Ce matin-là, Dom s’éveilla avec des douleurs importantes dans la main droite, celle qui avait été partiellement broyée par l’explosion à Alep, en Syrie, plusieurs mois auparavant, dans laquelle il avait perdu trois de ses hommes. Il prit nerveusement un café, sa main étant parcourue de tremblements irrépressibles à chaque mouvement : cela avait le don de l’agacer encore plus. Brutalement, il reposa la tasse dans l’évier, la brisant en grossiers morceaux alors que dans sa tête tournait en boucles des paroles de sa fille, Nikkola, prononçant le mot Papa pour un autre homme que lui. Cela le hantait, le torpillait intérieurement et ce fût dans cet état d’esprit que le quadragénaire se prépara pour le déjeuner auquel il était invité. Madame Fowley organisait une fête d’anniversaire posthume en l’honneur de son fils décédé, Ryann. C’était un concept avec lequel Dom avait des difficultés mais il était poli, les Fowley étaient militaires depuis des années et il se devait d’honorer la mémoire de cet homme qui avait donné sa vie pour la sienne. Ainsi, Dom passa son uniforme militaire et simplement avant de partir, vissa son képi sur ses cheveux roux qui avaient repoussés depuis son retour du front. Avant de se rendre au domicile familiale des Fowley, Dom prit soin d’aller acheter un bouquet magnifique chez le fleuriste de son quartier, deux pour être précis : un pour chacune des femmes de la famille. Nerveusement, il se rendit à pieds au domicile de la famille endeuillée. Il sonna après avoir pris soin de retirer son képi militaire, par politesse. Ce fût une tante éloignée qui lui ouvrit la porte, l’invitant à rentrer après avoir attendu qu’il ne se présente, ce qu’il fit. — Caporal Newert. Visiblement, son nom semblait être connu. Le rouquin fit son entrée dans la vaste demeure qui ne lui rappelait pas de bons souvenirs, malheureusement. Puis, du regard, il chercha les hôtes de la maison et ce fût le sergent qu’il vit en premier et qui lui fit par ailleurs un signe de la main. Fowley se mit au garde à vous, étant moins gradé que Dom qui l’invita aussitôt en repos et plutôt que la rigidité d’une salutation militaire, lui tendit la main. — Je vous remercie de votre invitation, Sergent.

Rapidement, la maîtresse des lieux vint saluer Dominic avec un sourire doux mais teint de tristesse, qui lui pinça le coeur. Dominic lui tendit une main courtoise après lui avoir offert l’un des bouquets, ce qui semblant faire plaisir à la femme. C’était le but. Il n’avait pas envie d’être définitivement associé aux yeux des Fowley à l’annonce du décès du soldat qu’était leur fils ou bien leur frère. Savannah était une ville où l’on pouvait se croiser fréquemment, voilà pourquoi il tenait tant à ne pas être qu’un porteur de malheurs. Dominic indiqua à la matriarche : — Je me suis permis d’adresser le second bouquet à votre fille. J’espère ne pas avoir été incorrect envers son époux mais je tenais à saluer votre courage à toutes deux dans cette épreuve, expliqua posément Dominic. Son âge avancé ainsi que son éducation rigoureuse lui avait offert des manières et des élégances assez archaïques, à certain moment. En parlant de la fille du couple, dont Ryann lui avait tant parlé, celle-ci s’approcha et le salua. Promptement, Dominic lui serra la main en cherchant comment débuter une conversation. L’idée lui vint. — J’ai eu vent que vous exerciez la profession d’infirmière militaire, commença le roux. — C’est une profession honorable. Il savait de quoi il parlait, surtout en ce moment avec cette foutue main qui n’écoutait plus les ordres de son cerveau et refusait d’obtempérer. Son regard dériva par ailleurs sur cette blessure qui ne se résorbait pas malgré les semaines qui passaient. Dominic n’osait pas évoquer Ryann bien que la fête posthume soit en son honneur. — Vous exercez sur la base de Savannah ?

