✧ 01 SUBURBIA VIBES / Une rue bordée de platane, des pelouses parfaitement entretenus, des voisins qui se connaissent, des quartiers entiers de gamins jouant ensemble jusqu’à ce que les lampadaires soient allumés. Tableau d’une Amérique ordinaire, de la classe moyenne qui s’en sort. Des pavillons à perte de vue, le rythme rassurant des arrosages automatiques, la compétition inavouée quand vient le temps des décorations de Noël. Betty n’a connu que ça, ses parents se sont installés là juste après s’être mariés et n’ont jamais cherché à bouger. Tous ses souvenirs sont associés à cette maison, à cette banlieue résidentielle à l’extérieur de Baltimore, en témoignent les encochent dans l’embrasure de la porte de la cuisine, là pour marquer sa taille, juste à côté de celle de Bee. ✧ 02 TREE HOUSE / Au fond du jardin, derrière la remise, il y a une cabane. Leur cabane. Elle était déjà là quand ses parents ont acheté la maison, il y a des prénoms gravés dans les planches et Boo s’est toujours demandée à quoi ressembler les enfants qui s’étaient appliqués à dédicacer les lieux. Lorsqu’elle avait 9 ans, lorsque Bee en avait 12, elles ont aussi décidé d’ajouter leurs noms à la liste. L’exercice s’est terminé aux urgences, lorsque le couteau suisse a ripé, se plantant dans la main de la plus jeune des deux sœurs. Quelques points de suture plus tard, l’estafilade refermée, elles étaient déjà de retour dans la cabane, à y grimper couvertures, peluches, goûter, livres, de quoi y vivre, parce que Bee semblait toujours chercher un refuge hors de la maison, sans que Boo ne comprenne réellement pourquoi. ✧ 03 BIBLE STUDY / Les dimanches étaient une journée de rituels et d’habitude. Du service à la Clover Hill Church au ménage de la maison, en passant par le brunch en sortant du serment, tout était prévisible le dimanche, tout avait du sens, un ordre. C’était une façon comme une autre de rendre hommage au Créateur, en se montrant efficace, du moins c’était ce que sa mère disait régulièrement. Betty n’est pas certaine de croire encore en Dieu. En vérité, elle n’est pas sûre d’avoir un jour été convaincue. Bee, elle, dans sa hargne adolescente, on l’imaginait en train de s’éloigner du droit chemin mais c’était Boo, la brebis égarée, celle qui suivait le mouvement sans trop y croire, aimant la communauté, les camarades, les activités plus que la foi et la présence divine. ✧ 04 THE LOWKEY FRIEND / Discrète comme une souris, silencieuse comme une ombre. Betty a toujours été celle qui ne se faisait pas remarquer, celle qui ne posait pas de problème lorsqu’il s’agissait de choisir un endroit où aller manger, un film à regarder. Tout lui allait, tout semblait lui aller en tout cas. Elle était trop timide, trop taciturne pour oser donner son avis, tant est si bien qu’elle revoit encore une peste déclarer devant tout le monde que de toute façon, elle n’avait pas de goûts, n’était qu’un mouton qui suivait les autres, qu’elle était dénuée de personnalité. Ces accusations, elle a encore l’impression de les entendre, parfois, comme un écho lointain, aussi se fait-elle violence pour s’imposer un peu, de temps à autres, même si ce n’est pas dans sa nature. ✧ 05 SUMMER CAMP / Elle n’aimait pas spécialement l’été, gamine, mais elle n’avait rien contre la colonie de Clover Hill et les 8 semaines d’aventures. Bee partait avec elle et pendant les pires années, elle avait un peu l’impression de la retrouver, là-bas (avec le recul, elle sait que c’est parce qu’il n’était pas là et que sa sœur se sentait revivre). La forêt, le lac, les bungalows, l’odeur particulière de la cantine, tout est gravé dans sa mémoire, avec les sourires de sa sœur. ✧ 06 THE EMPTY SEAT / En dépit de ça, des bons moments, des moments comme avant, Bee est partie. Du jour au lendemain, elle a fait ses valises et elle a disparu, ne laissant derrière elle qu’un vide terrible. L’incompréhension a laissé place à de la colère, puis du désespoir, pendant qu’au lycée les rumeurs se faisaient entendre. La police a été impliquée, puisqu’elle était encore mineure mais aucun retour, surtout pas le sien, n’est survenu. Sans explication, sans prévenir, Bee s’est retirée de la famille, a quitté la maison. Son rire, qui n’était déjà qu’un souvenir lointain, s’est effacé de la mémoire de Betty et puis petit à petit, toutes les amarres ont été lâchées. Du téléphone hors service aux fêtes s’enchaînant, toujours avec l’espoir de la voir pointer le bout de son nez, Bee