Son pied tape encore et encore contre le parquet. Elle trépigne, s'impatiente déjà. Lena n'est là que depuis trois jours et déjà, ça lui semble être une éternité. Elle a rien à faire ici. Probablement que c'est ce qu'ils prétendent tous, mais elle, c'est vrai. Elle est là parce qu'elle a aimé, que ça l'a mené à sa perte sans même qu'elle ne l'aperçoive. Elle aurait du le voir arriver pourtant, serpent sournois qui s'enroulait autour d'elle jusqu'à l'étouffer, jusqu'à ne laisser derrière lui rien de plus qu'un corps sans vie. Il était dangereux mais elle pensait l'être autant – gamine qui se veut femme et qui prétend accéder à la cour des grands. Elle a voulu être respectée, crainte dans ce quartier dans lequel elle avait grandi. La brune a flirté avec le danger, plongé dans l'illégalité – elle aurait volontiers plaidé coupable si elle avait plongé à cause d'une erreur qu'elle aurait causé, mais c'était pas le cas. Elle se souvient de l'incompréhension quand le sachet de drogue avait été retrouvé dans son sac – évidemment, elle dealait, mais elle n'avait jamais rien dans ses sacs, jamais autant, en tout cas. Et les pièces du puzzle s'étaient assemblées, Silas qui dit rien, qui la défend même pas. Elle qui hurle son innocence, qui l'accuse haut et fort de l'avoir piégé, sans que personne ne daigne la croire. Forcément, elle est une Ryjkov – elle est destinée à la misère et à l'illégalité, vermine qu'on souhaiterait éradiquer du quartier. « Putain, tu vas arrêter ? » On la tire de ses pensées et ça l'agace, on lui parle pas comme ça à la Ryjkov, jamais. Elle jette un regard mauvais à l'autre fille, un peu plus âgée qu'elle. Elle est pas seule, mais ça l'arrête pas, Lena. Rien ne l'arrête jamais, et c'est bien ça le problème. « Non. » Elle dit rien de plus mais déjà, on entend plus un bruit dans la pièce. « Pardon ? Tu sais à qui tu parles là ? » Elle fait mine de réfléchir, hausse les épaules. « J'sais pas. A la connasse en chef, ptête ? » L'autre bondit, vient l'attraper par le col de son tee-shirt pour la plaquer au mur. Elle rigole, Lena, inconsciente, insouciante. Elle crache d'autres insultes en russe, ne s'arrête pas. « Lâche moi, j'te jure que tu vas le regretter. » qu'elle ajoute. Elle réalise pas qu'elle est en position d'infériorité – elle est seule, elle, personne viendra la soutenir alors qu'elle tient tête à celle qui semble être à la tête des autres. « Et qu'est-ce que tu vas faire ? » L'autre lui balance ça comme une provocation, comme une insinuation qu'elle serait pas capable de se défendre. Elle perd pas de temps, Lena, et elle claque sa tête d'un coup sec contre la tête de l'autre. Un crac se fait entendre, l'autre la lâche et la brune rit, encore une fois. Mais elle s'arrête rapidement quand elle reçoit un coup dans l'estomac. Un autre au visage. Et bientôt, elle peut plus rien faire pour se défendre, parce qu'elles sont à trois à la marteler de coups, pluie violente et incessante. Elle supplie pas, fierté mal placée et égoïste parce qu'elle est pas seule, qu'il y a ce semblant de vie qui germe en elle depuis des semaines. La russe porte ses mains contre son estomac mais la douleur s'arrête pas, même si elle serre les dents, des grognements de douleur lui échappent. Elle perd pied, Lena, incapable de se défendre, de les défendre. Puis elle voit quelque chose briller, quelque chose qui s'approche dangereusement de son bas ventre, quelque chose de froid et tranchant.
Puis son monde devient noir.


