Il a aucune idée de la façon dont Tito peut réagir à ce qu'il a prévu de lui demander. Maintenant qu'il est pendu au bout du fil il se dit qu'il aurait mieux fait de faire ça en face à face. Ces temps-ci avec Tito il marche sur un fil, justement, et là il se sent bien parti pour se prendre les deux pieds dedans. Il hésite à raccrocher mais c'est trop tard, la tonalité du téléphone se joint au martèlement de son cœur qu'il sent jusque dans les veines de son cou. Écarlate sûrement, et son visage le chauffe quand il entend Tito décrocher. Il a envie de se défiler mais y a aucun faux prétexte qui lui vienne à l'esprit pour justifier son appel et remettre la conversation à plus tard. Il pourrait toujours prétendre que son téléphone l'a appelé tout seul, c'est le genre de trucs qui arrive à Tito, il y verrait que du feu. Mais y a sa voix qui retentit et Mihail ne peut pas le laisser sans réponse, même si c'est qu'un « Euh... Ouais. » Comme ça c'est mort, t'y échapperas pas, plus qu'à foncer dans le tas. « Tag... » Ouais, bon, peut-être pas aussi frontalement. C'est un mot qui fâche, Taggart. « J'ai plus de coloc tu sais, il est parti ça y est. » Et ça coince un peu quand il dit ça y est comme si c'était quelque chose qu'il attendait, parce qu'il sait pas si y a du vrai là-dedans ou s'il le dit seulement pour Tito. « Et... Bah, j'peux pas rester vivre ici tout seul. » Dans cet appart tellement plus vide tout à coup même s'il reste le plus gros des meubles qu'ils avaient récupérés tous les deux, y a quand même tous les livres en moins et toute la place nouvelle dans l'armoire, y a quand même le double de la clé qui trône sur le bar. Par contre ça fait longtemps que le lit de Tag restait froid, ça il s'y était presque habitué.
Et la question qui sort pas. Il se demande si ça deviendra naturel pour lui de dire clairement les choses un jour, pourtant il sait à quel point ça rend tout plus simple avec Tito. Et la plupart des gens sans doute, mais il s'en fout de ceux-là. « Et c'est un peu pourri chez toi nan ? » C'est pas la question, c'est même pas une vraie question. C'est pourri chez Tito, pas de doute là-dessus. Ça empêche pas Mihail d'y passer plus de temps qu'ici. D'abord c'était parce que Tito voulait pas venir chez lui et risquer de croiser Taggart, maintenant c'est parce que sans Rhoan ni Alice dans les parages y a plus grand monde pour venir lui tenir compagnie, au dernier mousquetaire. Et sans Rhoan ni Alice dans les parages, il en a plus besoin que jamais. Même quand il prétend le contraire. Mihail déteste le laisser seul. Il sait ce que c'est que vouloir rester seul, il a souvent besoin de sa solitude lui aussi, mais laisser Tito seul en ce moment ça ressemble à un abandon, même quand c'est ce qu'il réclame. C'est pas facile de trouver l'équilibre, de réussir à le laisser respirer et le faire se sentir entouré en même temps. « Tu peux parler là ? » Est-ce que tu veux bien, surtout, mais j'te laisse une échappatoire.

Fais pas tout foirer avec Mihail. Y’a les mots qui tournent en boucle dans son cerveau, l’écriture d’Alice sur le papier froissé, la lettre lue et relue, trop de fois, pour pas oublier, pour pas s’emporter, tout laisser tomber. Fais pas tout foirer avec Mihail, c’est les mots qui lui reviennent à chaque fois que Guapito apparaît sur son écran de téléphone. Il inspire longuement avant de décrocher. « Aló ? » Le ton est ni chaud, ni froid. Morne, peut-être. Pourtant, il a peur. Peur que Mihail dise c’est fini, peur que ce soit lui qui le dise tout haut, parce qu’il a envie d’être seul, parce que ce serait plus facile comme ça, parce qu’il se poserait pas toutes ces questions. Fais pas tout foirer, Tito, il entend trop bien la voix d’Alice dans sa tête. Il a peur, ouais. Peur de c’que Mihail pourrait voir maintenant qu’il a plus ses remparts, peur qu’il ait honte de son copain estropié du cœur, peur qu’il reste avec lui par pitié. Ce serait pas trop sympa d’abandonner un cabrón dont l’abuela a l’cancer, l’meilleur ami vient d’monter au ciel et la meilleure amie est r’tombée en enfer. Il aurait pas tenu, Tito, si y’avait pas les textos d’Alice tous les jours, qui s’en sort tout doucement loin, loin de lui et de Savannah.

