Elle a disparu. Elle a disparu et avec chaque jour qui passe tu as l’impression que ta santé mentale glisse un peu plus loin dans le gouffre. Elle a disparu et chaque minute c’est la panique, l’inquiétude qui te ronge. Peut-être qu’elle a fait une connerie. Peut-être qu’on l’a kidnappée. Peut-être qu’elle est morte quelque part et que la police n’a pas trouvé son corps. Des gosses des rues qui se font la malle c’est courant. Même des Lost Boys c’est arrivé que certains te fassent faux bond, après tout Merle a disparu il y a maintenant plus d’un mois. Mais il a toujours essayé de se barrer. Alors qu’elle, elle, rien n’a jamais laissé soupçonner quelque chose de ce genre. Comme une Baudelaire elle est allée de malheur en malheur, de désastreuse aventure en désastreuse aventure. Tu pensais pour autant qu’elle resterait à la maison, là où lui restait la famille qu’elle a réussi à se construire. Des gosses de rue qui se font la malle la police n’y fait jamais attention mais toi si, surtout quand c’est elle. Tu l’as appelée sans doute une centaine de fois, tu as laissé des messages, envoyé des sms, appelé tous ceux que tu connais qui pouvaient avoir des informations. Tu as remué ciel et terre, tous les pavés de Savannah pour lesquels tu avais des contacts. Aujourd’hui n’est pas différent. Aujourd’hui Jordan t’a donné l’idée d’aller voir au musée où elle se plaît à dessiner. Tu fumes ta clope devant l’entrée, nerveusement, et le gamin se rapproche pour te rassurer. « Je suis sûr que Jael-chan va bien Peadar-san. » Tu ne comprendras jamais ça, cette manie d’utiliser ces trucs japonais là c’est ridicule. Ton frère avait toujours été fan de toutes les merdes qui venaient de là-bas mais pour autant il ne s’amusait pas à appeler qui que ce soit san ou chan ou je ne sais quelle autre suffixe. Au final, Japon ou pas, ça ne te rassure pas. « Allons la chercher. Elle ne doit pas être loin. » Si ça se trouve elle est juste à côté, cachée, mais si elle ne veut pas être trouvée comment arriveras-tu à la ramener là où elle devrait être ? Tu jettes ton mégot sur le sol et souffles profondément les relents de fumée qui s’accrochent à tes poumons. Tu regardes Jordan. Bonne pâte lui, pour être venu t’aider. « Bon, je vais avoir besoin que tu demandes aux gardiens si ils l’ont vue récemment. Ce sera peut-être mieux. » Qu’un ado cherche un autre ado ça ne soulève jamais de méfiance, alors qu’avec ta tronche ils risquent de se poser des questions.

Quelqu’un ici l’a forcément vue, si ce n’est pas dans un de ces derniers jours, ils auront sans doute au moins des indices. Ce n’est pas comme si vous pouviez mettre des posters dans la rue, Jael a disparu, ce n’est pas comme avoir perdu un chat ou un chien et espérer que quelqu’un arrivera. Si vous faites ça la police s’en mêlera forcément. Et à part Asher, c’est une mauvaise idée. Très mauvaise idée. Parce que ça mettrait en danger tous les autres, et que tu ne peux pas les jeter aux loups juste pour elle. « Je reviens je vais poser la question. Attends moi ici ce serait con que j'ai à te chercher dans tout le musée et que je me perde moi aussi Peadar-san. » Il t’arracherait presque un sourire avec ses tentatives d’humour, avec son besoin de te remonter le moral, de faire comme si tout allait bien, qu’elle était juste partie faire une petite balade et qu’elle rentrerait après le dîner. Comment tu aurais pu douter que quelque chose sauterait dans sa tête le jour où ils sont venus lui annoncer que son père était mort ? Tu ne pensais pas que ça changerait quelque chose, lui qui n’avait jamais été là à part pour la mettre dans la merde, pour qu’elle se retrouve à moitié morte d’une overdose à l’hôpital. Bien sûr que ça allait la choquer mais de là à disparaître ? Tu n’arrives pas à comprendre. Nerveusement, tu attends le retour de Jordan. « Ils ne l'ont pas vue visiblement. Fouillons. Elle est peut-être près d'un tableau ou d'une statue qu'elle aime bien ou alors dans les toilettes. Tu en penses quoi ? » Il a de l’espoir le petit, c’est autant son pire défaut que sa plus grande qualité. Croire que juste en vous baladant dans le musée vous allez tomber sur la blonde, comme par hasard. Mais au fond c’est agréable de voir une telle foi. Alors tu te prêtes au jeu. « Ouais si tu veux. Mais après on retourne poser des questions sinon on va arriver à rien. » Tu trouveras bien un moyen de ne pas attirer les suspicions, c’est ta spécialité après tout. « Tu sais justement les trucs qu’elle aime ? » Tu en as vu de ses dessins, des dizaines, mais tu t’y connais tellement peu en art que tu n’arriveras jamais à t’en souvenir. C’est pas faute d’avoir fait un effort. Il vous faudrait ton frère.

