Ça fait plusieurs semaines qu’il vit au Troisième Œil, peut-être un mois ou deux, il a du mal à compter, ces derniers temps, il n’a pas envie de savoir depuis combien de temps il n’a plus vu Asher, Jael ou River. Il n’est pas retourné chez Peadar, même après avoir vu Otto, et il y a encore ses joues qui rougissent quand il y repense, et un pincement au cœur, parce qu’il ne sait pas s’il a bien fait, il ne sait plus rien, Lenny. Il n’est pas retourné à l’université non plus, lui qui avait si brillamment réussi son année, il n’a pas revu Rhoan, ni ses professeurs, peut-être qu’ils se demandent où il est passé, peut-être qu’ils se disent qu’il a trouvé une meilleure école, certainement pas qu’il traîne dans une boutique occulte à lire les bouquins qu’il déniche sur place parce qu’il n’ose pas aller à la bibliothèque de peur de croiser quelqu’un qu’il connaît, et qu’il ne veut pas aller récupérer ses livres dans l’appartement des Lost Boys. Il a toujours préféré fuir les conflits que de les affronter, ce n’est pas nouveau, il courbe l’échine au lieu de se battre, bouffé par ses angoisses et ses questions existentielles. Au fond, il ne sait jamais s’il fait bien de faire ci ou ça, s’il a raison, s’il a tort, il a seulement compris que le monde était plus compliqué que les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. Si tout pouvait être aussi manichéen que dans les comics qu’il a parcouru brièvement, ça serait certainement plus facile pour lui de savoir quoi faire.
Tout est compliqué, de toute façon. Il a quitté les Lost Boys pour s’installer chez Caïn, mais au final la situation avec Swann et Bambi n’est pas non plus très confortable. Ça lui a fait bizarre, évidemment, Caïn avec Bambi, lui qui l’avait toujours connu avec Swann, parrain et marraine inséparables. Il n’était pas sûr d’avoir bien caché sa confusion face à cette nouveauté, mais il aime Bambi malgré tout. Simplement, il en avait gardé le souvenir d’une adolescente douce et gentille. Il faut croire que tout le monde grandit, peut-être qu’il devrait aussi. Ce jour-là, il essaye de se rendre utile, en proposant d’aller faire quelques courses, faisant le tour de la maisonnée pour savoir si quelqu’un a besoin de quelque chose. Il a toujours cette envie d’avoir un rôle, d’avoir une place, même aussi insignifiant que le gamin qui fait les emplettes, de ne surtout pas être un fardeau. Pour qu’on ne l’abandonne pas encore une fois. Il pousse une énième porte à la recherche de Bambi, et il tombe finalement sur elle. « Bambi, je vais faire des courses, tu veux– » Il s’interrompt, les yeux posés sur elle, pas très assurés. Elle a l’air d’avoir pleuré, et il lui semble qu’elle vient d’essuyer rapidement les larmes sur ses joues, comme pour effacer les indices. Elle sourit, pourtant, mais il n’arrive pas à ignorer, finit par demander : « Tu vas bien ? », une réelle inquiétude qui pointe dans sa voix. Il se doute que ça ne doit pas aller très bien, depuis le retour de Swann, mais il ne sait pas quoi demander d’autre.