Mihail a l’air hésitant. Tito ferme les yeux, l’attend, le c’est fini. Plisse le nez. Tag ? Ah. L’autre enfoiré. Il retient un tant mieux de claquer contre sa langue. Mihail doit être triste, maintenant, à cause de ce pendejo de mierda. Et comme il sait pas quoi dire pour le réconforter, il dit rien, acquiesce d’un hm-hm pour l’inviter à continuer. Comme toujours, il comprend pas où il veut en venir. « Ouais, j’peux parler. T’es pas obligé d’me d’mander à chaque fois, si j’voulais pas t’causer, j’décrocherais pas, ya sabes… » Il grogne un peu, pas plus fort que d’habitude, mais l’agacement transparaît bien. « Et si t’appelles juste pour dire que mon appart’ est pourri, j’préfère que t’appelles pas. Tu veux quoi ? » C’toujours comme ça qu’il lui demande de traduire ses allusions trop peu claires, c’est beaucoup plus simple que d’passer son temps à déchiffrer. Surtout qu’il tombe systématiquement à côté de la plaque.

Il est obligé de tourner sept fois la langue dans sa bouche pour ne pas répondre avec la même mauvaise humeur. Il fait omission du positif, que Tito vient de lui dire qu'il a envie de lui parler, il entend juste le ton qui sonne comme un tu m'emmerdes et il a beau savoir qu'il faut pas le prendre trop à cœur quand ça vient de Tito, ça lui reste en travers de la gorge. Mais il arrive à se rappeler que Tito a toutes les excuses du monde en ce moment. Il sait pas pour combien de temps encore. Il sait pas combien de temps ça dure un deuil. À un moment faudra qu'il recommence à répliquer. Il pourra pas s'en empêcher de toute façon. Mais pour l'instant il prend une profonde inspiration et essaie de pas tout gâcher.

Y a les mots de l'abuelita qui résonnent encore. No dejes solo a mi nieto, qu'elle lui a dit quand Tito avait le dos tourné. Y a les mots d'Alice déposés sur le papier, à l'ancienne, la lettre maintenant coincée dans son exemplaire de Tulsa parce qu'il pense pas s'en débarrasser un jour et il doute que Tito tombe dessus. Elle aussi elle lui a dit de pas laisser Tito. Tout le monde a l'air de penser qu'il est constamment à deux doigts de lâcher Tito. Tout ce qu'il veut c'est prouver que leur crainte est injustifiée, même s'il rend pas toujours ça facile, son Portoricain. « Et si t’appelles juste pour dire que mon appart’ est pourri, j’préfère que t’appelles pas. Tu veux quoi ? » Il entend surtout j’préfère que t’appelles pas mais encore une fois il se contient. Pas trop quand même. Traite le  de cabrón quand il râle trop, qu'elle a dit aussi Alice. « Tu râles trop cabrón.  » Mais ça tressaille un peu au coin de ses lèvres. « J't'appelle pas juste pour dire que ton appart est pourri. J't'appelle pour dire que t'es pas obligé de rester dedans. Viens vivre avec moi. J'ai pas envie de trouver un nouveau coloc. » Il en trouverait pas. Il sait même pas ce que lui a fait Eoin pour qu'il accepte de le laisser empiéter sur son espace vital comme ça. Y a que Rez qui pouvait faire ça avant. Il trouverait personne, il chercherait même pas. « Tu veux ? » Il était quand même censé lui demander son avis. Et son cœur recommence à cogner, au même rythme que les battements de doigts frénétiques d'un Tito trop nerveux, peut-être bien.