Ta maison se délite. Tout le monde se barre, tout le monde t’abandonne, départ après départ tes cauchemars se réalisent. Ça fait plus de dix ans que les jeunes se succèdent chez toi et ils finissent bien toujours par partir mais ce n’était pas pareil, ils grandissaient juste, parfois tu les y poussais même. Mais ils le faisaient quand leur temps était venu, quand tu les laissais s’en aller. Comme une impression que maintenant c’est la débandade, que tout le monde abandonne le navire d’un coup alors que tu ne t’étais pas rendu compte que tu étais en train de couler. Peut-être qu’il serait temps de te remettre en question mais t’as d’autres chats à fouetter. Quand le gamin te sourit, tu le lui rends, sans doute trop faiblement, sans doute pas aussi bien qu’il ne l’attendait mais tu fais un effort. « Je suis désolé... J'en ai juste aucune idée, tu sais bien je parle que peu avec elle... Mais sans doute Monet ou du Picasso là comme ça je dirais que ce serait ce style là. En même temps je connais pas grand monde qui aimerait pas Monet, Picasso je comprends qu'on puisse pas aimer, c'est spécial mais Monet c'est trop beau. » Monet monet monet… Franchement tu vois pas. Tu connais le nom c’est clair il est super connu mais t’as aucune idée d’à quoi ça ressemble. Bon par contre faut pas se foutre de la gueule du monde t’as aucun problème à visualiser du Picasso. La problème c’est qu’on est au musée de Savannah ici, pas au Moma ou au Guggenheim. « Tu sais, je suis pas sûr qu’ils aient le budget pour du Monet ou du Picasso ici... » Pas que tu aies la moindre idée du prix d’acquisition de ces œuvres, au moins sur le marché légal mais tu te doutes qu’ils ne doivent pas exposer les grands maîtres dans des villes comme celles-ci. Avec enthousiasme Jordan t’attrape par le bras, comme si vous étiez là pour une visite de plaisir, qu’il n’avait qu’une envie : voir toutes les œuvres. « Viens allons du côté des tableaux on la trouvera peut-être. » Si seulement. Tu te doutes qu’en fugue elle ne viendra sans doute pas se faire une petite sortie au musée mais le monde est une chose étrange, rien n’est dans le royaume de l’impossible, on ne se trouve jamais que dans l’improbable. Sans broncher tu suis le gamin à travers les salles. Soudainement un alliage de couleurs attire ton œil. « Celui-là ! Je l’ai vu dans ses carnets. » Elle laisse des feuilles traîner partout y compris dans ta chambre, même si ces dernières sont généralement plus des reproductions de tes tatouages. Bien sûr elle n’est pas là mais au final ça ne change rien. Tu t’arrêtes, comme fasciné, et recules devant le tableau. Pas de banc derrière. Tant pis. Tu te laisses choir au sol et en tailleur tu fais une pause. Tes yeux parcourent les couleurs et tu essaies de comprendre ce qu’elle pouvait bien y voir, ce qui avait retenu son attention.

