Ça fait à peine dix minutes qu'il est rentré quand son téléphone vibre dans sa poche. Il a même pas eu le temps de prendre de sa douche ou de se poser et en plus il connaît pas le numéro qui s'affiche sur son écran. En temps normal il répondrait même pas. Là, il hésite. Il voit pas qui l'appellerait d'un fixe local à part sa mère éventuellement mais ça ne peut pas être elle, bien sûr, et de toute façon c'est pas celui de la maison. Pourtant maintenant qu'il y a pensé il se demande si ça pourrait pas être lié à sa disparition, bonne ou mauvaise nouvelle, il ose pas y penser, mais il sent son pouls s'accélérer quand finalement il fait glisser son pouce sur l'écran pour décrocher.
« Mihail. C'est moi, c'est Lena. Raccroche pas, s'te plait. » C'est pas sa mère mais c'est quasiment aussi impossible. C'est pas qu'il ne lui en a pas voulu pendant toute l'année qui vient de s'écouler mais il est incapable de raccrocher. Il est un peu trop sous le choc, paralysé. Et puis il pourrait pas faire ça, pas maintenant, il a perdu sa mère alors il va pas renoncer à une sœur qui réapparaît.  « Mihail. Elle est où maman. » Il laisse une seconde à son cerveau pour intégrer tout ça. C'est Lena. Peut-être que cette fois elle est pas repartie pour dix ans.
« Je... On sait pas. » Elle sait pas. « T'es à Savannah ? » Oui, elle est là, tu le sais, t'as bien vu le numéro. Il a juste du mal à réaliser. « Lena... Elle a disparu maman, y a pas qu'elle. » Et lui il a de nouveau huit ans, des dents en moins et des cauchemars qui l'amènent dans le lit d'Elena, trop fatigué pour être en colère, trop sur le cul pour s'y retrouver dans toutes les émotions qui se bousculent en lui, surtout. « T'es où ? Faut que tu fasses gaffe Lena. »

« J'sais Mihail, j'sais. Je suis en ville, c'est pas le plus important, j'me débrouille. » C'est déjà bien qu'elle soit au courant, elle fera attention. Il espère. Il la connaît pas vraiment, finalement, il sait pas comment elle gère ce genre de situation. La seule chose dont il est sûr c'est qu'elle est douée pour disparaître et qu'elle hésitera pas à fuir face au danger. Il suppose que c'est une bonne chose, dans certains cas. Ça l'agace quand même qu'elle ose prétendre que c'est pas important qu'elle soit en ville, comme si ça n'avait rien d'exceptionnel. Remarque, peut-être qu'elle est jamais vraiment partie, peut-être qu'elle était toujours ici mais qu'elle avait décidé de sortir de leurs vies. Il comprend qu'on puisse en avoir envie, mais il a du mal à pardonner qu'on le fasse. Ça vaut pour elle, ça vaut encore plus pour Seven. Au moins quand Lena se fait la malle elle ne le fait pas à moitié. Il rumine mais il se tait. C'est pas le plus important, elle a pas complètement tort. « Quand tu dis pas qu'elle... C'est qui les autres ? C'est chez nous ? 
— Ah... Nan. 'fin, j'en connais... Deux autres. Putain. » Il avait pas fait les comptes, ça lui paraît énorme tout à coup. Sa mère, Barbra et la meilleure amie de son coloc. « 'fin bref, tu connais pas. Juste maman. »
Juste maman. Dis ça comme si c'était pas grand chose, Mihail, on y croit. Comme si ça te tordait pas le ventre d'en parler. Comme si tu faisais pas de conneries pour arrêter d'y penser.
« Tu l'as revue avant... Tu l'as vue y a pas longtemps ? » Il se demande combien de temps ça fait qu'elle est de retour, qu'elle s'est remise à graviter autour de la famille. Pendant une seconde, il se dit qu'il est le dernier à savoir et ça lui fout la haine, mais il réalise vite que c'est pas possible. Rez lui en aurait parlé si elle l'avait vue. Et puis dans tous les cas, c'est pas le plus important.

