8 ans
Je suis vêtu d’un costume noir très inconfortable. En fait, tous les gens autour de moi sont habillés en noir, y compris Ava, ma petite sœur âgée de seulement cinq ans, agrippée à la main de ma mère et qui ne semble pas comprendre ce qu’elle fait là. Je lui adresse un sourire rassurant. Si cette journée est une épreuve pour moi, elle n’en aura, quant à elle, aucun souvenir. Elle est trop jeune.

A côté de moi, Levi, mon jumeau. Il est stoïque, un œil au beurre noir pour accompagner son allure de gros dur et le look « total black ». Devant nous, notre grand père, dans son grand cercueil en bois clair, les yeux fermés, le visage reposé. Il a l’air en paix, mais Maman m’a expliqué qu’on peut remodeler le visage à sa guise quand on l’habille pour un enterrement. Si ça se trouve, il n’était pas heureux de mourir. Il aimait bien trop la vie pour ça.

Je me souviens des vacances dans son petit chalet, au bord du lac, en plein milieu de la forêt canadienne. Oh, il était américain, ça oui, mais le Canada avait peu à peu conquis son cœur. De toute façon, l’état de Washington renfermait pour lui le souvenir de ma grand-mère, et c’était trop dur à supporter. Alors il avait choisi une retraite paisible au milieu de la nature, entre la pêche et la lecture, et puis le sauvetage d’animaux sauvages quand l’occasion se présentait.

Le prêtre continue son long sermon, disant qu’il sera accueilli parmi les anges et qu’il aura une place au paradis, bla bla bla. Grand-père, son paradis, c’était son chalet. C’était moi, c’était nous, c’était sa famille et sa nature chérie. Une larme roule le long de ma joue. Il va me manquer. Cruellement.

10 ans
Je me reçois un coup de coude dans les côtes. Je lance un regard noir à mon jumeau, qui se tient à ma droite, les yeux rivés sur le petit garçon de six ans qui se cache derrière les jambes de ma mère.

« Hé, Felix, c’est qui lui ? », qu’il murmure, pensant être discret.

Je vois Papa froncer les sourcils. « Levi, je t’en prie, un peu de tenue, voyons. On ne t’a pas élevé comme ça. »

Levi se balance sur la plante de ses pieds, visiblement gêné. Il bredouille un « désolé Paps » qui me fait mourir de rire. Cette fois-ci, c’est à lui de me fusiller du regard.

« Les garçons », commence Maman, les sourcils légèrement froncés. C’est le moment que ma petite sœur choisit pour débarquer à son tour dans le couloir, un air confus sur le visage. « Ava. Je vous présente Max, votre nouveau petit frère. Soyez gentils avec lui, je veux qu’il se sente à la maison. Compris ? »

On hoche tous les trois de la tête, dévorant des yeux le petit garçon timide. Finalement, c’est Ava qui fait le premier pas, mais Levi et moi ne sommes pas loin derrière. Si j’ai de la place dans mon cœur pour quatre personnes, j’en ai pour cinq.

15 ans
Je tiens la main ensanglantée de mon jumeau dans la mienne, l’inspectant d’un regard critique avant de relever les yeux vers le visage fermé de Levi. Je soupire. « Faut que t’arrêtes de te battre. » Il ne répond pas. « Papa et Maman vont finir par s’en rendre compte. » Il ne bronche toujours pas. « Tu peux pas défendre la veuve et l’orphelin, Levi. T’es pas Superman, tu peux pas sauver tout le monde. »

Ses yeux clairs se braquent sur moi. Je me sens scruté, inspecté, jugé. « Je peux essayer. »

« C’était qui cette fois ? »

« Un con. » Il grimace quand je lui passe du désinfectant sur ses plaies. « Il a essayé de racketter un gamin plus jeune que lui, avec trois autres de ses potes. Quatre contre un, putain. »

Il abat son poing de libre sur la table, me faisant sursauter. Je ne prononce plus un seul mot pendant que je travaille sur ses blessures, mais je me jure une chose : si lui veut protéger les gens, moi, je vais les sauver.

16 ans
« Allez, Felix, saute ! »

Mes amis me font de grands signes dans l’eau claire, dix mètres en contrebas. J’hésite. Je n’ai pas peur du vide, pas peur de l’eau, et je sais qu’aucun rocher ne m’attend en bas, puisque tous mes amis ont déjà sauté. Mais quelque chose me retient, une appréhension, une peur sourde qui m’empêche de prendre mon élan pour aller les rejoindre.

