1 ϟ Histoire de famille comme il y en a tant d'autres, tissée de relations distantes et distendues, toile de papier teintée par le sang mais dont l'amour n'est pas resté longtemps prisonnier.  Il y avait un temps où elle y croyait encore si fort, cherchant toujours à susciter davantage que l'attention et l'affection éparses, trop rares. Mais avec un père et une mère chacun aussi occupés qu'ils l'étaient, engloutis dans leurs carrières respectives et la nécessité de maintenir une ardoise parfaitement vierge, elle a du finir par se rendre à l'évidence : aucun de ses efforts ne pourrait restaurer une chaleur qui n'avait jamais réellement existé. Le peu d'espoir que Maxine pouvait encore conserver dans la fibre familiale de ses parents s'est évanoui après le départ d'Asher, première spectatrice du mépris et de l'incompréhension dont son frère a fait l'objet. 2 ϟ Dire que c'est Asher qui l'a élevée est loin d'être une exagération. Il sera toujours Caleb pour elle, son premier vrai modèle, le grand frère forcé de jouer tous les rôles malgré leur importante différence d'âge. Ce lien ancré dans son corps, bien au delà d'un simple instinct biologique. C'est Caleb qui lui a appris à faire du vélo, Caleb qui lui a appris à se repérer dans New-York, Caleb qui lui a appris à commander des pizzas sans lever le petit doigt. C'est Caleb qui lui a appris l'intégrité, Caleb qui lui a appris la persévérance, Caleb qui lui appris toutes les valeurs fondamentales et surtout sa valeur à elle. C'est Caleb qui lui a appris à aimer quelqu'un pour la vie. Et puis c'est Asher qui lui a appris l'abandon, Asher qui lui a appris le manque, Asher qui lui a appris la douleur. Jusqu'à que tout ce qu'elle puisse faire, c'est prier pour qu'il reste un peu de Caleb dans l'Asher qu'elle s'apprête à confronter. 3 ϟ Née dans la ville qui ne dort jamais, elle se sent New-Yorkaise bien plus qu'Américaine. Elle n'a jamais vécu ailleurs, et ne s'imagine pas vraiment se sentir aussi bien dans un autre endroit. A force de déambuler dans les rues depuis son enfance, elle a fini par se familiariser avec ce labyrinthe organisé, et en connaître tous les petits secrets bien gardés. Citadine aguerrie, elle manie comme personne la course en hauts talons sur un trottoir bondé et le maintien d'un espace vital au beau milieu d'une rame surpeuplée. Sa vie s'est construite à New-York, et continue de s'y ancrer progressivement, ce qui risque de rendre l'adaptation à Savannah difficile. 4 ϟ La famille Bloomberg a de l'argent et ne s'en est jamais caché. Maxine, elle a grandi dans cet univers où les billets glissaient facilement d'une main à l'autre, parfois jusque dans ses menottes d'enfant. Un dollar pour un dîner avec la baby-sitter, un dollar pour une histoire non lue, un dollar pour un spectacle de fin d'année raté. Et forcément, il est facile de s'y habituer lorsque les finances ne sont jamais un problème, jamais une entrave à ce qu'elle désire et toujours un moyen pour ses parents d'éviter de satisfaire ce qu'elle voudrait vraiment. Même si elle a appris à ne pas en abuser, elle ne sait pas ce que c'est de vivre dans la galère et de compter précieusement la moindre pièce. Elle ne sait pas encore ce que c'est de devoir se débrouiller entièrement seule, sans filet de sécurité. 5 ϟ Elle a beau faire comme si elle avait abandonné pour de bon ses rêves d'un foyer aimant et uni, elle n'admettra jamais vraiment que malgré elle, malgré les preuves criant le contraire, elle continue d'espérer. Parce que c'est plus fort qu'elle, qu'elle serait prête à tout pardonner, à tout effacer, si jamais ils manifestaient la moindre once de regret, s'ils décidaient enfin de se comporter comme les parents qu'ils auraient pu être. Et parce qu'au fond, elle a toujours la conviction diffuse qu'en gagnant leur respect et leur estime, elle remportera également la garantie de l'amélioration de leurs relations avec son frère, comme par ricochet. C'est peut-être pour ça que même ses bifurcations hors des chemins tracés restent encore marquées par leur emprise, prise dans la toile