Dominic savait la véracité de ses informations puisqu’il les avaient obtenues par Ryann qui parlait souvent de sa sœur lors des soirs libres qu’ils avaient au front. Là-bas, ils avaient tous pris l’habitude de se confier sur leurs proches afin de surmonter l’éloignement et le manque. Ainsi, Dom connaissait de nombreux éléments sur Reese comme Ryann avait connu Carol et Nikkola, indirectement, également. Le caporal l’écouta attentivement. Militaire était une vocation de famille, manifestement et au fond de lui, Dom aurait aimé partagé cela avec sa sœur ou bien désormais, sa fille. Toutefois, il le partageait avec un grand-père collaborateur et il n’en retirait aucune fierté, bien au contraire : une profonde honte. Ecoutant la jeune femme, il lui tendit le bouquet qu’il avait acheté en double et la suivi dans la cuisine où elle lui conseilla de faire examiner sa main. Dom poussa un léger soupir. Il se rendait chaque semaine à l’arrière base médicale de l’état mais on s’obstinait à s’occuper de son moral plutôt que de sa blessure physique. On vérifiait simplement sa cicatrisation en lui faisant faire quelques exercices avec une balle molle, rien de plus. Toutefois, souhaitant récupérer sa mobilité le plus vite possible, Dominic faisait également ses travaux chez lui, ne supportant plus de mettre près de dix minutes pour enfiler une chemise ou un long moment pour boutonner son pantalon, seul. — Ce n’est qu’une tendinite, minimisa Dom. En réalité, c’était bien plus complexe : entre le poignet et les os des doigts, Dom en avait pour un moment. — Certains hommes ont besoin de bien plus de soin. Et certains n’avaient plus la chance de vivre, aussi, pensa-t-il. De nouveau, Reese lui proposa une boisson. L’alcool le tentait, comme bien souvent depuis son retour de Syrie mais il prit sur lui. Il ne pouvait pas se permettre un quelconque dérapage, pas devant le sergent Fowley : il avait une image de marque à tenir. — Je prendrais un simple verre d’eau, je vous remercie, demanda-t-il doucement, avec un sourire en coin. Il n’avait pas le coeur à la fête mais il était là en mémoire de Ryann, rien d’autre. Il se risqua néanmoins à parler de l’homme concerné qui les rassemblait tous en ce jour. — Votre frère était sous mes ordres mais nous étions très proches. Il me parlait souvent de vous, Reese – si je puis me permettre de vous appeler par votre prénom ? -.

Ils parlaient souvent, autour d’un repas peu sophistiqué ou lors d’une nuit d’insomnie où l’éloignement était trop difficile à supporter. Dom lui parlait de son ex-femme, avec qui il entretenait toujours d’excellentes relations, ainsi que de sa fille. Ryann parlait de son père, militaire aussi de carrière, sa mère ainsi que sa sœur avec laquelle il avait une relation assez fusionnelle, visiblement. Dominic la rencontrait pour la seconde fois mais il avait l’impression, quelque part au fond de lui, de déjà la connaître un tant soit peu. — Il vous aimait énormément, se risqua à dire Dom, pas certain pour autant que cela fasse du bien à la jeune femme. — Il me racontait beaucoup de vos souvenirs d’enfance, expliqua le roux après avoir bu une gorgée de son eau, bien fraîche, ce qui lui fit du bien compte tenu de son état de nervosité. — Vous avez visiblement fait tourner en bourrique vos parents, enfants, dit-il avec un rire nostalgique. En parlant de bêtises d’enfants, lui-même se rendait compte que sa fille n’avait jamais eu l’occasion de le faire tourner en bourrique, véritablement. Ils ne s’étaient pas vus suffisamment et aujourd’hui, visiblement, Nikkola reprenait ses droits et usait d’une langue acérée, franche, pour dire ce qu’elle pensait à son père. Dominic aurait préféré tourner en bourrique plutôt que de subir des paroles blessantes comme l’entendre appeler un autre Papa. A cette pensée, il perdit de son sourire léger, en coin, et son coeur se pinça. La mère de Reese déboula en enfouissant des petits gâteaux secs et des petits fours dans la main de Dominic, l’incitant à manger et l’estimant maigrichon ainsi que la mine fatiguée. C’était le cas. Le caporal dormait relativement mal, en proie à de nombreux cauchemars. — J’ai vu votre fille et votre femme, l’autre jour ! Votre fille vous ressemble vraiment ! Dominic se râcla la gorge, mal à l’aise. Indéniablement, sa fille lui ressemblait mais ce n’était plus son épouse et il rectifia le tir, doucement. — Mon ex femme, précisa Dominic. — Elle n’a pas eu votre courage d’attendre son époux à chaque mission, expliqua sagement l’homme.