« Bah alors, captain, ta paire de couilles, elle est passée où ? » La remarque de Cade m’arrache un sourire. J’ai été nommé capitaine de l’équipe de football américain pour la rentrée prochaine. Et il a raison. En tant que tel, il faut que je sache prendre des décisions impulsives, et même si c’est dans mes habitudes, aujourd’hui, je semble dénué de cette capacité.

Je prends une grande inspiration. Ce n’est pas le moment de flancher. Je m’élance, et bientôt, sous mes pieds, il n’y a plus que du vide. Je tombe en chute libre pendant quelques secondes enivrantes avant d’atterrir dans l’eau. Le choc me coupe le souffle, mais je ne peux pas remonter à la surface pour respirer. Mon corps se retrouve emporté sous l’eau, ma tête bien vite submergée par une masse bleutée contre laquelle je ne peux rien. Je me débats, je lutte, je nage vers la surface sans vraiment savoir où elle se situe. Mes poumons me brûlent. Ma tête me hurle de trouver une source d’oxygène, vite, avant qu’il ne soit trop tard.

Je ne vois rien. Je ne sais plus où je suis. Je me sens dériver, comme déconnecté de mon corps. Je ne bouge même pas quand je distingue une forme nager vers moi de toutes ses forces, au vu des nuées de bulles blanches qui entourent son corps. Je n’ai plus la force. Je veux juste fermer les yeux et arrêter ce flot de panique si étranger à mon organisme. Je ne contrôle plus rien. Il est temps que j’abandonne…

Et puis, sans crier gare, je crève la surface de l’eau, soutenu par Cade. Il me ramène sur la berge. Je tousse, je crache, je respire, je vis. Je vis. Mais il me sera désormais impossible d’approcher des eaux profondes sans paniquer complètement.

17 ans
On sent que l’été se rapproche. Même si ce n’est que le mois de mai, la fin des cours n’est pas loin, et pour des seniors comme nous, ça signifie la délivrance de ces horribles années de lycée. Le départ pour l’université, la vie d’adulte, les soirées de confrérie. Pourtant, je dois avouer que je suis un peu triste. On va chacun partir chacun de notre côté, faire nos vies, et je n’en ai pas envie. Pas du tout.

« Bah alors, t’en fais, une tête ! »

Je détourne la tête du paysage nocturne qui défile par la vitre de la voiture pour la tourner vers la fille assise dans le siège devant moi. Je lui offre un demi-sourire. « Désolé, Mags. Je fais encore mon petit vieux nostalgique. »

Elle éclate de rire, et, cette fois-ci, c’est un véritable sourire qui s’épanouit sur mon visage. Knox lève les yeux vers le rétroviseur et nos regards se rencontrent. « Faut pas t’en faire, mec. On sera pas loin. On se fera des soirées Marvel – popcorn comme on en a l’habitude, ok ? On perd pas ses meilleurs amis juste à cause d’un putain de diplôme de lycée. »

Je hoche la tête, un léger sourire aux lèvres, avant de retourner mon regard vers l’extérieur, bercé par le son des voix de mes deux meilleurs amis et le bruit de la radio. On est en route pour voir le dernier Marvel, justement : Iron Man 3. J’ai hâte de voir ce que les Studios Marvel ont réussi à nous offrir cette fois-ci. Mais j’ai à peine fini de formuler cette pensée qu’une lumière aveuglante se braque sur nous. Knox donne un coup de volant sur le côté, mais rien n’y fait ; la voiture fonce droit du côté passager, droit du côté de Mags. Le choc. Le bruit de la ferraille qui se tord et du verre qui explose en mille morceaux. Le mal de tête. Le bourdonnement incessant. Le goût du sang dans la bouche et des cendres sur la langue. Les sirènes, les lumières, la douleur. Le noir.

18 ans
Je suis resté dans le coma pendant près de deux mois. J’ai raté mon anniversaire. J’ai raté ma remise de diplôme. Mais surtout, j’ai raté l’enterrement de ma meilleure amie. Quand j’ai appris sa mort, j’ai été pris d’une rage folle. J’ai tout cassé, tout cogné. C’est seulement quand Levi est arrivé et qu’il m’a pris dans ses bras que je me suis calmé. Je me suis laissé aller à la douleur, à la peine si immense de perdre quelqu’un d’aussi important dans ma vie.