du devoir qui incombe à son nom. 6 ϟ Maxine a commencé à gribouiller tout le temps quand elle avait six ans. Sa baby-sitter préférée, peintre à ses heures perdues, lui a mis des crayons dans les mains pour la distraire, et le résultat a dépassé ses espérances. La petite brune a pris l'habitude de se ruer sur ses feuilles pour exprimer tout et n'importe quoi, sans se soucier d'une quelconque ressemblance avec la réalité. Des années plus tard, les feuilles éparses se sont regroupées en véritables petits carnets, et les crayons de couleur fatigués ont été remplacés par toute mine lui tombant sous la main, mais le but reste le même : dès que ses émotions deviennent un peu trop lourdes et qu'elle en ressent le besoin, elle dessine. Elle ne s'estime pas vraiment douée, et le résultat n'a souvent aucun sens, mais ça lui fait du bien. 7 ϟ Pour ses quatorze ans, son frère lui a offert un petit appareil photo. D'abord un peu sceptique, elle a fini par se prendre au jeu, ne tardant pas à mitrailler son entourage, d'abord pour passer le temps. Puis c'est devenu de plus en plus fréquent, et elle s'est mise à trimballer l'objet partout avec elle, prête à capturer chaque instant de vie qui lui paraissait important. Sans s'en rendre compte, elle est tombée entièrement dedans, sans cesse en quête de nouvelles images à fixer, de luminosité à faire valoir, d'effets pour mettre en valeur ses productions. Elle a redécouvert les rues de New-York et les contours de sa vie au travers de l'objectif. Plusieurs changements d'appareils plus tard, elle n'a jamais arrêté de partir sur un coup de tête en balade pour trouver l'inspiration ou de dégainer l'objet à tout moment. La photographie, c'est un domaine dans lequel elle continue d'aller de découverte en découverte, sans jamais se lasser. 8 ϟ S'il y a une chose que ses parents lui ont quand même inculqué, c'est la nécessité de travailler dur pour pouvoir choisir la carrière qu'elle voudrait. Maxine a toujours été une élève studieuse, volontaire, déterminée à tirer le plus de connaissances possibles de sa scolarité avant de pouvoir s'engager sur sa propre voie, pour elle-même bien plus que pour sa famille. Sur ce point, elle n'a jamais posé aucun problème à ses enseignants, elle-même convaincue des possibilités qu'offraient un bon dossier. Pourtant, après l'obtention de son diplôme et lorsqu'il a fallu décider d'un cursus universitaire, elle a dédaigné les filières réputées plus prestigieuses, plus sûres, pour aller vers ce qui lui plaisait vraiment. Prise dans le département d'arts visuels de l'Université de New-York, son choix a été l'affaire d'une demi-seconde. Et rien ne pourra la convaincre que ce n'était pas le bon. 9 ϟ La petite brune qui se donnait sans méfiance aucune a su apprendre ses erreurs, et sa confiance est à présent bien plus dure à obtenir qu'elle ne l'était dans son enfance. Mais naturellement, elle est toujours restée tournée vers les autres. Parce qu'elle aime se sentir entourée, et surtout, elle aime écouter, venir en aide. Parfois, pour rire, elle se dit qu'elle aurait du être psychologue, pour au moins faire fructifier sa capacité à tendre une oreille attentive. Mais Maxine est une éponge, empathique à l'extrême et incapable de ne pas prendre trop à coeur les problèmes des gens qu'elle aime vraiment. Affectée par les bonheurs et les malheurs des autres souvent bien plus que par les siens, elle ne sait pas toujours prendre le recul nécessaire lorsqu'il s'agit des personnes auxquelles elle tient, et même parfois dans le cas de parfaits inconnus. 10 ϟ (tw : tentative de viol) A son entrée dans l'adolescence, elle a perçu les regards différents, plus lourds, qui commençaient à glisser sur ses longues jambes, sur les courbes qui se dessinaient de plus en plus sous ses tenues cintrées. Elle apprenait doucement à plaire, à user de sa capacité à attiser les envies. Mais elle ne s'est lancée dans sa première véritable relation qu'à l'âge de quinze ans, après quelques balbutiements et flirts brefs. Correspondant parfaitement à tous les clichés, le concerné était son meilleur ami depuis plusieurs années, fils d'ami de ses parents et évoluant dans les mêmes cercles qu'elle. Elle l'aimait, elle en était persuadée, et surtout, il avait su gagner son entière confiance. Mais après huit mois d'une histoire douce et complice, lors d'une soirée, son petit ami, qui avait pourtant juré être prêt à attendre qu'elle le soit, a tenté de la forcer à avoir des relations sexuelles. Sous l'effet du choc, elle n'a du son salut qu'à l'irruption de sa meilleure amie dans la pièce. 