Campée devant les vitrines, Lola bave devant les robes et les pompes qu'elle ne pourra jamais s'offrir. Ça la frustre et elle rage intérieurement, lançant des regards noirs à toutes les filles qui croisent sa route avec les bras chargés de paquets. Puis elle en aperçoit deux, là-bas, au milieu des badauds qui les contournent sans même les regarder. Mais Lola les voit. Elles semblent lancées dans une grande discussion, leurs achats posés à leurs pieds. Des sacs estampillés de grands noms, de ceux qu'elle s'imagine porter sur un tapis rouge quand elle sera célèbre. Ça la prend aux tripes. Le vice s'insinue dans ses veines – elle les envie, putain, elle les envie tellement. Elle sait pas trop c'qui se passe, quand ses pieds se mettent à accélérer. Elle se félicite juste d'être en baskets, et elle se presse à leur hauteur, chopant deux paquets à la volée. Elle réfléchit pas, elle s'rend pas vraiment compte de ce qu'elle fait jusqu'à avoir les sacs dans ses mains, se mettant à courir subitement. Ses victimes se mettent à gueuler dans son dos et à essayer de la courser ; elle entend leurs talons claquer. Mais elle est beaucoup trop rapide pour elles et elle slalome entre les gens, bousculant tout le monde sans s'excuser. « J'SUIS PRESSÉE, LAISSEZ PASSEEER ! » Elle prend l'escalator à contre-sens, se fait engueuler, pousse les gens jusqu'à arriver à l'autre bout. Essoufflée par cet effort totalement inutile, elle prend une seconde pour se poser, vérifiant par-dessus son épaule que personne ne la suit. Et elle se félicite, affichant un sourire victorieux en commençant à fouiller dans les sacs qu'elle a volés. Presque tout lui convient, puis pour ceux qui ne vont pas, elle aura qu'à les revendre : c'est tout bénef. Elle jubile, faisant taire sa conscience qui lui scande qu'elle n'a pas été élevée comme ça. Elle se contente d'attraper la paire de lunettes de soleil hors de prix qui trône dans l'un des sacs, les enfonçant sur son nez en faisant un mouvement de cheveux ridicule. Elle a plus qu'à s'tirer avec son butin, et profiter de tout ce luxe nouvellement acquis. Mais une mélodie attire son attention, et elle aperçoit quelques personnes attroupées autour d'un piano. Alors elle s'approche, se faufilant entre les quelques spectateurs pour se foutre au premier rang et avoir la meilleure place. Chose qu'elle regrette immédiatement. Parce que le musicien, c'est pas n'importe qui. C'est lui. Elle se fige et son palpitant fait pareil, pour mieux reprendre une course effrénée, alors qu'elle lève ses lunettes de star pour les caler sur le sommet de sa tête. Elle l'a jamais vu comme ça. Les paupières closes, les traits étrangement apaisés et presque comblés. Et quand la dernière note résonne, il ouvre les yeux, leurs regards s'accrochant et s'écorchant instantanément. Il se lève, elle bouge pas. Il fuit, elle s'offusque. Il avance vite mais elle court, jusqu'à le rattraper et saisir son bras pour le forcer à s'retourner. Elle sait même pas pourquoi elle fait ça – c'est plus fort qu'elle. Elle a pas pu s'empêcher de le retenir. « Je... J'savais pas que tu jouais. » Elle trébuche presque sur les mots, tellement cette découverte la laisse sans voix. Alors elle se racle la gorge pour reprendre contenance. « Pourquoi tu t'es levé comme ça ? T'es nul. » Sa mine se renfrogne, ses sourcils se froncent et elle prend un air mécontent. Elle aurait aimé qu'il continue de jouer. Elle serait restée, juste pour l'écouter.