Il ferme les yeux, respire par le nez pour se calmer, déglutit lentement. Se laisse tomber sur son canapé dans un bruit mou de vieux faux cuir. Tu râles trop, c’est vrai, il a raison, Mihail. Mais en même temps, il a toujours été comme ça. A grommeler sur Alice et Rhoan à la première occasion, les cabrón et les puta madre roulant trop facilement sur sa langue. Il serait pas lui, s’il râlait pas, parfois c’est pas un problème, c’est même pour ça qu’on l’aime. Parfois ça l’est. L’ennui, c’est qu’il a jamais compris où était la limite, où il devait arrêter de grogner pour commencer à écouter, percevoir la détresse derrière l’attaque, derrière les mots lancés en l’air, pour se défendre de ses colères. Il s’en veut toujours d’avoir abandonné Alice en pleine crise dans son appart’, par jalousie et par crainte que tout explose, même si c’est derrière eux, maintenant, il se dit tout le temps que leurs derniers mois ensemble, avec Rhoan encore bien vivant, ont pas été comme ils auraient dû être. Pourtant, il a jamais été le genre à se noyer dans les regrets, toujours la tête haute à faire semblant que rien l’atteint. Il sait même pas vraiment, si ça l’atteint. La carapace est trop dense, même lui, il fait plus la différence. Il soupire. « Mihail, t’es pas en train de… J’veux pas… » Il trouve pas les mots, sa voix tremble un peu. D’la nervosité, surtout, il s’agace lui-même, à pas savoir parler, dire ce qu’il faut. Et puis il se rend compte que Mihail vient d’lui demander tu veux ?, et qu’il vient d’dire j’veux pas, alors il complète, très vite, sans réfléchir. « Qu’t’aies pitié d’moi. » C’est brut, pas super clair, si c’est en général ou juste pour cette histoire de coloc, mais il est perdu, lui aussi. En fait, il réalise à peine c’que Mihail vient d’lui d’mander. Puta de mierda, et il doit se mordre la langue pour pas jurer de vive voix. Il soupire encore, essaye d’expliquer : « J’sens qu’t’es pas comme d’habitude et j’ai pas envie qu’ça soit comme ça. T’as peur de moi ? » Il a pas envie que tout change parce qu’il va mal. Il a pas besoin de ça. Même s’il pourrait dire des conneries parce qu’il va mal. Et il peut pas en vouloir à Mihail de marcher sur des œufs. Il espère juste que c’est parce qu’il tient à lui, et pas parce qu’il appréhende chacune de ses réactions. Il pense trop. Il a jamais aimé penser.

Mihail sent son estomac se rétracter quand il entend « j'veux pas » mais il pourrait gérer ça, il y était préparé. J'comprends, c'est pas grave, j'trouverai un studio, qu'il répondrait. C'était sûrement pas le moment. Mais finalement il entend ce que lui dit vraiment Tito et il comprend qu'il fait fausse route. Et il comprend pas, en fait. Non seulement ça n'a pas de sens mais en plus ça ressemble pas trop à Tito de lui parler comme ça, de se livrer presque, est-ce que c'est ce qu'il est en train de faire ? Ce qui leur ressemble bien par contre c'est ce genre de conversation qui n'en est pas vraiment une, plutôt deux conversations qui ne se répondent pas juxtaposées dans un mauvais montage vidéo. Il articule silencieusement un euh quoi mais Tito n'est pas là pour lire sur ses lèvres, il peut pas voir la grimace d'incompréhension qui déforme les traits de celui qu'il appelle Guapito. Il est pas si mignon que ça là, Mihail, les sourcils qui se rejoignent dans de drôles de vagues et l'air d'avoir respiré un truc infâme. Il aurait pu gérer un non et même une énième engueulade, mais là il est pas sûr de ce qui est en train de se passer. C'est vrai qu'il a tout fait pour les éviter, les engueulades. Il pensait pas que ça lui manquait à Tito.

« Qu'est-ce que tu racontes ? » il finit par demander. Ça accroche un peu dans sa gorge, mais clairement Tito a besoin d'être rassuré. Enfin ça ressemble à ça plus qu'à un reproche. Y a même plus le ton agacé qui en temps normal aurait suffit à Mihail pour partir au quart de tour, au moins intérieurement. Rien que là il a eu le temps de se faire des films en l'entendant et pourtant il a le cerveau assez occupé. Ça carbure aussi vite que possible là-dedans parce qu'en réalité Tito a raison, en partie, mais il sait pas comment répondre à ça sans les envoyer tous les deux dans le fossé. « J'ai pas peur de toi Tito. J'ai jamais eu peur de toi. J'ai juste... Des fois, j'ai peur pour toi, p't-être. » C'est un cliché mais c'est vrai. Il a peur pour lui quand il voit rouge, peur pour lui quand il défonce tout son appartement, pas vraiment peur de lui. « Mais j'vois pas en quoi ça pourrait être de la pitié. » À part qu'il s'efforce de garder un ton égal, autant que possible, et que c'est pas vraiment Mihail ce ton-là. « Mais tu peux pas m'demander d'être comme d'habitude. J'peux pas faire comme si tout allait bien et ça m'étonnerait que ce soit ce que tu veux. » C'est pas qu'une façon de parler. Ça l'étonnerait parce que Tito est pas comme ça, Tito est honnête et ne se voile pas la face, ça c'est la spécialité de Mihail. Ça l'étonnerait mais du coup il voit pas ce que Tito attend de lui. Il pourrait pas être comme d'habitude sans être faux.
« Tu sais j'veux juste pas te faire plus mal. C'est pas de la pitié. J'veux pas qu'on s'engueule pour une connerie et qu'tu veuilles plus me voir alors que t'as bes—. Nan. J'veux qu'tu m'laisses être là, c'est tout. Alors j'fais gaffe. C'est pas de la pitié. Désolé si c'est bizarre, j'sais pas trop comment faire. » Pour éviter l'apocalypse.