11 ϟ Maxine n'a jamais parlé de cet incident à personne, l'ensevelissant au plus profond de sa mémoire, veillant à ne jamais le déterrer. Elle l'a refoulé si loin qu'il semblerait presque que ce soit un simple récit, le témoignage de quelqu'un d'autre, mais certainement pas elle. Cependant, cet épisode l'a marquée et continue de l'influencer, la poursuivant jusqu'à aujourd'hui. User de ses charmes et rentrer dans une spirale de séduction lui plaît indéniablement, mais elle finit toujours par abréger brusquement le jeu lorsqu'il est question d'aller plus loin. Parce qu'elle n'a jamais vraiment réussi à effacer le contact non-désiré de sa peau, et personne n'a pu franchir de nouveau les barrières qu'elle impose entre son intimité et le reste du monde. Alors elle s'enivre de prémices qui n'iront jamais au delà de ce qu'elle est prête à offrir. 12 ϟ Introduite dans l'univers des évènements mondains dès que ses formes lui ont permises de pouvoir faire tenir une robe bustier, elle n'a également pas tardé à être admise dans des soirées plus décadentes, hors de la surveillance des parents qui préféraient fermer les yeux plutôt que de savoir que leur argent ne servait qu'à financer l'alcool et les drogues circulant en masse. Mais malgré son milieu, et son passage par les quelques cuites réglementaires, Maxine n'a jamais vraiment aimé boire. Elle n'apprécie que la sensation joyeuse apportée par une ivresse contrôlée. Frêle poupée, quelques verres suffisent toujours à égayer sa nuit. Non, ce qui lui plaît, Maxine, dans ces fêtes qu'elle fréquente depuis son adolescence, c'est danser. Elle n'est pas vraiment douée pour ça, mais il n'y a rien qu'elle préfère que ces moments où elle peut s'abandonner dans la musique et s'oublier entièrement, en laissant parler son corps. 13 ϟ L'idée de se noyer dans quelque chose qui la dépasse en donnant libre cours à ses impressions purement physiques est un thème qui a fini par devenir récurrent dans sa vie. Véritable casse-cou quand elle s'y met, elle adore les sensations fortes, celles capables de la faire se sentir plus vivante que jamais, lorsque son coeur tambourine contre sa poitrine comme s'il cherchait à s'échapper. Pour lui faire plaisir, rien ne vaut une visite dans n'importe quel parc d'attraction, ou une place pour n'importe quel festival. 14 ϟ En ce sens, l'université lui est immédiatement apparue comme un espace d'indépendance, un lieu où se réinventer constamment, devenir quelqu'un d'autre au gré de ses envies. En s'échappant à son tour de l'appartement familial pour élire domicile dans une colocation avec des amis, la brune s'est sentie davantage libérée du poids de parents trop absents mais toujours présents, oppressants. Ces deux dernières années ont été pour elle l'occasion de découvrir de nouvelles choses, hors des milieux qu'elle avait toujours connu. Doucement mais sûrement, elle commence à s'affirmer davantage, assumant plus que jamais ses choix. 15 ϟ Élevée dans la tradition juive, par une famille encore pratiquante, elle n'est pour autant pas devenue une croyante fervente. Elle ne saurait pas dire si c'est par conviction personnelle, ou pour imiter son frère qu'elle voyait s'émanciper entièrement de ces doctrines, mais le résultat est le même : en grandissant, elle a cessé d'y accorder de l'importance, et continue de respecter les rites religieux par habitude. Pourtant, lorsque tout s'écroule autour d'elle, ça lui plaît de se laisser aller à y croire de nouveau, au moins un peu : après tout, c'est si rassurant, l'idée qu'il y a quelque chose là-haut