L'air méfiant qui peint les traits de Junior l'irrite, mais elle n'attaque pas. Déstabilisée par ce qu'elle a vu – cette part de lui qu'elle connaissait pas. Elle sait jamais quoi penser avec lui, il arrête pas de la perdre avec d'un côté l'attitude qu'elle déteste, quand il fait mine de la traiter comme un objet et qu'il s'croit en terrain conquis, se risquant à lui donner des ordres ; de l'autre côté les moments où elle voit ses failles, où elle sent une douceur incohérente dans son regard, dans ses gestes, dans sa façon d'être. Comme celle dont elle a été témoin avec le morceau qu'il vient de jouer. Et Lola, elle sait plus sur quel pied danser. Toujours en train d'avancer sur un fil avec lui, jouant la funambule alors qu'elle a jamais été réputée pour son équilibre. Il hausse les épaules d'un air presque désinvolte, qui la fait un peu grincer des dents. Elle est déçue qu'il se soit levé comme ça plutôt que de continuer à jouer, qu'il se soit mis à fuir comme un lâche dès qu'il l'a aperçue. Elle comprend même pas pourquoi il s'est tiré comme ça – à croire qu'il supportait pas d'la voir. Ça assombrit un peu son regard alors qu'elle le dévisage, attendant une réponse qui n'vient pas. Il dit rien. Et soudain il se penche vers elle, alors qu'elle n'ose plus bouger. Leurs visages n'ont jamais été aussi proches et elle sent brièvement son souffle chaud se mourir contre ses lèvres, avant d'être happée par le froid la seconde suivante. Il dévie sa trajectoire, optant pour sa joue plutôt que sa bouche, la laissant complètement déconcertée. Elle enregistre difficilement ce qui se passe – la certitude d'un instant qu'il allait l'embrasser, puis la stupéfaction quand il s'met à lui faire la bise. Un truc d'européens, qu'elle a jamais trop compris, et auquel elle s'est jamais adonnée. Elle sait pas ce qui la déboussole le plus : le fait qu'elle se soit immobilisée en croyant qu'il allait lui voler un baiser, ou le malaise qui émane soudainement de tous les pores de Junior. « Salut. » Il vire à l'écarlate plus vite qu'un feu tricolore, et elle l'observe d'un air consterné, avant d'éclater de rire. C'est nerveux et elle est incapable de le contrôler, ça résonne autour d'eux, ça fait vibrer sa carcasse toute entière. Elle essaie de parler, de former des mots, mais elle ne sort rien de cohérent, juste des syllabes hachées par son rire. Et quand elle réussit enfin à se calmer, elle aperçoit les yeux de Junior qui se sont arrêtés sur ses sacs. « Ah d'accord. T'as pas les moyens de me rembourser mais tu peux te payer des trucs hors de prix ? » Il a même pas l'air en colère – pas vraiment – mais ça la stoppe net quand même. Toute trace d'amusement disparaît et elle affiche une moue contrariée, croisant ses bras contre sa poitrine. « Oui bah j'te rembourse pas qu'avec les billets, le gîte et le couvert ça compte. » Et puis merde, elle passe son temps à payer un peu sa dette par ses actes, en le suivant dans ses soirées poker foireuses, en lui offrant l'accès à sa douche, à sa bouffe, à son lit. Elle plisse un peu les yeux, avant de les lever au ciel d'un air faussement blasé. « Et puis si ça peut te rassurer, c'est pas moi qui ai payé tout ça. » C'est les deux nanas à qui elle a tout volé – mais ça, elle le dira pas. Elle préfère le laisser interpréter ça comme il veut, plutôt qu'avouer à quoi elle s'est abaissée.