est devenue une relique, une porte à présent toujours fermée au bout du couloir, une inconnue sur les photos. Un fantôme. ✧ 07 THE MONSTER IN THE GUEST ROOM / Parce que les monstres n’arrivent jamais seuls, avec le fantôme vint l’ogre et une réalisation brutale. Derrière le départ de Bee, il y avait son oncle. Installé dans la chambre d’ami du rez-de-chaussée, squatteur intemporel, invité à temps plein, sans date d’expiration, le petit frère à la dérive du géniteur se sentant responsable était là depuis des années et depuis des années, il malmenait Bee, l’affligeant de l’impensable. Il fallut que Boo y goûte pour qu’elle comprenne. Il fallut qu’il s’approche, qu’il ose poser ses mains sur elle, qu’il lui vole son premier baiser, qu’il s’accapare sa chaleur et finalement la souille, la menaçant violemment si jamais elle venait à en parler. Elle qui n’avait rien vu, rien entendu du calvaire de Bee, elle se retrouva muselée avec le même secret, honteux et affreux, le même poids, le même calvaire. Parce que les monstres n’arrivent jamais seuls, avec le froid qu’apporta le départ de Bee vinrent les ténèbres guettant sans cesse. Bee n’était plus là, il lui fallait un nouveau jouet, une nouvelle poupée, à qui susurrer tout ce qu’il avait fait subir à la précédente, détails nauséeux et sordides d’un fardeau sans commune mesure. ✧ 08 CLEAN FREAK / Déjà petite, elle rangeait ses jouets, alignait ses peluches sur son lit, triait ses livres pour que les couvertures colorées soient dans l’ordre de l’arc en ciel. Déjà petite, elle n’aimait pas le désordre, n’aimait pas avoir les mains sales, ne débordait pas en coloriant. Ce n’est pas allé en s’arrangeant. Compulsivement, elle s’est mise à nettoyer sa chambre après chaque contact horrifique. Après avoir râpé méticuleusement sa peau sous la douche pour effacer toute trace de lui, elle s’attaquait à ses affaires, du sol au plafond, chaque poignée de porte, chaque interrupteur, voulant éliminer de son espace tout signe d’une présence étrangère. C’était sa façon de garder le contrôle, de ne pas céder du terrain. ✧ 09 ASOCIAL BUTTERFLY / Petit à petit, elle s’est cherchée des excuses pour quitter la maison, pour ne pas y revenir immédiatement après les cours. La timide et réservée Betty s’est alors retrouvée inscrite à tous les clubs possibles et imaginables. Equipe de débat, chorale, volley ball, journal du lycée, comité des fêtes, bénévolats en tous genres… Elle s’est acharnée à remplir son emploi du temps pour ne pas être seule dans le pavillon, pour être occupée aussi fréquemment qu’il était humainement possible, quitte à s’épuiser à la tâche. ✧ 10 POSTAL ISSUES / Quand la première lettre est arrivée, Boo s’est précipitée pour y répondre, écrivant autant que possible, une longue diatribe, une suite de supplique, une tonne de questions. Elle en était à la 8ème page manuscrite lorsqu’elle s’est arrêtée brusquement, réalisant qu’il n’y avait pas d’adresse retour, pas d’expéditeur. C’était Bee, qui donnait enfin des nouvelles, qui prouvait qu’elle était en vie, qu’elle ne l’avait pas oublié mais Boo ne pouvait pas répondre, n’ayant nulle part où envoyer la missive. Des lettres comme ça, elle en a plein, elle les a toutes gardé évidemment, incapable de les jeter. Elle n’en a jamais parlé aux parents, parce qu’elle avait peur de leurs réactions. Elle s’y est accrochée et puis elle a continué à y répondre, en dépit du fait qu’elle ne pouvait pas l’envoyer. Chaque réponse avait deux ou trois versions, une pleine d’espoir, une pleine de colère, une pleine de question. Chaque réponse est accrochée avec un trombone à la lettre d’origine et elle ne s’en sépare jamais. ✧ 11 THE ANXIOUS ONE / Prudente et calme, en apparence du moins, Betty a toujours été l’enfant sage. A l’intérieur pourtant, une tempête menaçait et vivre sous le même toit que son bourreau nouvellement intéressé n’a rien arrangé. Elle est devenue anxieuse, nerveuse, à sursauter à chaque bruit un peu trop singulier. Comme un animal méfiant, elle est toujours en train de regarder par-dessus son épaule et les crises d’angoisse ne sont pas rares. Etrangement, pourtant, elle n’a pas peur lorsqu’elle est seule, dehors, la nuit. Rien de pire ne pourra lui arriver, pas vrai ? Baltimore ou Savannah, la ville ne lui fait pas peur, ses angoisses sont autres et encore aujourd’hui, il lui arrive de se demander s’il ne risque pas de la retrouver ou pire, de remettre la main sur Bee. ✧ 12 PICKY EATER / Boo