J'attends mon tour, nerveux. Je voudrais tellement pouvoir l'appeler en toute tranquillité. Sans témoins à côté. Mais là, y a du passage et d'autres qui attendent encore après moi. Je me sens observé, dévisagé, tout le monde est impatient de passer, pas moyen de trainer. C'est enfin mon tour. Je m'avance, décroche le combiné et compose le numéro que j'ai noté sur un bout de papier. Et j'attends. Faut qu'elle accepte l'appel. J'espère qu'elle va accepter. Elle risque de pas comprendre, de croire que c'est une erreur, de refuser et de raccrocher. Je ferme les yeux, la tête appuyée contre le gros engin fixé au mur. Ça décroche et j'entends sa voix. Je me tétanise. J'ose pas parler. Elle va me tuer. J'éloigne le combiné de mon oreille pour le regarder. Raccroche mec, raccroche. J'peux pas. J'ai besoin d'elle.

— Salut... Je. C'est moi.

Toute petite voix. Je sais qu'elle m'a reconnue. J'ai plus qu'à attendre que l'avalanche rousse m'emporte maintenant.

— Nash ?
Quoi ? C'est qui ça ? On s'en fout, je m'en fous. Je tremble comme un con mais je garde l'allure droite, c'est pas le moment de craquer. Pas ici.
— JJ ?!
Viens me chercher Daire, je t'en supplie, viens me chercher.
— Qu’est-ce qui s’passe putain ?
Je déglutis, les mots qui restent coincés dans ma gorge. Je renifle, j'inspire un grand coup pour tenter de me ressaisir, de me libérer de tout ça. Je regarde un peu autour de moi, les regards durs et impatients m'obligent à garder mon sang-froid. Je me détourne d'eux pour revenir me recroqueviller dans mon coin.
— J'me suis fait arrêter. Une fois d'trop.
Je continue de parler tout bas, je peux pas faire autrement, j'ai la trachée à moitié écrasée par mes émotions. Mes phalanges qui s'accrochent au combiné, la jointure des doigts qui vire au blanc.
— Cinq mois.
Je suis coincé ici pour cinq mois. Je vais pas tenir Daire, t'entends ? Je vais pas tenir.

— J’pensais qu’on t’avait enlevé ou que t’étais …
Peut-être que j'aurais préféré finalement. J'ai jamais eu peur de mourir. Qu'est-ce que ça peut foutre de mourir ? Une fois qu'on est mort, on est tranquille. Je reste silencieux, une boule dans la gorge, un poids sur la poitrine. Elle me demande combien j'ai pris et la réponse ne lui plaît pas. J'écarte rapidement le combiné de mon oreille alors qu'un foutu bruit métallique insupportable raisonne dedans. Du Daire tout craché.
— P’tin de merde JJ !
— Je sais. Ça aurait pu être pire.
Ça aurait pu être cinq ans. Ça aurait pu être toute la vie. Cinq mois, ça va passer vite, non ? Dis moi que ça va passer vite, que c'est rien, que c'est pas grave.
— Dis-moi c’qui s’est passé.
Je souffle bruyamment et passe une main sur mes yeux, je n'ai pas du tout envie de reparler de tout ça. Mais j'ai pas le choix, elle ne va pas me lâcher. Et puis si je l'ai appelé, ce n'est pas pour m'esquiver.
— J'étais en train de chercher Nana, depuis.. j'sais pas, trop longtemps. Je crois que j'ai un peu perdu la tête.
Complètement en fait.
— J'sais pas comment c'est arrivé mais j'ai frappé quelqu'un, un connard de flic est arrivé, je l'ai agressé lui aussi et j'ai essayé d'me tirer, mais. Mais j'étais pas du tout en état.
Vraiment pas Daire, t'aurais dû voir ça. Comme j'étais faible. Comme j'étais malheureux. Même toi t'aurais eu honte de moi.
— Il m'a rattrapé et.. et voilà, j'suis là.