« Oui d'ailleurs en parlant de ça.. J'ai grave la dalle, j'ai rien mangé depuis hier midi. » Les restes de son rire disparaissent définitivement, ses prunelles ébènes venant se planter dans celles de Junior comme une lame chauffée à blanc. Elle comprend bien où il veut en venir. Elle comprend bien qu'il essaie de reprendre un peu le contrôle, d'effacer cette comédie ridicule qu'il vient de lui offrir sans qu'elle soit capable de la comprendre réellement. Mais elle a pas envie de céder à sa requête, alors elle préfère jouer à la mijorée, se prétendant plus conne qu'elle ne l'est réellement. « Hm ? Bah écoute, y a une sandwicherie pas loin, tu devrais p't'être y faire un tour en repartant ! » Sous-entendu : sans moi. Elle compte pas lâcher le moindre billet aujourd'hui, pas alors qu'elle a amassé un trésor aussi juteux gratuitement. Ça gâcherait toute sa jubilation. Alors elle se justifie un peu, pour lui montrer qu'elle est toujours aussi fauchée que lui ou presque, et qu'elle n'a absolument pas les moyens d'acheter tout ce qui se trouve dans ses paquets. Et elle voit le visage de Junior qui change et qui s'affaisse, sans qu'elle comprenne pourquoi. Ça lui fait froncer les sourcils alors qu'elle le dévisage d'un air interrogateur. « Ah.. je.. Je n'savais pas que tu avais.. quelqu'un. » De quoi ? Quelqu'un ? Mais qui ? Il lui faut dix secondes pour comprendre ce qu'il raconte, et ses traits s'illuminent subitement. C'est p't'être une aubaine, s'il pense qu'elle a un homme dans sa vie. P't'être qu'il acceptera enfin d'effacer sa dette, de peur qu'elle envoie son amant lui casser les dents. Et après, quoi ? Elle arrête d'enfiler des robes de soirée pour aller dans des coins louches ? Elle abandonne toute l'adrénaline que ça lui procure, toute cette sensation d'être en vie ? Elle sait pas. Mais elle décide de jouer le jeu quand même, juste pour tester, juste pour voir. « Je t'avais pas dit ? Je croyais pourtant. Je pourrai te le présenter, il s'appelle... » Mais elle s'retrouve coupée en plein dans son mensonge, une voix stridente résonnant dans son dos. « C'EST ELLE ! CETTE SALE PETITE GARCE ! » Plaît-il ? Elle s'retourne, apercevant ses deux victimes à quelques mètres, accompagnées d'un vigile qui a l'air tout à fait capable de soulever Junior d'une main et de jongler avec elle dans l'autre. « Oh non. Mierda. » Elle fait volte-face pour croiser le regard de Junior, prenant un air grave alors qu'elle baisse ses lunettes de soleil sur son nez à nouveau. « À trois, on court. » Sans perdre une seconde, elle attrape sa main. « TROIS. » Elle détale illico presto, entraînant Junior avec elle, se mettant à courir sans savoir où elle va. Elle se contente de pousser tout le monde encore une fois, et tant pis si elle renverse les courses d'une pauvre mamie au passage. Elle a pas l'temps. Elle a ses miches à sauver, un molosse à semer, et un paumé à embarquer dans son merdier.

Dans les yeux de Junior, elle voit une ombre qui passe, un truc qui ressemble à d'la déception ou de la frustration, peut-être même une pointe de résignation. Elle sait pas trop, mais elle sent que le mensonge ne le laisse pas indifférent et elle choisit d'ignorer la chaleur qui emplit ses veines, la vibration qui résonne dans ses tripes. Elle n'écoute que sa jubilation, cette sensation puissante qui l'étreint – comme si elle avait de la valeur à ses yeux, comme si elle était perchée sur son piédestal et qu'elle pouvait s'écraser sur lui pour le briser. Parce qu'elle aime ça, Lola. Elle aime se dire qu'elle est importante, pour une fois. Alors elle veut poursuivre sur sa lancée, voir jusqu'où elle peut aller, mais on la coupe dans son élan. Les voix résonnent dans son dos et elle reconnaît les femmes qu'elle a volées, elle comprend qu'elle vient d'se foutre dans un sacré merdier. Elle réfléchit pas quand elle attrape la main de Junior et qu'elle se met à courir, le traînant dans son sillage. Elle l'entend lâcher des pardon à la pelle et ça la fait rire, parce qu'elle, elle est pas désolée. Elle s'en fiche, de tout saccager. Mais son rire se meurt