisse la tête et grimpe. » Il a plus envie de batailler, il veut juste rentrer au poste et passer à autre chose.

— T'es pressé d'arriver finalement ? De quoi ? Je tousse encore un peu avant de pivoter la tête vers l'arrière pour comprendre de quoi il me parle. Je remarque la voiture de police garée juste derrière. Putain. Je me mets à rire, de nervosité, de fatigue. J'abandonne. J'en peux plus. Qu'il fasse ce qu'il a à faire, je m'en fous. Je tiens même plus debout de toute façon. Il m'attrape, m'oblige à me décoller de la voiture et je me laisse faire, résigné. — Écoute, si t'es pas chiant pendant l'trajet, j'essaierai de te mettre dans la cellule la moins remplie. Rien à foutre de sa cellule de merde. J'ai déjà passé mille nuits en garde à vue, c'est moi le mec qui fait chier tout le monde, celui avec qui on ne veut pas être enfermé. Non, c'est pas ça le problème. Le hic, c'est que ça ne va pas s'arrêter à une nuit. — Et j'te filerai une bouteille d'eau aussi, on dirait que tu vas tomber dans les pommes là. — Trop sympa miss monde. Je baisse la tête et je crache sur ses chaussures en ricanant bêtement. Je me débats plus, mais ça m'empêche pas de vouloir l'emmerder jusqu'au bout. J'en veux pas de sa gentillesse, de sa pitié. C'est lui qui fait pitié. J'le déteste. Il m'énerve. Il veut quoi à rester sympa comme ça ? Il croit que ça va lui ouvrir les portes du paradis ? Spoiler alert mon gars : on ira tous en enfer. — Sois sympa, baisse la tête et grimpe. J'obtempère, bien conscient que c'est la fin de toute façon. Je m'installe sur la banquette arrière et je ne pipe pas mot de tout le trajet. Le regard tourné vers la vitre, je regarde la ville défiler. Je m'endors à moitié, bercé par le vrombissement du moteur. J'ai la tête vidée. Il s'arrête et il me fait sortir, je me laisse guider, on grimpe les marches du commissariat et quand on rentre dedans, je reconnais quasiment tous les flics. J'suis connu ici, beaucoup trop sûrement. Mais là, je m'arrête brusquement et je fais volte-face, pour me retrouver face à lui, nos visages tout proches, histoire que personne ne nous entende. — J'ai oublié d'te prévenir. Si je me faisais arrêter une fois de plus, j'allais en taule. C'est donc toi qui va m'envoyer là-bas. Je me rapproche encore un peu. — Y a plutôt intérêt pour toi que j'te recroise pas en sortant. Sinon, t'es fou-tu. Sourire fêlé. Un de ses collègues passent à côté de nous et nous interrompt sans s'arrêter pour autant. — Salut blanc bec, toujours bourré ? Je tourne la tête vers lui. — Hey, salut trou duc, toujours aussi gros ? Il ne se retourne même pas et se contente de me balancer son majeur avant de disparaitre derrière une porte. Je reporte mon regard sur Sid et je hausse les épaules. — J'ai mes p'tites habitudes ici. Tu sais pas mon gars. Tu sais pas à quel point tu vas payer pour ça.

« Trop sympa miss monde. » Ce con crache sur ses pompes et Sid se contente de soupirer en affichant une mine dégoûtée. Au moins il finit par s'installer dans la voiture sans faire de vagues, c'est déjà ça.

Le trajet se fait en silence, Sid qui lui lance des œillades dans le rétroviseur, qui fronce le nez quand une odeur bizarre se met à remplir l'habitacle. Il devine qu'en plus de ne pas dormir ou manger, JJ a oublié de se laver aussi – il veut même pas imaginer depuis combien de temps. Il ne dit rien, se contente d'ouvrir une fenêtre pour aérer. Et il peut pas s'empêcher de se demander ce qui a pu l'mettre dans un état pareil, même s'il ne compte pas se risquer à poser la question.

Arrivés au poste il s'attend à la routine, un peu de paperasse à remplir, une cellule où le caser. Pourtant JJ le prend de court, s'arrête et se rapproche avec cette lueur au fond des yeux, celle qui hérisse le poil et donne envie de mettre toute la distance du monde entre eux. « J'ai oublié d'te prévenir. Si je me faisais arrêter une fois de plus, j'allais en taule. C'est donc toi qui va m'envoyer là-bas. Y a plutôt intérêt pour toi que j'te recroise pas en sortant. Sinon, t'es fou-tu. » Il fronce les sourcils, encaisse son sourire en même temps que les informations, ses neurones qui font l'équation. C'est pour ça qu'il se débattait autant, qu'il insistait pour être libéré. Les tu comprends pas c'était pour ça. « Hein ? Mais... » Sa phrase perdue dans le vide quand JJ se fait apostropher par un de ses collègues, il observe la scène, un peu désemparé. « J'ai mes p'tites habitudes ici. » Il s'en fout. Tout ce qui tourne dans sa tête c'est la taule et c'est pas ce qu'il voulait, pour lui c'était juste une arrestation de routine. « J'savais pas. » Et s'il avait su, ça aurait changé quoi ? Il aurait pas pu le laisser s'en sortir, alors au final il préfère se dire qu'il était pas au courant – ça fait moins de culpabilité à porter. « Mais toi si, alors c'était à toi de bien te comporter pour éviter ça. J'y peux rien si t'as choisi de foutre ta vie en l'air. » Au final on sait pas qui il essaie de convaincre, JJ ou lui-même ?

« O'Reilly. J't'avais dit quoi, la dernière fois ? » Y a un flic qui s'invite, qui semble connaître le cas, qui est sûrement au courant de ce que cette énième arrestation engendrera comme conséquences. Son regard qui se pose sur Sid. « Il a fait quoi encore ? » Il soupire. « Il a agressé deux ados en pleine rue. » Il sent son regard peser sur lui, voit l'air railleur qui tire sur le coin d'ses lèvres. « Pas que les ados, hein ? » Faut croire qu'il a gardé la trace du coup de tête que JJ lui a mis. Il se contente de hocher le menton, silencieux. L'autre secoue la tête en faisant signe à JJ d'avancer vers une pièce, avant de se tourner vers Sid à nouveau. « J'me charge de lui, j'ai deux-trois trucs à lui dire. Va faire ton rapport en attendant, j'te dirai quand faudra que tu viennes. » Il voudrait protester mais il n'en a pas le temps, l'agent qui s'éloigne, JJ dans son sillage. Ses mots qui résonnent en boucle dans sa tête – t'es foutu ça sonnait comme une promesse, t'es foutu il sait que JJ n'en restera pas là. La dernière chose qu'il voit avant que la porte ne se referme, c'est son sourire détraqué.

( RP TERMINÉ )