C'est un texto qui le réveille, le téléphone qui vibre contre le parquet à côté de son matelas. Premier réflexe, il se retourne pour voir si Ariel est là, mais son lit est froid. Personne d'autre dans leur chambre. Les Lost Boys désertent tous. Il se lève pour écarter le rideau et voit que le soleil est haut, il doit être plus de midi. Il ne comprend pas qu'on l'ait laissé dormir si tard, il y a toujours quelqu'un, Peadar ou un autre, pour venir le tirer du lit bon gré mal gré. Il faut qu'il bosse, il faut qu'il trouve quelque chose pour ramener de l'argent. La manche ça ne rapporte pas assez. Le reste c'est fini. Il n'est bon à rien.

À défaut de mieux il se prépare pour aller mendier quelque part dans City Market, attrape son téléphone et quitte l'appartement sans croiser personne, juste les sons étouffés derrière une porte qui lui indiquent que quelqu'un est là. C'est seulement une fois dehors qu'il regarde son écran et voit le texto de Rhoan. Une adresse sur River Street, l'appartement 2B. Il veut lui montrer son chez lui. Il s'en veut d'être si faible mais sa détermination à ramener de l'argent en prend un coup. Rhoan qui veut lui montrer où il habite c'est énorme, c'est encore une étape dans leur relation, quelque chose qui arrive dans les couples même normaux, même pas aussi déglingués que le leur, si c'est bien ce qu'ils sont. River aime trop jouer à la normalité pour refuser ça.

Alors il bifurque, direction non pas City Market mais River Street. Il se rattrapera plus tard, ce soir ou demain, quand il aura réussi à quitter les bras de Rhoan. Il met vingt minutes à arriver sur la grande rue bordée du large fleuve. Ensuite, il la remonte en gardant un œil sur les numéros des immeubles qui défilent, pas assez sur le trottoir et c'est pour ça qu'il manque de tomber en se prenant les pieds dans la laisse d'un chien. Ça lui est égal, ce genre de truc lui arrive tout le temps, mais il a le cœur qui bat de plus en plus vite à mesure qu'il se rapproche. Dans un coin de sa tête il y a l'appréhension dont il ne se débarrasse jamais, l'idée que Rhoan puisse être en train de lui faire une blague ou carrément un sale coup, qu'il se foute de lui depuis le début, qu'il ait quelque chose à lui faire payer, comme s'il avait toujours des comptes à rendre pour une raison ou une autre. Mais c'est ténu, c'est écrasé par son cœur amoureux, parce que c'est ce qu'il est même s'il évite de trop y penser. C'est un mot qui fait peur.

Il arrive au bon numéro et sonne au 2B. Un déclic et il pousse la porte, monte les escaliers en tâchant d'ignorer le léger tremblement de ses mains et la torsion de son estomac. Il l'a rejoint tant de fois dans des chambres d'hôtels, pourquoi cette panique à entrer chez lui ? Parce que les hôtels, c'est impersonnel, pas ça. La porte du 2B est déjà entrouverte quand il arrive devant, alors il la pousse doucement pour y passer la tête. « Rhoan ? » Mais c'est une tête brune qui l'accueille. « Oh... J'ai dû me tromper pardon. »

Les heures ont passées. Celles attaché au barreaux de son putain de lit. Celles à se briser les poignets contre le liens, en espérant que peut-être, ils céderont, ou que tes mains se tordront assez pour s'échapper, pour courir jusqu'à sa gorge et serrer, serre jusqu'à ce que t'avales ce dernier souffle et que tu conduises son âme en enfer où il t'attendrait, sagement, attaché au lit de Satan et enculé par Hitler le temps que tu viennes prendre sa place. Y'avait eut que le sommeil qui ne te prenait jamais vraiment, le soubresaut créé par le cliquetis des menottes aussitôt que tu venais à t'assoupir, tu te réveillais, le souffle court, la rage qui te faisait grogner au fond de sa chambre. Oh, il payerait. Et aujourd'hui.

T'avais fait profil bas, le haïssant de ton regard noir aussitôt qu'il était dans ton champ de vision. Et lui, il avait ce sourire idiot, ce sourire arrogant et vainqueur. Oh, non, mon coeur. Parce que tu le laissais croire, que t'étais inoffensif, que ça t'avais donné une bonne leçon, la nuit passée attaché à son lit. Que t'avais peur de lui ou d'autres conneries. Ce lit où t'étais revenu pour baiser Felix. Cette chambre où t'étais revenu, le regarder dormir solidement après les somnifères que t'avais glissés dans sa pinte de lait. Utilisant son doigt mou pour ouvrir son portable, pour  retirer la nécessité d'une empreinte. T'avais pas résisté, quand même, à laisser quelques marques de griffes et de dents, le long de son ventre. Du viol ? Non, le retour du pendule. Le début de sa fin.