dès l'instant où elle aperçoit deux autres vigiles arriver droit devant, leur barrant la route. Elle commence déjà à chercher un moyen de les contourner quand elle sent Junior s'arrêter, et, toujours agrippée à lui, elle est forcée de faire pareil. Elle freine d'un coup, trébuchant à moitié, avant de se tourner vers lui. « Mais qu'est-c'que tu fous ? » Ses prunelles s'font mitraillettes mais ça ne l'atteint pas – il la jauge d'un air autoritaire, qui la déstabilise. Elle lâche un hoquet indigné quand il lui arrache les sacs, et elle se décompose en le voyant approcher leurs assaillants. « Mesdames, monsieur. Maître Healy, avocat. » Ses sourcils se froncent et elle le regarde de biais, sans comprendre ce qu'il est en train de faire. Il va empirer la situation. Il est absolument pas crédible avec sa dégaine d'ado attardé, ils le croiront jamais. Et puis même, il va faire quoi ? Il est pas avocat, ça les aidera pas. « Je vais vous expliquer pourquoi vous n'allez pas arrêter ma cliente. » Mais à quoi il joue ? Elle trépigne sur place, à mi-chemin entre le rire et la colère, avec une furieuse envie de l'étriper. Elle est prête à l'attraper pour le faire taire et repartir en courant, mais il s'met à parler et elle se fige. Il commence à déblatérer avec une assurance qui la captive, qui la pend à ses lèvres. Elle comprend même pas la moitié de ce qu'il raconte, et pourtant elle écoute tout du début à la fin, la bouche entrouverte, stupéfaite. « C'est pourquoi, le plus simple serait encore que ces dames récupèrent leurs affaires sans faire d'histoire. D'autant plus que si cette affaire se termine au poste de police, je me verrais dans l'obligation de signaler à vos supérieurs que vous travaillez avec une tenue qui n'est pas en règle. » Elle est incapable de retenir un petit rire moqueur, plaquant une main sur sa bouche pour tenter de le cacher, sans grand succès. Et puis son regard se tourne sur les deux femmes, qu'elle observe d'un air hautain, comme si elle était soudain devenue invincible, protégée par le blabla de Junior. Elle a la victoire imprimée dans le regard et elle affiche un large sourire, comme une gamine qui a fait punir son voisin de classe à sa place pour une bêtise qu'elle a commise. « Avec toutes nos excuses les plus sincères. » Son sourire s'efface et elle a envie de hurler un NON théâtral en voyant les dames reprendre leurs biens, mais elle se retient. « Les lunettes. » Elle se crispe alors que Junior s'approche d'elle, et elle secoue doucement la tête, avant de murmurer d'un air suppliant. « Pas les lunettes, s'te plaît. » Mais il s'en fout. Il les prend sans lui demander son avis pour les remettre dans le sac et elle se renfrogne, affichant une moue mécontente. Elle croise les bras contre sa poitrine et se laisse embarquer par Junior en traînant des pieds, clairement fâchée. Vexée de s'être faite dépouiller de la sorte, elle qui était si fière de son coup de maître. « Tais toi et avance. » Elle s'agite, secoue son bras pour le forcer à la lâcher, et s'écarte de lui. Mais elle obéit quand même, continuant d'avancer en tirant la gueule. Et une fois qu'elle juge qu'ils sont assez éloignés, elle tourne la tête vers lui, les yeux qui lancent des éclairs. « Tu fais chier. » Un merci aurait de rigueur, mais tant pis. « Tu pouvais pas juste continuer à courir ? Tu sais combien ça vaut, tout c'qui avait dans les sacs ? » Elle écarte les bras de manière dramatique, comme si elle était profondément désespérée. Et toute la fascination qu'elle a eu à son égard lors de son discours a disparu, effacée par une colère injustifiée. « Y avait une robe parfaite pour tes soirées de poker ! Et puis en revendant tout ça, j'avais assez pour te rembourser ! » Elle le jauge d'un air mauvais, plissant les yeux. « C'est pas ça que tu veux tellement, cabrón ? Que je te rembourse ? » C'était pas vraiment ce qu'elle comptait faire, mais soit. Il est pas obligé de le savoir, pas vrai ? « T'aurais au moins pu me laisser les lunettes. » Comme si lui avoir sauvé les miches, c'était pas suffisant. Ingrate un jour, ingrate toujours.