Maintenant, je suis en rééducation. Je me bats pour vivre, pour revivre, pour Mags. Elle n’aurait pas voulu que je me laisse abattre. Mais c’est dur sans elle. Elle me connaissait mieux que personne, elle me faisait sourire et rire mieux que personne, et surtout, elle soutenait mon ship débile de Steve Rogers et Wanda Maximoff. C’était la plus grande fan de Marvel que je connaisse.

Knox a survécu, lui aussi. Il était du bon côté de la voiture quand ce chauffard nous a emplâtrés. Il n’est resté inconscient que quelques jours, et il s’en tire avec pas mal de cicatrices, une belle frayeur, et un traumatisme à vie. Mais il est vivant. Il m’a expliqué que le conducteur avait fait un « hit and run » et que la police ne l’avait pas retrouvé. Cette information avait un arrière-goût amer pour le petit garçon admirateur des justiciers qui sommeillait encore en moi. On avait beau les admirer, les aimer, les Avengers n’ont jamais pris vie pour venir nous sauver.


20 ans
Il pleut des cordes, et j’ai oublié mon parapluie. Je râle en levant les yeux au ciel. Il va falloir que je me dépêche de rentrer chez moi, parce que j’ai des cours très importants dans mon sac et aucune envie qu’ils se retrouvent détrempés. Je remonte le col de mon blouson en cuir et rabats la capuche de mon sweatshirt sur mes boucles brunes avant de sortir du bâtiment d’un pas rapide. Heureusement, mon studio n’est pas bien loin de l’université.

Je tourne au coin d’une rue et j’aperçois du mouvement un peu plus loin. Je plisse les yeux pour essayer d’y voir plus clair à travers les gouttes. « Hé ! HE ! Arrêtez ça tout de suite ! », m’exclamé-je en me rendant compte que deux jeunes hommes baraqués tabassent le petit clodo blond que je vois faire la manche dans le coin depuis un moment. Je lui donne souvent une petite pièce d’ailleurs, parce qu’être si jeune et déjà à la rue, ça me révolte. Et il a vraiment l’air d’un ange.

Je me précipite vers eux, mais ces mauviettes décampent avant même que je n’aie pu voir leur visage. Je m’accroupis auprès du jeune homme qui semble salement amoché. « Dommage qu’ils soient partis si vite, mes poings commençaient à me démanger », grinçais-je. « Bouge pas, je vais appeler une ambulance. » Mais avant même que je n’aie pu sortir mon portable de ma poche, il me saisit le poignet, visiblement terrifié. J’avoue que ce n’était pas très intelligent de ma part de penser qu’un gosse à la rue voudrait être soigné par les services publics.

« Bon, ok, pas d’ambulance. Mais il te faut des soins de toute urgence. Je fais des études de médecine, et mon studio est pas loin. Tu veux bien me suivre ? » Il hoche la tête, et c’est comme ça que River Albarn fait son entrée fracassante dans ma vie.

22 ans
« Je vais partir. »

« C’est à cause de River ? », me demande mon jumeau.

« Pardon ? »

« C’est à cause de lui que tu pars, pas vrai ? »

« Pff mais n’importe… »

« Felix, arrête. Depuis que t’as reçu ce coup de fil, tu tiens plus en place. »

Je soupire. Assis par terre dans ma chambre, je tire sur la moquette, incapable de regarder mon frère ou mon meilleur ami dans les yeux. « Oui, c’est à cause de River. Il m’inquiète. Ça fait plus de trois mois que j’ai aucune nouvelle, j’arrive pas à le joindre sur son portable… »

« Y a pas que ça. »

Je fusille Knox du regard. « Ça t’arrange si je dis que je suis amoureux de lui ? »

Il affiche un sourire satisfait. « Oui. » Je choisis de l’ignorer, concentrant mon attention sur Levi à la place.

« Je vais demander mon transfert à l’université de Savannah. J’ai déjà trouvé une place dans une petite coloc pas loin. Faut juste que je règle encore quelques trucs, et en juillet, je suis là-bas. »

« Et tu vas leur dire quoi, à Maman et Papa ? »

« Qu’à Savannah, ils ont la spécialité que je veux pour finaliser mon master. » C’est totalement faux. La med school de Seattle est la meilleure du pays dans la médecine généraliste. Mais ça, mes parents ne sont pas obligés de le savoir.