a toujours été une enfant accommodante, ne faisant pas de chichi… sauf à table. Enfant difficile en ce qui concerne la nourriture, elle refusait de toucher au moindre aliment ayant une odeur, une couleur ou une texture étrange. Longtemps, les parents ont bataillé pour la forcer à manger un peu mieux, un peu plus varié, en vain et ils ont finalement abandonné. Parce qu’elle était responsable et débrouillarde, ils lui ont donné le droit de se préparer à manger toute seule, en parallèle des repas qu’eux dégustaient. Parce qu’elle était occupée par ses nombreuses activités, elle s’est souvent retrouvée à manger après eux, en compagnie de ses manuels ou d’une émission de télé stupide pour décompresser. Au fond, elle se demande si tout ça n’était pas une excuse pour passer le moins de temps possible à table avec son oncle. Après tout, Bee n’était-elle pas aussi difficile ? ✧ 13 NIGHT TERRORS / Alors que les mois d’abus s’enchaînaient sans que la moindre de ses tentatives pour y échapper un peu ne porte ces fruits, l’état mental de Betty a pris un coup. Petit à petit, sa psyché s’est dégradée et ont alors commencé les pires nuits de sa vie. Entre les cauchemars horribles et les terreurs nocturnes la poussant à se réveiller en hurlant, elle s’est épuisée encore d’avantage, refusant de plus en plus de dormir. Ses parents ont mis tout ça sur le dos d’un stress grandissant, lui demandant alors de libérer un peu son emploi du temps. Elle n’a pas écouté, parce qu’au lieu de simplement chercher à s’occuper, les activités qu’elle multipliait avaient un but concret : l’obtention d’une bourse pour s’éloigner de la maisonnée, de son oncle, des non-dits, de la torture physique et mentale. ✧ 14 TEEN ROMANCE / Elle n’a connu qu’une relation amoureuse. Pour se distraire, pour arrondir les angles, pour se sentir moins vulnérable, elle s’est laissée séduire par un de ses camarade de classe, pendant sa junior year. La paire était assez mal assortie mais il appartenait à un large groupe d’amis et venait de se faire briser le cœur par une peste, alors il s’est tourné vers elle, calme et tranquille, timide et posée. Ca a duré un moment, il était gentil et patient – pendant un temps du moins – et si elle s’était trompée en espérant que le fait d’avoir un petit copain allait donner quelques scrupules à son oncle, au moins elle avait une excuse de plus pour ne pas être à la maison le vendredi soir. Les choses ont mal tourné lorsqu’il a voulu aller plus loin, lassé de simplement lui tenir la main, de lui voler ça et là quelques baisers dans les couloirs, de devoir se contenter du peu d’affection qu’elle avait à donner. Il s’est approché, un peu trop et elle a paniqué, le repoussant violemment, perdant pied dans la foulée. Vexé, choqué, avec son égo froissé, il a laissé couler une fois, puis deux et à la troisième tentative, il a rompu avec elle, lui collant une réputation de prude, de quoi faire en sorte qu’elle se renferme encore plus sur elle-même. ✧ 15 COLLEGE / Elle a obtenu une bourse pour aller à l’Université de Baltimore, qui n’était certes pas très loin mais qui s’avérait déjà être une délivrance. Logée sur le campus, elle avait la semaine tranquille et si ses parents exigeaient qu’elle rentre la plupart des weekends, elle pouvait déjà se reprendre un peu en mains du Lundi au Vendredi, loin de son oncle, loin des tortures. Oh, il ne se gênait pas pour se rattraper dès qu’il le pouvait, évidemment, alors pendant un temps elle a cherché à s’échapper en s’inventant une vie sociale, jusqu’à en avoir réellement une. Pendant quelques mois, elle s’est même prise au jeu, devenant la fêtarde qu’elle n’avait jamais souhaité être. Ca n’a pas duré mais c’était pendant une soirée un peu éméchée qu’elle s’est laissée approcher pour une première fois consentante. Elle est vite retournée à ses habitudes ceci dit, juste contente de se savoir capable d’agir comme les autres, comme toutes les filles de son âge. ✧ 16 FOR BALTIMORE / Pendant toute son adolescence, pendant ses années à l’université, elle s’est retrouvée à se battre avec une dépression et un PTSD violents, car constamment remis à neuf. Chaque contact avec lui rouvrait les plaies, chaque rencontre la brisait un peu plus, si bien qu’elle a envisagé de se foutre en l’air plusieurs fois, considérant de se jeter du haut d’un passage au-dessus de l’autoroute, envisageant de s’ouvrir les poignets… Un soir, alors qu’elle était au plus bas, sa colocataire est rentrée