« Courir ? Y avait des vigiles partout ! C'était la meilleure façon de s'en sortir. » Il a raison. Dans l'fond, Lola sait bien qu'il a raison. Mais elle est trop fière pour l'admettre, et puis elle veut pas qu'il sache combien elle a eu envie de l'applaudir et se jeter à son cou, quand il a fait son tour de magie rien qu'en maniant les mots, sans avoir besoin de hausser la voix ni de casser quoi qu'ce soit. Ça lui arracherait la gueule de le remercier et d'lui dire qu'elle est bien contente qu'il ait été là. Alors elle préfère jouer à la princesse insupportable, en scandant qu'il vient de gâcher le plus grand des trésors, alors qu'elle aurait pu le rembourser. Mais même elle, elle y croit pas. Et lui encore moins. « Tu m'prends vraiment pour un con en fait ? » Non. Si. Peut-être ? Elle sait même plus. Et lui, il fait quoi ? Il la prend pour qui ? Un objet, un trophée, un truc qu'il peut malmener ? C'est comme ça qu'elle se sent, quand il lui donne des ordres, quand il la trimballe comme si elle lui appartenait. Et puis parfois c'est autre chose – parfois il lui donne l'impression qu'elle compte un peu, qu'elle est pas juste cette écervelée aux rêves de grandeur. « J'ai jamais dit ça, t'as qu'à croire c'que tu veux. » Elle se renfrogne et elle s'agite, ne comprenant plus rien. Il a l'air blessé et elle sait même pas pourquoi. Elle voudrait lui demander quel est son putain de problème, mais même ça elle y arrive pas. Tout juste bonne à enfoncer le clou, à se concentrer sur c'qui ne compte pas pour ne pas avoir à assimiler tout le reste. Elle se désole sur les lunettes plutôt que sur son incapacité à communiquer correctement avec Junior, et manifestement, c'était le mot de trop. Il les sort de sa manche, sous l'regard ébahi de Lola, surprise encore une fois. À croire que c'est le jour – entre le piano, la tirade sur le droit, le tour de passe-passe. Un tas de trucs nouveaux, qui la touchent plus qu'elle ne le voudrait. Y a un sourire lumineux sur ses lèvres, qui se fige quand elle voit Junior briser les lunettes. Toute sa joie retombe comme une douche froide alors qu'elle le dévisage, choquée. « Tiens, les voilà tes lunettes. » Il se détourne, l'abandonnant avec les morceaux à ses pieds ; ceux des lunettes et d'sa fierté. Sûrement qu'elle est allée trop loin. Sûrement qu'elle a abusé, encore. Et ça lui convient pas, d'finir comme ça, sur cette note-là. Elle préférait celles érigées par les phalanges de Junior. Alors sans réfléchir, elle ramasse les bouts de lunettes, fonçant dans son dos. Elle attrape le col de son t-shirt et le tire vers elle pour faire une ouverture, dans laquelle elle glisse les débris brusquement. Puis elle le lâche, le jaugeant d'un regard assassin, avant de finalement baisser les yeux. Elle contemple ses pieds, sans être foutue de l'affronter quand elle marmonne. « J'suis désolée. » Elle mange la moitié des syllabes mais ça reste audible, et elle se borne à fixer un point à côté de la tête de Junior, pour ne pas le regarder dans les yeux. « C'était quand même cool, quand tu leur as tous cloué le bec. » Elle peut pas s'empêcher de sourire, parce qu'elle n'en reste pas moins impressionnée, et même fière. Fière parce qu'il était d'son côté, parce qu'il l'a aidée, parce qu'elle connaît un garçon capable de retourner toute une situation rien qu'en sortant des mots compliqués. Mais sa fougue reprend vite le dessus et elle plante enfin ses prunelles dans celles de Junior, reprenant un air un peu fâché. « Mais t'es vraiment un gros naze, pour les lunettes. » Elle est vexée qu'il les ait cassées, plutôt que de les lui donner. La déception se lit sur ses traits, mais elle croise les bras sur sa poitrine sans le quitter du regard, levant un peu le menton. « Tu devrais les déduire de ma dette. » Probablement qu'elle exagère, et elle en a parfaitement conscience. Mais tant pis. Qui ne tente rien n'a rien.