« Je... Ouais. Je sais plus le jour exact, mais oui. » Un hochement sec de la tête. Ça fait quand même un moment qu'elle est revenue, alors, mais il se rassure en se répétant qu'elle n'a dû voir que leur mère, qu'il est pas le dernier à être mis au courant. Enfin il essaie. Paraît qu'il se prend un peu trop pour un mal-aimé. Et puis y a le ton de la voix d'Elena, « Hey, Mihail ? », qui lui fait tendre l'oreille un peu plus, qui remue même un truc en lui comme s'il s'attendait à... Pas ce qui suit, non, autre chose. Tant pis. Il se demande s'il l'entend pas un peu quand même, mais il a un certain talent pour se faire des films. « Je suis... Quand j'suis passée, y avait plus tes affaires. T'as déménagé ? » Il s'enfonce dans le canapé. « Huh-huh. » Il comprend pas vraiment pourquoi il est un peu plus réticent, tout à coup. Il se force quand même à préciser : « Mais c'est pas comme... 'fin. J'ai pas fugué ni rien. » Lucian n'était pas ravi et Mihail a fait les préparatifs dans son dos, mais il n'est pas parti au beau milieu de la nuit. Ni très tôt un matin, hein dis, Lena. « Pourquoi t'es... Tu vis où toi ? » Pourquoi t'es revenue, ça sonnerait presque comme un reproche, et c'est pas ce qu'il veut. S'il lui en veut, c'est pas d'être revenue. D'être revenue puis repartie, un peu plus. De l'avoir forcé à faire une croix sur toute la confiance qu'il avait réussi à lui accorder de nouveau, l'année dernière. C'était pas grand chose, mais y avait pas rien. C'était bizarre, parce que Lena était devenue une étrangère — ou bien lui était devenu un étranger —, mais il restait des traces de son amour inconditionnel de gosse et de son espoir de la voir revenir, longtemps déçu mais, dix ans plus tard, enfin satisfait. Elle a refermé une brèche quand elle est revenue. Elle a tout déchiré encore plus grand quand elle est repartie.

Il s'attend quasiment à ce qu'elle lui raccroche au nez. Ou que ça coupe, pas de bol, hein. « Mihail. Merci, j'y penserai... » C'est pas grand-chose mais c'est déjà ça, c'est pas une promesse mais c'est un peu plus qu'un peut-être, il s'en contentera. Il ouvre la bouche pour lui dire au revoir avant qu'ils ne soient coupés — OK, à plus alors, à plus ça veut pas dire dans dix ans, même pas un seul, on est d'accord hein ? Il a pas le temps. « Y... Y a un autre truc que j'voudrais te dire. Mais j'veux pas que tu le dises aux autres, s'il te plait ? » Il s'y attendait tellement pas, à ce coup-là, qu'il laisse échapper une seconde avant de répondre. « Promis. » Promis, j'dirai rien. Promis, mon silence pour un secret, mon silence pour ta confiance. Ça fait gonfler son cœur, de quoi, d'un peu de joie, de fierté même, ça ressemble à ce qu'il ressent quand Taggart lui fait comprendre qu'il vaut pas rien à ses yeux, un peu, pas exactement. Il avait peur d'être le dernier de la fratrie qu'elle ait contacté, il vient de comprendre qu'il est le premier. Ça devrait pas être si important, peut-être même qu'il devrait la snober pour toutes ces années où elle l'a relégué à l'arrière-plan. Au lieu de ça il s'accroche au bout du fil, l'attente au creux du ventre, l'appréhension aussi parce que ça pourrait être une mauvaise nouvelle et puis parce que ça pourrait couper avant qu'elle ait craché le morceau. « Vas-y ? » Vas-y, dis-moi, donne-moi ça, confie-moi ce qui déborde de toi, j'en prendrai soin, promis.

Le cœur battant, un peu trop reconnaissant qu'on le laisse enfin se sentir important, il attend. « J'sais pas trop comment... » Il dit rien, il sait qu'il faut pas la brusquer, Elena. Les secrets les plus lourds sont les plus durs à confier. Il espère que c'est pas grave, il sait pas s'il supporterait une mauvaise nouvelle de plus, mais il espère que c'est un secret trop grand pour une seule personne et qu'elle a besoin de lui pour l'aider à porter son fardeau. « J'ai— » Clic.

Il éloigne le téléphone de son oreille pour vérifier mais évidemment l'écran d'appel a disparu. Sa déception est égoïste, d'abord, parce qu'il voulait savoir. Il se sent lésé. Putain de cabine téléphonique qui te prévient même pas quand ça va couper. Ça a coupé hein ? Oui, ça a coupé. Ça fait ce bruit-là, quand ça coupe ? Elle lui aurait pas fait ça. Pas maintenant. T'as pas intérêt, Elena. Y a le doute qui s'installe et qui prend de plus en plus de place. Il retient une envie de gueuler et envoie valser son téléphone au fond du canapé.