nothing's gonna hurt you baby

Un texto. Felix qui l'appelle au secours parce qu'il est coincé au cinéma devant un film d'horreur. Ça lui fait plaisir que Felix pense à lui. C'est pas étonnant au fond parce qu'il s'en est tapé des films d'horreur quand River vivait chez lui. Il a mis longtemps à se rendre compte que Felix détestait ça d'ailleurs, il voyait bien qu'il se cachait un peu trop et qu'il faisait des grimaces et qu'il couinait, mais il pensait qu'il aimait se faire peur autant que lui. Mais non, ce qu'il aimait c'était River, alors il le laissait lui infliger son péché mignon au moins une fois par semaine. Ils ont vu de tout, des classiques devenus ridicules, d'autres qui ont résisté à l'épreuve du temps, des films de fantômes, de monstres, de torture psychologique et des films gores — ceux-là même River ne les aime pas autant, lui il a un faible pour les fantômes. Et Felix, il a un faible pour pas de film d'horreur du tout. C'est pas très gentil mais ça le fait sourire, River, d'imaginer sa réaction quand il a réalisé qu'il s'était trompé de salle. Ce qui le fait sourire aussi c'est qu'il lui demande de le rejoindre, qu'il le laisse jouer le héros alors qu'il pourrait très bien sortir retrouver la bonne salle et peut-être les amis avec qui il était censé passer la soirée. River lui a promis d'être là pour lui mais ce n'est pas si simple d'être là pour quelqu'un qui se débrouille très bien tout seul. Felix lui a toujours donné une impression de solidité, pas parce qu'il n'a pas de failles mais parce qu'il reste fort malgré les failles, parce qu'il porte encore le monde sur ses épaules après que le sien se soit effondré. Alors il sait qu'il lui fait une faveur et pas l'inverse quand il l'invite à le sauver de la pétrification par film d'horreur. À moins qu'il soit effectivement tétanisé et absolument incapable de bouger autre chose que ses doigts sur l'écran de son téléphone ? Dans ce cas River a hâte de voir le film.

Il sera en retard évidemment, la séance avait déjà commencé avant qu'il se mette en route, mais il n'est pas très loin. Il faisait la manche à dix minutes de là près d'un musée. Parfois les touristes sont généreux, surtout après avoir vu de jolies choses. Arrivé au cinéma, on le laisse acheter sa place en lui signalant que le film a déjà commencé, avec un air désolé plus que réprobateur — c'est bon, c'est pas votre faute, il a envie de dire au caissier, — et puis il se dépêche de rejoindre la salle. Il n'aime pas être le spectateur chiant qui s'attire des regards en ouvrant la porte et en se faufilant pas aussi discrètement qu'il le voudrait entre les sièges, mais il faut bien qu'il rejoigne Felix. Finalement il est soulagé de voir que la salle est loin d'être remplie. Felix est dans le fond et il y a de la place autour de lui, ce qui fait que River ne dérange qu'une petite poignée de personnes avant de se laisser tomber dans le siège à côté de lui. « Super River à la rescousse, » il lui fait tout bas en riant un peu. « Tu veux rester du coup ? Ça va nous rappeler le bon vieux temps. » Il dit ça avec légèreté, sans y penser, et puis il pose son regard sur le visage de Felix et un million de souvenirs viennent déferler derrière ses deux perles bleues. Felix affalé sur lui devant un Saw et puis lui lové contre Felix devant Conjuring. Les cris, les mains devant les yeux ou contre les oreilles, leurs rires, les « enculé enculé enculé » de River quand le fantôme de The Grudge dévoilait bien trop sa langue, des rires redoublés et des baisers pour se faire taire et pour se rassurer. Et puis à River ça lui rappelle aussi une soirée avec Lenny il n'y a pas si longtemps. Il espère qu'il ne va pas le faire pleurer, ce film-là.