Dominic n’en voulait pas à Carol : elle avait pris la décision qui lui semblait la plus juste pour son bonheur personnel mais également pour l’équilibre de leur fille, Nikkola qui, grâce à un remariage, avait vécu avec une présence masculine. Bien entendu, Dom n’appréciait pas qu’elle appelle un autre par son patronyme, Papa mais il remerciait cet homme de combler Carol mais également d’être présent quand lui ne l’était pas, occupé à défendre son pays ainsi que la paix dans le Monde. Madame Fowley vint à compléter le volet indiscrétions en évoquant sa fille, Reese, ainsi qu’une rupture visiblement récente ; la jeune femme s’échappa rapidement. Dom se sentait mal à l’aise. Il s’en voulait. Il se congédia rapidement de la mère de famille avant de chercher la plus jeune des femmes Fowley afin de s’excuser : il aurait dû s’en tenir au volet professionnel, pas personnel pour ne pas inspirer la femme âgée. Il la trouva finalement sur le perron. Il s’avança à ses côtés et vint allumer une cigarette, silencieux, regardant au loin tout comme elle. Puis, il tourna la tête et constata qu’elle pleurait. Dominic tendit sa clope à la brune. — Désolé que votre mère ait parlé de votre vie personnelle. Cela ne me regardait nullement, j’espère que vous n’avez pas trouvé cela intrusif, lança-t-il de son habituelle voix rauque, tout en évitant son regard pour ne pas la mettre mal à l’aise vis à vis de ses pleurs. Le rouquin glissa ses mains dans les poches de son pantalon à pinces bleu marine et soupira, doucement. — Je me sens vraiment gêné par rapport à cela, confessa Dominic.

Reese considérait qu’ils étaient quittes dans la mesure où sa mère avait évoqué son divorce et sa femme. Toutefois, ce n’était pas ainsi que Dominic voyait les choses dans la mesure où son divorce était rendu public depuis presque quinze ans et que sa fille n’était pas un secret, bien au contraire, c’était une immense fierté à ses yeux malgré la complexité de leur relation voir l’inexistence de celle-ci. — Mon divorce n’est pas un sujet douloureux, articula-t-il, pensant qu’elle avait fuit parce que parler de sa rupture avec son fiancé lui était douloureux. — Quant à ma fille, elle constitue ma plus grande fierté. C’était le cas. Nikkola était une gamine brillante, intelligente et vive d’esprit. Elle avait un copain depuis deux ans, tout à fait respectable selon la rumeur – mais refusait de le présenter à Dom, pour d’obscures raisons -.

Rapidement, le sujet du travail revint sur la table, ce qui était courant pour deux militaires, somme toute, dans une maison de militaires. Dom n’était pas vraiment en permission. Il était en arrêt pour le moment, d’activités. On refusait qu’il y retourne, au front, parce qu’on l’estimait psychologiquement encore trop marqué par la mort de Ryann mais également de deux autres hommes. On ne remettait pas en cause son autorité ni sa stratégie, simplement, sa capacité à tenir bon face à d’autres décès et d’autres danger. Il haussa des épaules, les mains toujours dans les poches. — Je n’en sais rien, répondit-il d’une voix qui se voulait neutre mais trahissait un profond agacement. — Pour le moment il est question, lorsque je serai rétabli, que je sois formateur sur la base mais il n’a pas été évoqué que j’y retourne. Sous entendu, le front. Dom avait fait énormément de missions. Sans doute trop. — J’ai fais l’Irak, la Libye, l’Afghanistan. Ils estiment que la Syrie était la mission de trop, à en juger par … l’accident.