Elle sent encore, les os qui pleurent, les nerfs qui grincent, le cœur qui crève. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Tellement que ça fait mal, encore plus que les restes de violence sur son visage, sur son corps, à l’arrière de son crâne. Plus que tout, trop étouffant, la place qu’il prend, elle s’en ai pas rendu compte à temps.
Et c’est trop tard maintenant. Bien trop tard. Parce qu’elle s’est enfoncée trop loin Anca, main sur le nez pour l’empêcher de saigner un peu plus, glaçons qu’elle emballe dans un torchon de l’autre main libre, comme un espèce de retour dans le passé, ça lui fait drôle. Et ça lui fait mal aussi.
Je t’aime je t’aime je t’aime. Tout ça pour quoi ? Pour un égarement. Pour Michael. Pour quelque chose de différent, de transcendant, mais ça aussi il l’a crevé, en même temps que la dernière tranche d’espoir de ne pas l’aimer. Faut croire que ses coups ont crevé la barricade, plus ironique que ça, elle ne trouve pas vraiment.
Doucement elle se relève, grimace quand tout son corps gémit, examine son reflet dans le miroir du salon. C’est moche. Trop moche. Trop laid. Comme elle. Comme ses actions. Comme tout ce qui la bouffe un peu plus. C’est si laid putain, à croire qu’elle le mérite tout ça. Ouais, voilà, surement. Comme il l’a dit Jemmy. C’est qu’un feu dans le ventre, l’impression de cramer trop fort, on n’en sort pas indemne de ce genre d’amour. Surement que ça la consumera jusqu’au bout. Mais surement aussi que ça en vaut le coup.

Elle essaye de faire le moins de bruit possible, c’est compliqué dans une maison aussi vieille, quand tout grince au moindre coup de vent, parfois Anca se demande comment c’est possible qu’elle tienne encore debout, qu’elle ne s’effondre pas, enfouissant ses habitants avec. Elle en a rêvé souvent, comme une terreur de gamine quand elle courrait se glisser dans le lit de Valerian, avant qu’il ne parte, pour qu’il la serre fort contre lui, qu’il lui murmure que ça ira, que les fondations sont en acier, que rien ne pourra s’écrouler. Elle voudrait qu’il soit là ce soir. Oui. Elle voudrait son frère. Le premier. Le plus grand. Celui qu’elle a toujours admiré. Elle voudrait qu’il la prenne dans ses bras comme avant, qu’il lui murmure que ça ira, qu’elle peut saigner autant qu’elle peut, que ça ne changera rien. Qu’elle ne s’écroulera pas.
Glace toujours sur le visage, elle se laisse tomber sur le canapé, tire un peu la vieille couverture crochetée sur elle, se cache en dessous. Comme lorsqu’on étaient enfants, construire des châteaux forts pour se protéger du monde extérieurs, des méchants. Elle ferme les yeux Anca, laisse le noir l’envahir, refuse de monter sa chambre parce qu’elle risquerait de réveiller Tereza et Ioan, qu’elle ne sait pas vraiment comment affronter tout ça, parce que surement qu’ils ne comprendraient pas. Personne ne peut comprendre. Personne. Pas même elle. Ou peut être si. Un peu. Dans les non-dits, entre les lignes. Peut être qu’elle saurait.
Et les larmes qui coulent, ça fait mal, ça brûle, le sel sur sa peau à vif et les doigts glacés qui tremblent pendant qu’elle tient le chiffon sur son visage, du mieux qu’elle peut, laisse le froid glacer son être, engourdir tout le reste. Disparaitre.

C’est le grincement, qui la réveille. Pas un grincement fort, pas quelque chose d’incroyable, mais un grincement quand tout devrait être silencieux, un grincement et elle se demande si c’est Mihail qui sort ou qui rentre ou quelque chose d’autre, quelque chose de plus inquiétant. Elle hésite, longuement, avant de se lever. Sortir du lit sans réveiller Lucian est une gymnastique compliquée qu’elle a appris par cœur avec les années. Ne pas soulever la couverture, ne pas tirer les draps, une jambe, puis l’autre, glisser, pas de mouvements brusques, pas de gestes précipités. C’est ce qu’elle fait, à ce moment-là, avec la précision d’un artisan rôdé, les pieds qui glissent dans ses chaussons et ses pas légers contre le plancher qui évitent les zones qui craquent à chaque fois, se dirigent vers le grincement, pas à pas. Ça vient du salon. Ça ne viendrait pas du salon si c’était Mihail. Ça viendrait de la porte d’entrée, ou de sa chambre, ça viendrait d’autre part. Une seconde, elle se demande si c’est Seven, chasse l’idée, Valerian et Iulia se pressent une seconde dans son esprit avant qu’Elena ne vienne y valser. Elle se demande pourquoi elle survit lorsque la moitié de ses enfants a décidé qu’un tiers de ses enfants a décidé de partir, lorsqu’un tiers de ses enfants a décidé qu’elle méritait qu’on la laisse derrière, lorsque le reste la méprise, lorsque le reste subit, jour après jour, une vie qu’ils préféreraient tous fuir. Elle se demande et puis elle ne se demande plus, parce qu’elle passe le pas de la porte et qu’Anca est sur le canapé, cachée sous la couverture mais reconnaissable entre mille, parce qu’elle n’a pas besoin de demander pour savoir que quelque chose de grave a dû se passer.