en hurlant et en secouant son téléphone sous le nez de Betty, répétant encore et encore qu’elle avait gagné. Gagné quoi ? Deux places pour un concert, à récupérer immédiatement, un concert se passant le soir même. Sans grande conviction, Boo s’est laissée trainer jusqu’à la salle, n’ayant jamais vraiment entendu parler du groupe qui jouait, pourtant originaire de Baltimore. Plusieurs fois, elle a tenté de se défiler, de changer d’avis, essayant de convaincre sa coloc de donner la place à quelqu’un connaissant le groupe, les chansons. Ca n’a pas marché et heureusement. Ce soir-là, elle s’est retrouvée au milieu d’une foule optimiste et touchée et la musique l’a transporté. Ce soir-là, elle s’est mise à pleurer dans la fosse en observant le groupe livrer un message de résilience à tous ceux qui pouvaient en avoir besoin. Elle est rentrée dans son dortoir, a téléchargé tous les albums et a passé la nuit à les écouter, se jurant de tenir le coup. ( Le groupe :
|| ► PLAY ) ✧ 17 BULLET JOURNAL / Parce qu’elle se force à oublier autant que possible les détails sordides de son existence, elle se sent un peu parfois tête en l’air, peinant à ne pas au passage supprimer de sa conscience des choses importantes, des informations cruciales… Pour y remédier, elle tient un bullet journal qu’elle trimballe partout avec elle, y gribouillant tout ce dont elle a besoin. Elle ne laisse personne y toucher et panique quand elle n’arrive pas à le localiser. Il y a, dans ce carnet, toutes les informations qu’elle a pu rassembler sur sa sœur, toutes les pistes, tous les indices, toutes les réflexions qu’elle a pu se faire. ✧ 18 RUNAWAY GRADUATE / Elle s’est sauvée de Baltimore dès qu’elle a obtenu son diplôme. Contrairement à sa sœur, elle est restée en contact avec ses parents mais les détails qu’elle a partagé ont été assez vagues. Elle a annoncé qu’elle partait alors que sa voiture était déjà pleine et qu’elle avait déjà entré les coordonnées du musée mentionné par Bee dans une lettre dans Google Maps. Elle a dit au revoir et elle a pris ses jambes à son cou, à la fois pour retrouver son ainée mais également pour se sauver. Ils voulaient qu’elle continue ses études, qu’elle obtienne un master, qu’elle ne lâche rien mais elle a prétexté un burn out, elle a dit avoir besoin de temps… Qui sait, peut-être qu’un jour, elle retournera sur les bancs de l’université mais en attendant, elle a besoin d’être loin, besoin d’être libre, besoin de retrouver Bee. ✧ 19 HALF LOST / Lorsqu’elle a débarqué à Savannah, elle s’attendait à retrouver la moitié d’elle-même emportée par sa grande sœur lorsque cette dernière s’est barrée. A la place, elle s’est retrouvée encore plus perdue, encore plus désorientée. Elle a cherché partout, pendant des jours et puis rien de concluant n’a pointé le bout de son nez, alors elle a cherché autre chose : un boulot, une routine, un appartement où s’écrouler le soir. Pour la première fois depuis très longtemps, elle se sent en sécurité lorsqu’elle s’endort, parce que son oncle ne sait pas où elle est, parce qu’il ne peut pas la trouver, parce qu’il ne peut pas non plus retrouver Bee, pas si Boo n’est pas foutue de le faire. Elle est perdue pourtant, elle s’accroche à tous les indices, c’est une course folle, ça la consume. Une nouvelle obsession, pour camoufler les plaies à défaut de les panser. ✧ 20 THEM / Ils sont deux, deux faces d’une même pièce, deux moitié qui, collées ensemble, forment le garçon dont Bee parlait parfois dans ses lettres. Junior et Michael, qui lui ont d’abord menti avant d’admettre que oui, ils connaissaient vraiment Bee. Pire que ça, ils sortaient avec elle. Tous les deux. Le cœur en vrac, elle s’est mise à les détester, à les blâmer de ne pas trouver Bee à Savannah. Assurément, c’était à cause de cette relation à la con si elle n’était nulle part, n’est-ce pas ? Pourtant, elle s’accroche à eux, parce qu’ils savent quelque chose qu’ils ne veulent pas lui dire, parce qu’ils ont connu Bee, parce qu’ils peuvent la renseigner, la rassurer, l’aider. Elle voudrait pouvoir les éviter mais ce n’est pas aussi simple, pas quand elle crève d’envie de leur demander si, au moins, ils la rendaient heureuse, la faisaient rire. Elle veut savoir quelle version de sa sœur ils connaissent, elle veut savoir si loin de l’oncle monstrueux, c’est la gosse pleine de vie qui a repris le dessus. Tout ça, pourtant, elle ne sait pas le demander, elle marche sur des œufs, quelque chose cloche.