« Elle se réveille. » Ses yeux clignent plusieurs fois, la lumière l'agresse. C'est trop clair, trop brutal. Elle sait pas où elle est, ni avec qui elle est. Tout est flou – plusieurs minutes s'écoulent avant qu'elle ne discerne bien la personne en face d'elle. A en juger par la blouse blanche, un médecin. Puis tout lui revient – elle qui l'ouvre trop, encore et encore, les coups qui pleuvent et son impuissance à se protéger. Et elle se souvient, Lena. « Je.. Il va bien ? » qu'elle dit difficilement, la gorge sèche. Ces quelques mots suffisent à lui faire mal. Son corps n'est que douleur, elle ose à peine bouger. On lui apporte de l'eau, une infirmière sans doute mais elle fait pas attention, le regard rivé sur le médecin alors qu'elle avale de petites gorgées qui soulagent à peine son gosier en feu. « Je suis désolé mademoiselle Ryjkov mais.. il n'a pas survécu. » La gamine réalise pas tout de suite. Les mots prennent quelques secondes avant de s'insinuer jusque son esprit, avant qu'elle ne comprenne qu'il soit mort. Elle s'était à peine faite à l'idée d'être mère que déjà, il est mort, parti, à cause d'elle, parce qu'elle avait pas été foutu de la fermer. C'est étrange, parce qu'elle avait pas sauté de joie en apprenant la nouvelle – et maintenant qu'il n'était plus là, elle réalisait à quel point elle voulait cet enfant, à quel point elle l'aimait déjà. Elle avait l'impression qu'on venait de lui arracher une partie de son cœur et de la déchirer devant elle. Gorge serrée, les larmes lui montent aux yeux, elle qui pleure jamais, pas devant d'autres personnes en tout cas, mais c'est trop, trop d'un coup, et elle voudrait crever ou se barrer – elle sait pas vraiment. Puis elle réalise que le médecin parle encore, qu'elle avait pas écouté, trop occupée à essayer vainement de secourir les morceaux de son cœur restants. « … et c'est à cause de ces complications que j'ai le regret de vous dire que vous ne pourrez jamais avoir d'enfants. » Et c'est tout qui explose. Son cœur, son âme, le peu de bonheur qu'elle ressentait encore. Tout explose et elle voudrait hurler, hurler contre le terre entière. Elle s'est toujours imaginée avec une grande famille, comme celle qu'elle avait déjà maintenant – même si ça aurait été plus tard, mais ça avait toujours été là, dans un coin de son cerveau, comme une vérité absolue qui n'attendait que le moment propice pour s'affirmer. Et là, tout vole en éclats, il reste plus rien, rien que des miettes d'un rêve arraché en quelques syllabes. Son cœur s'affole, elle étouffe, n'arrive plus à respirer. « J'veux Malo. » Lui et personne d'autre, il y a qu'à lui qu'elle veut parler. C'est pas tellement qu'elle le veut, finalement, c'est plutôt qu'elle en a besoin, comme on a besoin de reprendre une grande inspiration après être resté en apnée trop longtemps. Malo, c'est sa grande inspiration, celui qui lui sortira la tête de l'eau, personne d'autre y arrivera. Malo, c'est son point de repère, son ancre malgré les tempêtes et les hurlements. Alors son premier réflexe après tout ça, c'est pas de se calmer, c'est pas de pleurer, c'est de l'appeler lui, parce qu'il saura quoi faire, qu'il saura quoi dire. « Mademoiselle Ryjkov, c'est impossible de.. » « Amenez-moi Malo. » Son ton monte et même si chaque mot lui fait mal, elle renoncera pas tant qu'ils auront pas accepté. « Les visites sont.. » « PUTAIN MAIS AMENEZ MOI MON FRERE MAINTENANT ! » Elle hurle, encore et encore, tente de se lever, réclame son frère jusqu'à l'épuisement, toujours sans s'arrêter, jusqu'à ce qu'enfin on accepte. Amenez-moi Malo, j'ai besoin de lui pour aller bien, amenez-moi Malo pour que j'arrive à respirer, pour que mon cœur accepte de battre encore un peu, c'est les mots qu'elle dit pas, mais c'est la vérité sauf que personne a besoin de le savoir, surtout pas eux – c'est son jardin, celui où elle garde ses faiblesses, celles qu'elle montre pas, même après tout ça.