« C'est vrai ? » Il s'met à sourire et pendant une seconde, c'est comme si tout était oublié, comme si plus personne n'était énervé. Il a l'air tellement fier qu'on dirait un môme et Lola le rejoint dans son enthousiasme, hochant la tête d'un mouvement rapide. « Mais oui ! T'aurais dû voir leurs gueules, c'était géant ! » En vrai, elle sait pas. Elle a pas vu les têtes qu'ils tiraient, elle ne fait qu'imaginer. Parce qu'elle était beaucoup trop occupée à observer Junior pour prêter la moindre attention au reste du monde. Alors elle ment, mais pas vraiment, parce qu'elle est persuadée qu'ils étaient aussi surpris qu'elle. Et elle est tellement surexcitée par cet exploit de Junior qu'elle est prête à en rajouter une couche, oubliant qu'y a quelques minutes, elle voulait surtout pas qu'il sache combien elle a adoré sa prestation. Mais il la coupe dans son élan, plombant sa bonne humeur en prenant soudain un air un peu nonchalant, un peu désintéressé, qui n'lui plaît pas du tout. « J'avais vu ça dans un épisode de New-York Police Judiciaire, ça m'est revenu d'un coup. On peut vraiment faire gober n'importe quoi aux gens si on fait mine d'y croire. » Ça, elle sait. Elle connaît. C'est ce qu'elle passe son temps à faire, alors elle sait combien les gens peuvent être crédules si on y met assez du sien – et Lola, elle hésite jamais à tout donner. Mais c'est pas ça, qu'elle retient le plus. C'est la façon dont il vient de balayer toute la joie qu'elle se faisait, toute la fierté qu'elle ressentait soudain à son égard. Ses traits s'affaissent et un voile de déception assombrit son regard. « Ah. Bah tu vois, même moi j'ai cru que c'était vrai. » Elle lève les yeux au ciel pour montrer que ça la désole un peu d'être tombée dans le panneau, et qu'elle aurait préféré que ça n'soit pas du pipeau. Les mensonges, elle préfère les distribuer que les recevoir. Et maintenant que son engouement a disparu, elle recommence à faire la moue, même si sa colère a disparu pour l'instant. Elle se plaint pour les lunettes et ce coup-ci, c'est au tour de Junior de lever les yeux au ciel. « J'te les aurais données tu sais, si tu t'étais pas aussi mal comportée avec moi. » Certes. Leurs prunelles se croisent et elle comprend qu'elle était dans l'abus, comme trop souvent. Pour faire bonne figure, elle se contente de soupirer de manière exagérée, mais elle n'se risque pas à aggraver son cas en répondant. Elle fait quand même une tentative pour plaider sa cause et faire baisser sa dette, à défaut d'avoir raison face à lui. « J'l'aurais fait. Si tu les avais payées à la base. » En somme, il aurait fait beaucoup de trucs si elle avait été correcte sur tous les tableaux. Elle est presque tentée d'insister mais elle s'en empêche, parce que ça n'en vaut sûrement pas la peine, et parce qu'elle est déjà bien contente qu'ils se soient pas quittés fâchés. Ça lui convient pas, quand elle le regarde partir en sentant une enclume lui peser dans le cœur – comme à leur dernière engueulade, la pire de toutes. « Et du coup.. » Il la sort de ses pensées et elle voit qu'il est soudain moins à l'aise, presque nerveux. Méfiante, elle plisse un peu les yeux, arquant un sourcil. « C'était pas vrai tout à l'heure.. t'sais.. quand tu disais que t'avais quelqu'un et tout, hein ? » Ah. Ça. Elle sait pas si elle doit faire perdurer le mensonge ou s'mettre à rire en lui disant qu'il est vraiment stupide s'il y a cru. Du coup, elle fait ni l'un, ni l'autre. Elle reste le cul entre deux chaises, comme toujours avec lui. « Ça fait quoi, que ce soit vrai ou pas ? » C'est pas comme si ça allait changer sa vie, pas vrai ? Après tout, il s'en fout de savoir ce qui peut se passer dans son cœur, n'est-ce pas ? « T'as peur que j'envoie mon mec te casser les dents pour te forcer à oublier ma dette ? » Son regard ébène s'plonge dans le sien, se faisant inquisiteur, comme si elle cherchait à le passer aux rayons X. Comme si elle voulait lire la réponse dans ses yeux, avant même qu'il n'ouvre la bouche.