T'es gentil, t'as attendu qu'il soit partis pour envoyer des SMS à son petit ami. Pour lui dire de se ramener, que tu voulais lui montrer ton chez-toi. C'est drôle de jouer à Rhoan, au petit con et de briser sa vie doucement. De lui faire pire que l'attacher et le défoncé. Ça, c'était trop facile. Pas assez poignant. Pas assez cruel pour lui. Il arrive, l'amoureux, pousse la pour y passer sa tête trop blonde et ses yeux trop bleus qui se posent sur toi. Toi en torse, bien sur, la clope au bec alors que tu te lèves pour aller accueillir. « Tu cherches Rhoan ? » Que tu répètes en crachant ta fumée dans les airs et ouvrant un peu plus grande la porte. « T'es  au bon endroit, tu peux entrer, il a dit qu'il allait revenir. » Que tu souffles à l'oreille de l'ange en le laissant entrer, refermant derrière avant de lui pointer les canapés pour l'inviter à prendre place.  « Tu veux un café, une bière, une clope, un truc ? » Que tu le questionnes avec un sourire de diable. Oh, il va payer pour les péchés de son amour. Avec sa peau trop pâle où tu vois les veines sans difficultés, une carte routière de sang que mène jusqu'à ce coeur, celui qui bat trop vite, dans la veine de sa gorge, celui qui sera ton goûté. Ta main remontant doucement vers la joue du gamin dans un rire.

« Ça va, t'as l'air nerveux ? T'inquiètes pas, j'suis médecin si jamais tu nous fais un malaise. » Que tu rigoles doucement, ton regard brun disparaissant doucement derrière tes paupières souriantes. Ta caresse qui s'achève alors que tu quittes la peau de la petite souris. Tu te retiens, te retiens de tout foutre en l'air maintenant et le voir pleurer du sang dans la seconde qui suis.

« Tu cherches Rhoan ? T'es au bon endroit, tu peux entrer, il a dit qu'il allait revenir. »

Rassuré mais qu'à moitié, parce qu'il ne pense pas que Rhoan avait prévu qu'il rencontre son coloc, parce qu'il est peut-être en avance — il aurait sûrement dû attendre dehors —, il se laisse guider à l'intérieur. « Non m... Enfin si, un verre d'eau, j'veux bien. » Il a la bouche pâteuse. Il était heureux à l'idée de voir Rhoan, mais il ne s'attendait pas à ça. Il a l'impression de ne pas être à sa place et il a envie de tourner les talons. Pourtant il est sympathique le garçon, il l'accueille quasiment comme s'il l'avait attendu. Visiblement, toute son attitude trahit sa nervosité, mais l'autre cherche à le rassurer. River retient le mouvement de recul que lui inspire la main qui se lève vers son visage. Le geste est trop lent, trop doux pour qu'il craigne un coup, mais ça fait quelque temps qu'il n'a pas laissé un inconnu le toucher. Il a l'habitude pourtant. Les hommes sans visage qui le touchaient comme ça, presque affectueusement, comme s'il leur appartenait déjà, c'était encore sa routine il y a quelques semaines. L'automatisme est encore là, il se laisse faire, parvient à ne pas se crisper. Il a appris à cloisonner, à rendre son corps indépendant de son esprit, à maîtriser ses réactions peu importe son ressenti. Le gars doit simplement être du genre tactile, il sait ce que c'est, lui aussi est comme ça avec ses amis. Il force un rire à sa remarque et il est content d'entendre qu'il sonne vrai, même pas particulièrement intimidé. Il sait encore jouer la comédie. Il n'aurait pas pensé y avoir recours dans un moment pareil, c'est un truc pour les clients et les situations délicates, pas les amis de son... Son Rhoan. C'est juste l'environnement pas du tout familier, la surprise de se retrouver en compagnie de quelqu'un d'autre que Rhoan. Il n'était pas préparé. D'ailleurs, il n'y a rien dans la pièce commune de l'appartement qui lui indique que Rhoan vit ici, sans doute qu'il serait plus à l'aise autrement. « Je savais pas qu'il y aurait quelqu'un d'autre, je te dérange pas ? » Il est à deux doigts de lui dire qu'il peut s'en aller, retourner attendre dehors, mais une petite voix lui dit qu'il aurait l'air encore plus inadapté s'il faisait ça.  À la place, il se laisse tomber dans la canapé comme il y a été invité et tente de faire la conversation en attendant son verre d'eau, comme un hôte normal. « T'es vraiment en médecine ? » Il est trop jeune pour être déjà médecin, ou alors River a vraiment perdu toutes ses capacités d'observation. Ses yeux se promènent sur les murs et l'ameublement dépareillé du petit salon, un monde d'étudiants sans doute. Il a tellement de mal à s'imaginer Rhoan ici.