« Oh tu sais ils sont pas forcés d'avoir les œuvres originales. Ils peuvent avoir des reproductions plus que parfaites et les avoir exposées ici même. Et les reproductions sont à un peu tous les prix. » Comment il sait toutes ces choses-là le gamin ? Il ne te semblait pas qu’il traînait spécialement au musée lui, c’est plutôt un truc typique de votre blonde nationale ça. Et c’est pas un truc qu’on apprend au lycée, non ? Ils ne sont pas très concernés par les techniques des musées pour s’apprivoiser. Enfin, ce n’est pas comme si tu pouvais savoir ce qu’ils enseignaient au lycée, toi t’étais dans un autre pays, c’était y a plus de quinze ans et de toute façon tu t’es arrêté avant la fin du collège en ayant redoublé trois fois donc bon. Disons que tes spéculations peuvent s’arrêter là, tu n’as de toute façon pas réellement envie de lui demander d’où il tient son savoir. Des reproductions. Tu te demandes brièvement si c’est le genre de ton frère de laisser des reproductions à la place des œuvres qu’il vole pour leurrer tout le monde un temps ou s’il est plutôt du genre à laisser un tonitruant mur blanc comme une carte de visite. Tu t’es déjà laissé tomber sur le carrelage quand Jordan arrive à tes côtés. « C'est du Mondrian ! J'adore ce tableau. C'est le Broadway Boogie-Woogie c'est magnifique hein ? » C’est que ça fait une belle jambe de savoir ça tiens. Toi ce que tu veux c’est savoir où elle est, pourquoi c’est si compliqué ? Pourquoi à la place faudrait-il que tu retiennes le nom du mec qui fait des carrés ? Son absence face à ce tableau semble presque absurde. Alors tu essaies de comprendre. De suivre les lignes et les couleurs, d’y voir ce qu’elle a pu y voir. Quelle émotion ? Quelle réflexion ? Qu’est-ce qu’il y a à dire sur ce tableau ? Pendant de longues minutes tu scrutes la toile. Mais au final tout ce que tu y vois ce sont des lignes jaunes et des carrés rouges, et tu désespères. C’est pas fait pour toi ces choses-là, ça ne l’a jamais été fait. La tête entre les mains, le doute te guette. « Jordie ? » C’est presque un murmure, tu ne serais pas surpris qu’il ne t’ait même pas entendu. « Tu crois qu’elle reviendra ? »

« Je suis sûr qu'il reviendra Peadar-san. Tu sais elle a peut-être simplement eu un coup de blues, je sais, ce n'est pas agréable... Mais de temps en temps se retrouver un petit peu seul le temps de quelques heures ou quelques jours ça fait parfois beaucoup de bien. » Je ne sais pas vraiment si on peut appeler ça un coup de blues, ça semble légèrement du côté de l’euphémisme. Son père est mort. Pendant qu’elle était en sevrage. Après le départ d’un bon nombre de ses amis. Après s’être fait tabasser. Après avoir fait une overdose. A vrai dire ça sonne moins comme un coup de blues qu’une raison pour se suicider et par ailleurs un véritable acharnement karmique tout à fait honteux. Et toi, tu te demandes si son père ce n’était pas la goutte de trop, si elle n’a pas juste pété un câble et tout foutu en l’air, changé de vie. Si t’étais elle tu ne reviendrais pas. Et c’est ça qui t’effraie. Parce qu’elle n’est pas toi, elle n’a jamais fonctionné pareil, mais les gens évoluent et finalement avec l’âge et l’assurance rien n’empêcherait ça. « T'en fais pas ça va aller. Elle se pointera tôt ou tard. Et si jamais ce n'est pas nous qui la retrouvons c'est elle qui va nous retrouver. » Il a tellement d’espoir ce gamin ça te bouffe le cœur. C’est presque ridicule cette manière qu’il a de rester positif quoi qu’il lui arrive. Je dirais bien qu’il ressemble à un certain Candide mais, si tu connais l’adjectif, tu ne connais pas du tout la référence. La littérature irlandaise déjà t’y connais rien, qu’on te demande pas en plus de savoir des choses sur celle des français. Sous tes yeux tu as l’impression que les lignes du tableau s’amusent à changer leurs croisements sous tes yeux, à clignoter, à te narguer, à être tout ce que tu n’arriveras jamais à comprendre de la vie de Jael parce que tu n’es simplement pas construit pour ça. Finalement elle est peut-être bien partie pour foutre sa vie en l’air, et pour foutre la tienne en l’air, parce que t’avais promis de jamais partir mais que la promesse aurait dû être réciproque et que putain c’est salaud de sa part. Si elle ne veut pas être retrouvée tu comptes la retrouver quand même, c’est pas difficile de fouiller une ville entière non ? Tu devrais bien y arriver, même si ça te prend une vie. Ce putain de Mondrian te donne envie de frapper dedans alors tu préfères te lever et partir. Tu jettes un œil au gardien mais ils ont la pupille vituline et amorphe. Ces branleurs ne serviront à rien, ne sauront rien, parce que rien ne les intéresse ici. « Viens Jordie on rentre ça sert à rien j’irai voir ailleurs. »