Y avait cette espèce d’électricité dans l’air qui rendait tout plus attrayant. Les couleurs plus éclatantes. Les sons plus forts. La musique transcendante. Comme si tout était connecté, vibrant d’énergie sous l’influence de ce courant. Ou peut-être qu’il s’agissait simplement des lignes que je m’étais envoyée dans le nez aussi régulièrement qu'un métronome. Peut-être.
Lorsque j’avais surpris une affiche annonçant le festival au sein même de la ville j’en avais été ravie : ça voulait dire de bons sons à écouter. Se balader en se prenant pour un hippie moderne sans se soucier de l’heure à laquelle rentrer. Voyager un peu en rencontrant de nouvelles personnes qui ne manqueraient pas d’affluer. Ça voulait dire
changement. Ce qui ne ferait pas de mal dans le paysage de Savannah qui commençait presque à devenir morose tellement la routine l’envahissait.
Habillée pour l’occasion (à comprendre sapée pour Coachella) et prémunie contre l’ennui (à comprendre sachet froissé planqué dans le soutif), j’étais descendue de ma tour d’ivoire bon marché pour profiter de l’ivresse de la foule qui remplissait déjà les rues en ce début d’après-midi. Les gens affichaient des sourires, se chahutaient, dansaient. Ça fleurait bon la cuisine d’ailleurs dont le fumet s’échappait de petits chariots de fortune –sur l’un desquels je finis par craquer en dégustant des brochettes de poulet à l’ananas. Ça jouait de la musique à tous les coins de rue –jazz, rock’n’roll, électro, reggae. C’était décoré partout, avec des centaines d’objets insolites et chamarrés. Et plus le soleil baissait, plus la population se faisait nombreuse créant encore davantage un melting-pot inattendu. Du genre explosif.
J’avais fini par me perdre du côté de River Street. Mes heures d’errance bienheureuse m’avaient amené à récolter une guirlande de fleurs blanches gracieusement offertes par une dame coiffée par une couronne de chef indien. De petites LED en faisaient clignoter le cœur.
Adorable. Autant dire que je n’étais pas du tout préparée à me retrouver aux prises avec une émeute.
Je discutais avec deux nanas peinturlurées de fluo quand les premiers cris retentirent. Ce fut d’abord un vague écho mélangé à celui joyeux qui planait. Puis le vacarme nous parvint enfin, comme une vague roulant sur nous à une vitesse furieuse. Un homme me bouscula violemment en passant en courant devant nous, une fillette serrée dans ses bras. Plusieurs autres suivirent et se fut la débandade. La foule se scinda en trois groupes : quelques uns suivirent le mouvement en rebroussant chemin à l’inverse de l’agitation. D’autres restèrent cloués sur place en ouvrant de grands yeux pour tenter d’en distinguer la cause. Enfin ceux moins nombreux, et dont je faisais également partie, s’avancèrent droit dessus.
J’esquivais avec souplesse les corps, bras levés devant moi afin d’éviter de me prendre un coude mal placé, jusqu’à m’en retrouver empêchée par la densité du contre-courant. Avisant un bout de trottoir épargné, je m’y réfugiais aux côtés d’une bande de types immobiles rabattant déjà leurs capuches et casquettes sur les yeux. Venus là pour y foutre leur merde ces cons. J’évitais soigneusement de les regarder et faire profil bas quand je croisais des prunelles désagréablement familières qui surmontaient un sobre bandana noir. Mes neurones embués par la poudreuse mirent quelques secondes à faire le déclic. Quelques secondes qui lui suffirent à me retenir suffisamment longtemps pour qu’il m’épingle. C’était le gars de la soirée où j’étais tombée sur Nash. L’abruti pas foutu de regarder où il allait. Sûrement perché. Sûrement
encore perché, et prêt à en découdre. Pas d’bol j’avais pas de grand mec baraqué pour venir à mon aide.
Immédiatement, je fis volte-face pour m’enfoncer dans la foule alors qu’il m’interpellait déjà. Les voix résonnaient impitoyablement à mes oreilles, stridentes, graves, poisseuses d’angoisse. Y avait des gens partout. Des peaux que je frôlais ou contre lesquelles j’allais m’écraser. C’était comme avancer dans une congère brûlante, avec la peur au ventre de sentir une main brutale s’abattre sur mon épaule. Parce qu’à cet instant on savait qu’il y avait un flottement dans les règles établies. L’accord tacite entre chaque partie de respecter les codes de bienséance, sous l’œil des forces de l’ordre. Si je me prenais une rouste y aurait personne pour l’arrêter.
Et puis un vide. L’entrée d’une ruelle adjacente encore épargnée par la panique ambiante, mal éclairée en ce début de soirée. Je m’y engouffrais tête baissée allant jusqu’à presque rentrer dans des barrières réfléchissantes indiquant une bouche d’égout ouverte. Ou en tout cas à moitié ouverte. Prise par les évènements, le palpitant rivalisant avec celui d’une biche effrayée, je me jetais dessus en tirant de toutes mes forces pour me ménager un passage suffisant.
« Alleeeeeez ! » grognais-je à au bord de l’hystérie.
Dans un crissement sonore la lourde plaque finit par bouger. Les muscles tétanisés par l’effort et les paumes égratignées je me faufilais à l’intérieur en dévalant les barreaux, à deux doigts de me tordre le cou. Je plantais mes mignonnes baskets ivoire dans le filet d’eau douteux qui glougloutait au milieu du béton. A tâtons, les pupilles luttant contre l’obscurité totale qui commençait à quelques centimètres, j’avançais pour m’éloigner de cette ouverture –un simple trou, découpant de manière parfaitement circulaire les couches de terre au-dessus de ma tête. J’avais l’oreille dressée, à l’affût, peinant à entendre les cris maintenant étouffés. Un mouvement précipité se distingua donc très nettement le long de l’échelle scellée au mur suintant d’humidité. J’voyais pas ce qui se passait.
Qui allait arriver. A part ce taré au bandana je voyais mal quelqu’un qui serait aussi barré pour venir se planquer dans les égouts.
Fébrilement, je sortais mon portable de ma sacoche en activant le flash. Je savais qu’ainsi l’intrus serait immanquablement aveuglé en me laissant quelques minuscules instants pour aviser. Une silhouette atterrit sur le sol spongieux alors que je me mettais à hurler à m’en casser la voix, le cellulaire braqué comme une lampe torche surpuissante droit dans les yeux de l’ombre en mouvement.
« Avance pas enfoiré ou j’t’aligne ! »Après tout, il en savait foutrement rien de ce que je pouvais planquer dans mon putain de micro-short.