— Ça va passer vite.
Je souris faiblement. Ça risque d'être un peu long si je continue à ne pas fermer l’œil de la nuit.
— J’viendrais te chercher.
Et les autres, ils viendront ? Ailish et Max ? Samih ? Et Nana ? Elle sera revenue ? Elle voudra toujours plus de moi ?
— T'as intérêt.
Que je murmure, mais ça ressemble plutôt à un appel à l'aide qu'à un reproche.
— Ça fait une semaine que t’es plus là.
— Putain...
Ça fuse tout seul quand je réalise que ça veut dire que j'ai cherché Nana pendant quatre jours. Quatre jours d'errance sans manger, ni dormir. Tout devient clair, tout s'explique. J'avais aucune chance. Je vais l'crever. Je passe ma main sur mon crâne, stressé.
— C’est qui ce flic ?
— Un pauv' gars que je connaissais d'avant en plus. Il s'appelle Sidney, j'connais pas son nom de famille. Et tu sais pas ? Il fait le mec parfait, mais j'ai un dossier sur lui. Il a drogué la meuf qu'il aime pour la rendre docile et la pécho en soirée. Ce sale petit hypocrite de merde.
Mon poing libre qui se serre, la colère qui monte brutalement, comme un shoot d'adrénaline. Je voudrais l'avoir en face de moi, là, maintenant. Il ferait moins le malin.
— J’viendrais te voir, ok ?
Ça me calme aussitôt. Mes doigts qui se desserrent, je retrouve mon air de gamin.
— Souvent ?
T'as pas le choix, tu peux pas me laisser moisir là.

— J’vais retrouver Nana.
Je lâche un maigre soupir, ça ressemble à du soulagement.
— Merci.
C'est à peine audible. Il le faut. Il faut qu'elle la retrouve et qu'elle la persuade de me pardonner, de venir me voir. C'est vital.
— Quoi ???
Ouais, c'est sacrément ironique tout ça, hein ? J'espère que Daire va le retrouver et lui faire payer.
— Mais quel con c’mec, j’en reviens pas. Il a essayé d’me menotter y a pas longtemps.
Elle ricane un peu, c'est nerveux et moi je fronce les sourcils et serre à nouveau les poings. Ce mec, c'est du poison. Les flics le sont globalement, mais lui plus que les autres. Les dents qui grincent, la haine pour lui qui se marque au fer rouge sous ma peau.
— Quand j'ressors, il est mort.
C'est peut-être pas très malin de dire ça depuis le téléphone d'une prison, c'est vrai. Mais j'en ai rien à cirer, faut que ça sorte.
— Évidemment !
Ça me rassure, elle ne réalise même pas à quel point. Elle est toujours là, elle m'aime toujours, elle me laisse pas tomber. Elle continue de parler mais je sens quelqu'un tapoter sur mon épaule. Je me retourne, regard noir. Y a un gars qui me fait signe que c'est à son tour. Je l'ignore.
— ... peux m’promettre quelque chose ?
— Ouais ?
Le mec revient à la charge et m'attrape carrément cette fois-ci, me retournant sans la moindre difficulté.
— C'est mon tour, raccroche.
— Ne fais pas d’conneries.
Leurs voix qui se superposent, je m'embrouille. Putain Daire, c'était bien le moment de me demander ça.
— Daire ? Attend deux s'condes.
Je plante mon regard dans le colosse, même pas foutu d'être impressionné. Je crois que je n'ai aucun instinct de survie.
— Hey, on a le droit à 5 minutes et ça fait pas 5 minutes. Alors t'attends, comme tout l'monde putain.
Il éclate de rire, les autres autour aussi. Je connais encore personne ici. Personne ne m'a dit de qui il fallait se méfier, ni qui régnait dans le coin. Alors je n'ai pas la moindre conscience du danger que représente le type. Il m'attrape brusquement par la gorge et serre si fort que l'air passe à peine.
— Ra-ccroche.
Je colle le combiné à mon oreille, sans le lâcher du regard.
— J'suis désolé. J'peux pas t'le promettre.
La seconde d'après, y a mon crâne qui vient s'éclater sur le nez du mec. La seconde suivante, je me retrouve au sol, dix gars au-dessus de moi et les coups de pieds qui pleuvent sur moi. Ça hurle, c'est pire qu'un champ de bataille. Et bientôt, y a comme une alarme qui raisonne, assourdissante. La dernière chose que j'vois, c'est le téléphone qui pend et j'imagine très bien l'état de Daire de l'autre côté.
Putain, j'suis désolé.