Elle est méfiante Lola, parce qu'elle comprend pas pourquoi il revient sur le sujet de son faux mec, pourquoi il s'met à poser des questions sur ça. Elle voit pas en quoi ça l'intéresse alors elle reste un peu sur ses gardes, yeux plissés et bras croisés contre sa poitrine, lançant une espèce de menace qui n'a aucun fondement. Comme si elle était prête à envoyer qui que ce soit lui casser les dents. « Non. » Non, il a pas peur de ça. Mais alors, quoi ? Elle arrive pas à saisir ce qu'il veut et ça la perturbe, alors qu'elle continue de le dévisager en silence, attendant la suite. Attendant qu'il lui donne enfin quelque chose de cohérent. Sauf que Junior, il est jamais cohérent. Toujours en train de passer du blanc au noir, à mi-chemin entre des choses qu'elle aime bien et d'autres qu'elle déteste. P't'être qu'elle le comprendra jamais, ce garçon. « C'est juste que, comme j'ai quelqu'un aussi, j'me disais qu'on pourrait faire un truc à quatre. » Pardon ? Un quoi ? Ses yeux s'écarquillent un peu et elle le fixe pendant une seconde, abasourdie. Un truc à quatre ? Mais dans quel monde il a cru qu'elle se joindrait à ça ? Complètement outrée, et passablement indignée, elle décroise ses bras pour le pousser brusquement. « NON MAIS T'ES PAS BIEN ! TU ME PRENDS POUR QUI ? TU CROIS VRAIMENT QUE... » Elle voit son air paumé, et c'est là que ça la heurte de plein fouet. C'était peut-être pas ça, qu'il voulait dire. C'était peut-être pas une invitation à une mini orgie. Et soudain, elle se sent terriblement stupide. Un peu embarrassée, son visage prend quelques couleurs, ses joues se teintant légèrement de rouge. « Oh... Oh. » Sûrement qu'elle s'est emballée beaucoup trop vite, comme elle le fait toujours. Mais plutôt que de s'excuser et baisser les yeux pour camoufler sa gêne, elle se démonte pas. Elle continue de le fixer sans sourciller, toute trace de colère ayant subitement quitté son visage. « Tu voulais dire, genre, comme une soirée bowling tous les quatre ? » Parfaitement calme, sa voix ne fait pas de vagues, dans un contrôle qui ne lui ressemble pas. Elle fait comme si de rien n'était, refusant catégoriquement de se laisser envahir par son embarras. C'est Lola. Même quand elle devrait être gênée, elle joue à celle qui a toujours raison et à qui on n'peut rien reprocher, même si c'est jamais vrai. « C'est une super idée ! » C'est seulement quand elle s'exclame, qu'elle se rend compte de ce que Junior a dit. Il a quelqu'un. Comment ça, il a quelqu'un ? Elle fronce les sourcils en le dévisageant, comme si ce quelqu'un allait apparaître à son bras d'un coup, et qu'il allait se tirer sans un regard en arrière. Elle s'en fout. Elle s'en fout elle s'en fout elle s'en fout. Peut-être que si elle se le répète assez, ça deviendra vrai. « J'suis sûre que ça sera très drôle. Et puis j'ai très envie de rencontrer ta copine. Ou ton copain. C'est quoi son nom ? » Mais qu'est-ce qu'elle fout ? Pourquoi elle dit oui ? Pourquoi elle continue sur cette lancée, alors qu'elle sait pertinemment que c'est une mauvaise idée ? Elle sait pas. P't'être un élan de fierté. Ne pas se laisser démonter, faire comme si un rendez-vous à quatre était merveilleux alors qu'elle a personne. P't'être aussi qu'elle veut voir avec qui Junior viendra. Elle sait pas, putain. Mais maintenant qu'elle s'est engouffrée dans le mensonge, elle ira jusqu'au bout. Trop bornée pour avouer la vérité.