« Anca. » Elle appelle, et sa voix est douce, beaucoup trop douce, pour la prévenir qu’elle n’est pas seule, pour l’assurer que c’est elle, et pas quelqu’un d’autre, que tout va bien. Anca, elle murmure, et elle contourne le canapé, soulève gentiment la couverture pour mieux la regarder. Y a la poche de glace et quelque chose qu’elle ne cerne pas sur son visage, quelque chose qui l’inquiète, quelque chose qui la tracasse. Y a la poche de glace et elle sait que quelqu’un l’a cognée, que quelqu’un lui a fait du mal, que quelqu’un l’a blessée et ça lui donne envie d’hurler, et ça lui donne envie de crier, parce que personne n’a le droit, parce que personne ne peut, parce qu’Anca mérite mieux que ça, plus que ça, autre chose que ça. Elle reste silencieuse, pourtant, s’assoit sur le canapé, finalement. Elle hésite une seconde et finit par s’abriter sous la couverture, elle aussi, pour se cacher de la colère qu’elle sent grimper en elle et des mots malheureux qu’elle pourrait prononcer. Elle garde la bouche fermée, pourtant, tend la main, plutôt, pour caresser ses cheveux, du bout des doigts. « Laisse-moi tenir ça. » Elle demande, doucement, effleure gentiment les doigts gelés qui tiennent le chiffon. Elle veut pas lui faire mal, elle veut la forcer à rien, mais elle laisse ses doigts contre les siens, prêt à rattraper si elle venait à lâcher. Elle veut pas poser de questions. Pas tout de suite. Pas maintenant. Pas alors qu’Anca a l’air si proche du gouffre. Pas alors que Lavinia entend la rage avancer à grand pas. « J’ai préparé tes biscuits préférés, cet après-midi. Je peux nous faire du thé, avec. Ce n’est pas tellement l’air mais. » Son regard file vers l’horloge et elle hausse les épaules, doucement. « Je ne crois pas que l’heure soit très importante dans ce genre de cas. »

Elle fait tout de travers, sans doute. Mais bon dieu ce qu’elle essaye, elle essaye tellement.

Anca. Ça résonne. Electrique. La voix de sa mère trop proche, Anca voudrait lui hurler de ne pas approcher, de ne pas venir, de la laisser là comme ça. Pas question que Lavinia voit son visage, son corps. Pas encore. Elle refuse de lui montrer ça. Poche de glace appuyée un peu plus fort sur le visage, comme si ça pouvait changer quelque chose, empêcher sa mère de venir. Tu parles. Elle ferme les yeux dans un réflexe quand Lavinia soulève la couverture. Non. ça brûle sa gorge, le cri silencieux.
Mais sa mère ne dit rien. Secondes qui passent et Anca qui rouvre les yeux pour dévisager sa mère. Quelque chose sur le visage de terrible, qui serre le cœur d’Anca un peu plus. Même regard qu’elle porte quand un des garçons rentrait le visage explosé, le corps cabossé. Mais aujourd’hui ce regard il est pour elle. Et c’est encore plus douloureux que les souvenirs des coups. Bon sang ce qu’elle voudrait effacer ce regard. Alors elle serre un peu plus fort la poche de glace entre ses doigts, sur son visage à moitié anesthésié par le froid.
Telle mère, telle fille, ça pourrait presque lui arracher un sourire quand Lavinia se glisse sous la couverture à son tour. Au fond on est mieux comme ça, cachées du reste du monde, de la réalité et de la douleur. Sous la couverture c’est comme un autre univers, un univers où elle peut avoir de nouveau dix ans quand sa mère vient lui caresser les cheveux comme pour la consoler. Elle pourrait pleurer, mais y a plus de larmes, elle a tout versé pour Jemmy. Voleur. Laisse-moi tenir ça. Pression légère sur ses doigts, ça la ramène un peu à la réalité, alors toujours sans un mot, elle finit par laisser la place à sa mère, pose ses doigts ankylosés sur sa cuisse. Ouvrir, fermer, ouvrir, fermer, faire jouer les phalanges comme pour ramener le sang à l’intérieur des vaisseaux, s’assurer que le bout de ses doigts ne va pas tomber. C’est ridicule. Mais tout est ridicule de toute façon. Grognement qui lui échappe quand sa mère se remet à appuyer, ça fait mal et elle se sent stupide.
J’ai préparé tes biscuits préférés, cet après-midi. Je peux nous faire du thé, avec. Ce n’est pas tellement l’heure mais. Mais ? Pas besoin de se poser la question, finalement Anca sait parfaitement ce que Lavinia va dire après. Elles sont trop pareilles toutes les deux, copies presque conformes avec des années de décalage. Je ne crois pas que l’heure soit très importante dans ce genre de cas. Non. Clairement pas. Plus vraiment. Pâle sourire qui s’étale sur son visage, elle regrette bien vite le geste car la douleur se met irradier un peu partout. Alors elle soupire Anca, se redresse lentement, faisant glisser la couverture au sol. De sa main droite elle écarte la poche de glace tenue par sa mère avant de finir par se lever. « Je veux bien. » voix qui grésille, ça lui fait mal de parler, d’avoir trop pleuré, supplié, puis les cordes vocales comprimées quand il l’a étranglée. Il l’a étranglée. Vraiment ? Oui. Ca revient maintenant. Tout qui se rejoue dans sa tête, encore, encore, et Anca qui vacille avant de continuer comme elle peut jusqu’à la cuisine, attendant que sa mère la rejoigne pour fermer la porte. Lumière tamisée, ça sert à rien de cacher de toute façon faudrait être stupide pour ne pas comprendre ce qui vient de se passer, mais Anca se dit quand même que c’est mieux comme ça, éviter de rameuter toute la maison. Toujours sans regarder sa mère, elle sort deux tasses, allume la bouilloire et fait chauffer l’eau. C’est tellement plus simple de faire semblant, jouer les aveugles. Mais elle a besoin de ce temps. Et elle sait que sa mère le lui accordera. Du moins pendant un petit moment au moins.