Quand ils ont commencé à organiser l'IRL, Mihail a pensé qu'ils seraient plus nombreux que ça. Ils étaient censés être plus nombreux d'ailleurs mais tous les peut-être ont fini en non. Ils ne sont pas nombreux à être originaires de Savannah et, parmi ceux qui viennent d'ailleurs en Géorgie, il y a des gamins que leurs parents ne voulaient pas laisser voyager pour rencontrer des weirdos d'internet. Ils ont pas complètement tort en même temps, Mihail est tombé sur quelques cas toxiques quand il était plus jeune. Il essaye de ne plus trop s'attacher aux gens qu'il rencontre virtuellement mais ça arrive quand même, fatalement. Une de ses meilleures amies vit au Canada et ils ne se sont toujours pas rencontrés. Ceux de Savannah, Mihail ne les connaît pas beaucoup. Ça aurait été trop beau que ses préférés vivent à côté de chez lui, évidemment. Il a été tenté de se défiler en voyant qu'ils seraient seulement trois. Il a rien contre Matt et Eileen mais trois, c'est pas assez pour éviter les silences inconfortables et juste assez pour que les deux autres le mettent de côté s'ils s'entendent trop bien. Il prend pas le risque de mêler sa vie virtuelle à l'autre pour subir le même genre de frustrations. Il est un peu pessimiste Mihail, c'est comme ça, alors il y va un peu à reculons mais il finit par y aller quand même.

Il était pas tellement nerveux à l'idée qu'on le trouve différent en vrai jusqu'à ce qu'il arrive au bout de la rue et pose les yeux sur l'enseigne du McDo. Là ça le frappe. Il est beaucoup plus exubérant sur le forum alors qu'en vrai c'est surtout quand il est bourré. En vrai il doit faire la gueule au moins vingt-trois heures par jour. Merde. Il dégage son casque de ses oreilles avant d'arriver au niveau du McDo pour avoir moins l'air d'un asocial. Quand il s'arrête devant le restau, il est en train de le fourrer dans son sac à dos qui pend à une épaule, ça lui offre un bon prétexte pour ne pas regarder devant lui. Mais il est bien obligé de lever les yeux au bout d'un moment. Le gars plus jeune arrive à le faire sourire au moins. Matt. « Nope, j'suis bien Mihail. Salut. » Il lui serre la main et regarde autour d'eux pour voir si Eileen est à l'approche, mais il sait pas à quoi elle ressemble en fait. « Si Eileen est un vieux moustachu en marcel je propose qu'on se casse. » C'est pas qu'il a des préjugés mais si. « On est obligés d'attendre devant tu crois ? Il caille. » Malgré les deux couches de vêtements sous son manteau et sa grosse écharpe en laine qui lui mange le menton, oui.

Elle est totalement paniquée, Dawn. La tête rentrée dans les épaules à l’image d’une torture, y a que ses yeux qui dépassent, entre son écharpe et son bonnet. Des yeux qui voltigent de points en points, de passant en passant, d’affiche en affiche et de vitrines en vitrine, à la recherche de… de n’importe quoi. D’un peu de courage, ou d’une bonne raison de prendre ses jambes à son coup. L’une des deux, mais au moins une des deux. Ce serait plus bien. Cela permettrait à sa petite tête de se mettre en pause, d’arrêter de répéter en boucle panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas, panique pas ce qui s’avère fort peu efficace d’ailleurs. Elle est à deux doigts de se casser les siens, tant ses mains sont pressées l’une contre l’autre. Encore à la recherche d’un brin de soutien. Nan mais quelle idée franchement. Tout ça c’était de leur faute à eux-là, eux tous, les fous furieux du Troisième Œil. Mais siiiiiiiiii vas-yyyyyyyyyyy. Sors de lààààà. Et puis s’ils te cherchent des noises on les défoooonnnnnnce. Mais oui, mais oui. Brièvement elle y avait cru. Assez pour écrire qu’elle viendra. Ahah. La blague. Elle avait juste oublié que ça n’avait rien à voir avec une peur quelconque des gens. C’est encore et toujours elle le problème. Elle n’a pas envie de se montrer à des inconnus. Surtout que Eileen, elle est canon. Eileen elle a une grande gueule, elle est sure d’elle, elle te casse les dents si tu l’embêtes, mais non non, ne vous inquiétez pas, elle est gentille aussi Eileen. Et Eileen elle n’a pas la moitié de son corps à dissimuler à chaque fois qu’elle sort de chez elle. C’est pour ça qu’elle aime l’hiver Dawn. Elle a pas besoin de chercher une excuse à ses manches longues, ses gants et ses écharpes. Plus proche que de l’Ewok que de l’humain la Dawnie d’hiver.

Mais elle est là quand même. Le cerveau en boucle sur un mantra inefficace. Les yeux qui s’écarquillent d’autant que le McDonald’s prend de la place dans son champ de vision. Et puis elle se fige devant le bâtiment, un instant de flottement. Je me barre ou pas ? « Si Eileen est un vieux moustachu en marcel je propose qu'on se casse. » Elle tourne machinalement la tête vers le duo pas bien loin dont elle a attrapé au vol une bride de la conversation. Et puis c’est un autre mantra qui s’installe dans sa tête. C’est des bébés, c’est des bébés, c’est des bébés, c’est des bébés… Pas sûr que ce soit fait pour la rassurer. Peut-être que si, parce qu’elle fait sans trop s’en rendre compte quelques pas pour les rejoindre. « Nan j’me suis rasée pour vous, j’ai fait un effort. » Humouuuur. Enfin la vanne est bonne, mais la voix n’est pas très assurée, peut-être un peu tremblante, et le sourire gêné. « Salut… » soufflé entre ses lèvres, encore moins rassuré que la blague. Respire, respire, ça va aller. Et tends la main, sans oublier de vérifier rapidement que tu n’as pas un centimètre carré de peau qui dépasse malencontreusement, bien sûr. « Vous pouvez m’appeler Dawn. »