« J'pensais pas spécialement au bowling parce que j'aime pas trop ça, mais oui de quoi tu voul... Oh putain. » Ah, il a compris qu'elle avait mal compris. Et même si elle fait bonne figure, elle se crispe un peu, parce qu'elle se sent complètement stupide et qu'elle déteste ça. « Mais t'es pas bien toi hein ! Comment t'as pu croire un instant que j'te proposais un truc pareil ? J'suis pas un gros dégueulasse, merde. » C'est à son tour, d'être indigné. Elle peut pas vraiment le blâmer pour le coup, mais ça l'empêche pas de se renfrogner en se mettant sur la défensive, croisant les bras contre sa poitrine. « Oui bah j'peux jamais être sûre de rien, avec toi. » Ça sonne tellement amer ; c'est empli de reproches. Parce que c'est vrai. Elle sait jamais sur quel pied danser, un coup elle se dit qu'il est pas si terrible que ça, puis la seconde d'après elle a envie de l'insulter. Il est constamment en train de la perdre, et elle sait pas s'il joue un jeu qu'elle ne comprend pas, ou s'il a juste un sérieux trouble de la personnalité. Quoi qu'il en soit, elle le suit dans son p'tit manège. Elle fait comme si c'était l'idée du siècle, alors que c'est la misère assurée étant donné qu'elle n'a personne à emmener. Du coup elle détourne l'attention en se concentrant sur lui, pour l'instant. « Quoi ?! Mon copain ? Mais ?! » Pour le coup, elle le disait pas méchamment. Ça partait d'un bon sentiment, parce qu'il pourrait très bien être attiré par les hommes aussi, pour ce qu'elle en sait. Mais il a l'air tellement outré qu'elle peut pas retenir un rire franc, devinant qu'elle a sûrement un peu atteint sa virilité, alors que c'était pas du tout le but premier. « Elle s'appelle Solveig. » Et là, il lui sort une photo. Pendant une seconde, elle espère que ce sera une fille moche. Très moche. La plus moche de toutes. Mais non, elle est même sacrément belle. Et elle sait pas pourquoi Lola, mais y a ce pincement dans son cœur, ce truc qui lui donne envie de trouver un défaut pour se dire qu'elle est pas si jolie que ça. Sauf qu'elle trouve rien, et ça la frustre profondément. « Ouais, elle est pas mal. » C'est tellement froid que ça lui ressemble pas, elle qui est habituée à être bien plus expressive que ça. Son visage est fermé, son regard sombre quand elle le pose sur Junior à nouveau. « Et toi ? » Merde. Faut qu'elle sorte un nom, vite. N'importe lequel. « Leo. » Quoi ? Mais non. Si ? Tant pis. C'est sorti, elle a plus qu'à faire avec maintenant. « Il s'appelle Leo, et il est cameraman dans une grosse boîte de prod. Ils sont super connus. » Quand elle le dit comme ça, ça claque. On dirait presque qu'elle se tape Brad Pitt. Reprenant contenance, elle continue sur sa lancée, mimant son interlocuteur en sortant son portable. Sauf qu'elle a pas de photo de Leo, alors elle fonce sur les réseaux sociaux pour lui piquer la première qu'elle trouve, avant de la montrer à Junior avec un petit sourire satisfait. « J'suis sûre qu'il sera ravi de te rencontrer. » Elle espère surtout qu'il acceptera de jouer le jeu, sinon elle est vraiment dans la merde. « Alors, si tu veux pas aller au bowling, tu veux qu'on fasse quoi ? » Parce qu'ils vont le faire, ce foutu rencard. Elle peut plus reculer, c'est trop tard.