The past is never where you think you left it ☾ T'attends River nerveusement. Tu pensais pas qu'il viendrait à ton secours, tu pensais pas qu'il répondrait à ton message, et pourtant. Il arrive. Lui qui croit tellement être quelqu'un de mauvais, quelqu'un qui peut pas faire le bien autour de lui, il vient de te prouver, encore une fois, que par bien des aspects c'est plus un héros que tu le seras jamais. C'est ton chevalier en armure, ton prince sur son cheval blanc. Mais t'es plus trop sûr que ce soit réciproque. T'es plus sûr de rien quand il s'agit de ses cheveux blonds de ses yeux bleus de son sourire enfantin. River c'est River et il restera à jamais gravé dans ton cœur. Toi t'es toi et t'as peut-être jamais effleuré son myocarde. Et puis de toute façon tu peux pas réfléchir, y a un gamin devant une bouche d'égout et un ballon rouge et un clown et oh putain tu te sens pas bien. Assis au fin fond de ton siège, la tête touchant presque l'assise et les genoux tellement relevés que tu vois plus l'écran que par intermittences entre les plis de ton pantalon, tu fais pas le fier. Tu fais un bond de trois mètres quand quelqu'un s'assoit à côté de toi, mais ton cœur se calme vite quand tu réalises que c'est River. Enfin, il se calme, non. Disons qu'il s'emballe pas pour la même raison. « Super River à la rescousse. Tu veux rester du coup ? Ça va nous rappeler le bon vieux temps. » Tu lèves des yeux bleus dilatés par la peur vers les siens, si calmes, si... moqueurs ? Oh le con. Ca le fait rire, en fait. Tu sens tes joues rougir, mais tu gardes le regard rivé sur lui. Tout pour pas accidentellement rencontrer celui de Pennywise sur l'écran. « On a payé nos places, ce serait con de pas profiter. » Ton éternel sourire en coin fait un retour en force sur ton visage et tu te sens sombrer dans le bonheur des souvenirs de la nostalgie des habitudes retrouvées. Tu sens ton cœur fondre, même si tu sais que c'est pas une bonne idée que c'est dangereux de penser que c'est un pas vers le avant, un pas vers le après, un pas vers le Felix et River. Tu risques de tomber de très très haut, mais tant pis. Tant pis parce que c'est lui.

« On a payé nos places, ce serait con de pas profiter. » River hoche vigoureusement la tête. Il n'a pas dix dollars à jeter par les fenêtres, même pas dix cents pour tout dire, et puis il ne l'a pas vu It alors maintenant qu'il est là... Il s'enfonce un peu plus dans son siège, ramène l'un de ses genoux contre lui et s'accoude au siège côté Felix. Les yeux sur l'écran, il lâche un petit rire nerveux et dit tout bas : « J'aime pas trop les clowns, j'vais couiner j'te préviens. » C'est un cliché d'avoir peur des clowns et à vrai dire il n'a pas peur des clowns en général, il les trouve juste terrifiants dans les films d'horreur lorsqu'ils sont réussis. On aime trop rendre l'enfance monstrueuse dans les films d'horreur, décidément. Pourquoi est-ce que ça lui plaît autant ?

Il sent l'épaule de Felix qui frôle la sienne et s'affale encore un peu plus dans son siège pour mieux s'appuyer contre lui. Il penche un peu trop sans doute, il penche un peu trop pour que ce soit confortable, beaucoup trop pour que ce soit complètement insignifiant. S'il était honnête avec lui-même il réaliserait que c'est pour ça qu'il a envie de rester, bien plus que pour le film. Pour passer deux heures tout près de Felix sans avoir à parler, sans avoir à se justifier, à s'excuser, à se poser de question. Juste profiter de sa chaleur et guetter ses réactions, une excuse innocente pour lui jeter des regards en coin qui quelques fois lui échappent et s'éternisent. Il n'y a qu'un grain de beauté sur la joue droite de Felix et il lui attire l’œil comme un feu follet dans la salle obscure. « On a inversé nos places. » Par rapport à avant, il veut dire, par rapport au petit canapé du studio de Seattle où c'était généralement Felix à droite et River à gauche. Ce n'était pas un principe, pas pour River en tout cas, mais il s'en rend compte maintenant parce qu'il avait l'habitude de bouffer des yeux la joue gauche de Felix, avec sa constellation de Céphée.

Il faut qu'il se taise, il va finir par se faire houspiller. C'est vrai, c'est plus facile de se retrouver comme ça, en silence. La dernière fois, la rencontre au beau milieu de la rue, c'était brutal. C'est pour ça que les gens vont au cinéma au premier rendez-vous, pour s'acclimater en douceur à la présence de l'autre sans avoir à se demander quoi dire dans un premier temps, et après la séance le sujet de conversation est tout trouvé. Il parle pour apaiser la tension qu'il est peut-être le seul à ressentir, il parle mais ce qu'il aimerait c'est que Felix lise dans ses pensées. Certaines pensées. Il se force à fixer l'écran des yeux, une moue involontaire sur les lèvres, le feu follet qui danse au bord de son champ de vision, qui cherche à le faire céder à la tentation.