capable de la guider dans ses choix et de mettre ceux qu'elle aime à l'abri. 16 ϟ Maxine a longtemps rêvé d'apprendre à maîtriser un instrument, et l'entière responsabilité de cette lubie revient à Asher, qu'elle venait si souvent écouter jouer lorsqu'elle était petite. Elle l'avait supplié de lui apprendre le piano, puis s'était prise d'une passion pour la guitare pendant quelques mois. Mais elle n'avait pas la patience nécessaire pour s'astreindre à cet apprentissage régulier et rigoureux. Et puis Asher est parti, et ses dernières motivations avec. 17 ϟ Pas toujours la plus réfléchie lorsqu'il s'agit de se lancer à corps perdu dans ses propres défis ou ceux des autres, elle s'est déjà cassé deux fois la cheville gauche. La première fois, elle avait dix ans, et a chuté en roller alors qu'elle dévalait la fameuse pente de son quartier où tous les parents avaient si justement interdit de s'aventurer. La seconde fois, elle en avait seize, et a voulu sauter d'un trampoline à un autre lors d'une soirée. Depuis, elle reste plus sensible à cet endroit, et oublie un peu trop souvent que l'incident pourrait se reproduire facilement. 18 ϟ Maxine, elle est toute fine, peut-être même un peu trop. Pourtant, malgré ce que l'on pourrait penser, elle n'a aucun problème particulier avec la nourriture, si ce n'est qu'elle peut parfois être si absorbée dans ce qu'elle fait qu'elle en oublie de manger. On lui a souvent répété qu'il lui faudrait prendre du poids, que ce n'est pas très sain et surtout pas très féminin. Mais elle n'en a un peu rien à foutre, et continue de n'en faire qu'à sa tête, sans changer ses habitudes. 19 ϟ (tw : suicide) La nouvelle de la tentative de suicide de son frère ne lui est parvenue que tardivement, quelques jours après, par l'intermédiaire de sa mère. Elle ne sait pas ce qui l'a le plus marquée parmi la tornade d'émotions qui s'est abattue sur elle. La douleur qui l'a immédiatement saisie en réalisant ce que ces mots vides de sens impliquaient : la perte de la personne qu'elle aimait le plus au monde. La rancoeur qui n'a pas tardé à s'en mêler, accompagnée d'une certaine haine : pourquoi ne lui avait-il rien dit? Et enfin, le remord intense de n'avoir pas été présente pour lui laisser la chance de le faire. Elle avait laissé ses stupides crises de jalousie ronger sa relation avec Asher, progressivement, volontairement. Elle avait peu à peu cessé de répondre à ses appels, ses messages, pour marquer la distance géographique qu'il avait instauré entre eux et dont elle avait tant souffert. Au lieu d'essayer de comprendre pourquoi il l'avait abandonnée, elle a choisi de l'abandonner à son tour. Coup pour coup, logique puérile qui l'a rendue malade lorsqu'elle a compris ce qui aurait pu en découler. 20 ϟ Pourtant, malgré sa culpabilité et surtout le manque d'une moitié qu'elle avait failli perdre, elle n'a jamais pu se résoudre à lui rendre visite à l'hôpital. Tsunami intérieur qui a tout bouleversé sur son passage, trop plein d'émotions qu'elle craignait de laisser exploser à la seconde où elle le verrait. Elle était terrifiée par l'intensité des sentiments contraires qui l'animaient, terrifiée parce qu'elle n'était pas sûre de savoir garder son calme face à lui. Alors elle est restée à New-York, en proie à ses pensées en boucle, se convaincant qu'après tout il était bien mieux sans elle. Qu'il n'avait pas besoin qu'elle vienne rouvrir ses plaies. 21 ϟ Mais il a suffit d'un électrochoc, des mois après. Le visage de son frère ancré dans chaque feuille, marqué à l'encre noir aussi fort que dans sa propre chair, barré de toutes ses forces lorsque la colère l'emporte. Elle ne peut plus dessiner que lui, incapable de se détourner bien longtemps de ce qui est devenu une obsession. Ca la réveille en pleine nuit, ça lui ronge le coeur plus sûrement qu'un poison acide, ça détruit tout ce qu'elle essaye de construire. Alors peu importe si elle ne sait pas où elle va, si elle ne sait plus quoi dire ou comment faire pour l'atteindre : tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle doit le voir.