C’est pas c’qu’il voulait dire. Il dit jamais c’qu’il veut dire, faudrait qu’il réfléchisse un peu plus, pour ça, qu’il soit un peu moins impulsif, direct, à sortir les premiers mots qui lui passent par la tête dans l’espoir qu’on lui d’mande rien d’plus. C’est pas juste un genre qu’il se donne, de s’la fermer, d’être toujours le mec qui cause pas et soupire au milieu des discussions des autres, qu’il écoute pas vraiment, en plus. Il a juste appris à se taire parce qu’il est pas doué avec les mots, parce qu’il arrive pas à dire c’qui lui traverse l’esprit, parce qu’il a le don de s’mettre tout le monde à dos dès qu’il ouvre la bouche. Il dit puta quand il veut dire je t’aime, et jódete pour dire j’veux t’voir, marica, pourquoi tu comprends pas ? Evidemment qu’il comprend pas, Mihail, pourquoi tout à coup il lui sort des trucs pareils, alors que c’était pas du tout ce dont il voulait lui parler. Tito sait même pas pourquoi ça a franchi ses lèvres, autant pour la pitié qu’la peur. Il dit pas, ces choses-là, il les garde au fond, tout au fond d’lui, jusqu’à c’que ça explose quelque part, qu’il déverse tout comme un raz-de-marée, et puis c’est reparti pour un tour de j’confine tout à l’intérieur. D’habitude, il aurait attendu qu’tout ça lui ait vraiment rongé les nerfs, et puis il aurait probablement éclaté son téléphone contre un mur après avoir gueulé ses sentiments largement agrémentés de jurons dans l’combiné. C’est pas ça, là, c’est pas ça du tout. Il est pas en colère contre Mihail, peu importe l’amabilité qu’il lui a servie d’entrée, il est triste. Triste et paumé, angoissé, terrifié. Comment il est censé faire de la musique sans Rhoan et Alice, hein ? Comment il est censé faire le truc qui a toujours été indispensable à sa survie sans eux ? Il sait pas. Ça fait des jours qu’il a pas tapé quoi que ce soit de ses baguettes et qu’il a pas écouté un de ses vieux vinyles qui craquent, des semaines qu’il reste plongé dans le silence le plus total dès que Mihail s’en va. « C’que j’veux, c’est qu’tu t’sentes pas obligé d’rester avec moi parce que ma vie est pourrie, jamais. Ni qu’tu t’dises qu’j’ai bien l’droit d’gueuler sur toi ou d’faire des conneries parce que Rhoan est mort. Rhoan est pas une excuse, ok ? » Il sait que sa colère est irrationnelle, Tito, et il a toujours assumé ses actes, s’est jamais cherché de bonnes excuses pour se justifier. Ça a jamais été marrant, de se faire recadrer, qu’ce soit par son abuela ou Alice, mais il préfère ça que d’entendre Mihail s’écraser, il croit, il sait pas trop comment l’interpréter. Même s’il veut pas s’disputer avec lui. « J’suis désolé pour ton coloc. » Il sait que Mihail est triste, pour ça, il aimerait bêtement pouvoir le serrer dans ses bras, là maintenant, mais il peut pas, alors il ajoute : « Ça veut dire que j’aurai le lit du dessus ? » Et peut-être que lui aussi, il essaye de faire gaffe. Et ce qu’il dit pas, c’est qu’lui il a peur que Mihail l’aime plus, un jour, que Mihail le laisse, comme tous les autres, que Mihail décide qu’il vaut pas la peine de rester.

Il a pas l'habitude de parler autant, surtout à Tito, mais il a pas vraiment envie de s'arrêter. C'est pas juste qu'il a envie de le rassurer, c'est aussi qu'il a peur de dire le truc qu'il faut pas et il se dit qu'en le noyant sous ses paroles Tito s'y perdra assez pour oublier de s'énerver. Quelque chose comme ça. C'est aussi qu'il a envie de retarder le moment de sa réponse. Il flippe, il comprend même pas pourquoi il flippe autant. Mais il a pas l'habitude, donc il sait pas meubler. Et y a même pas besoin finalement. Tito ne s'énerve pas, il ne râle même pas, ça non plus c'est pas habituel. Et désolé pour ton coloc, sérieux Tito ? T'es malade ? Il ose pas lui faire remarquer que lui non plus n'est pas du tout comme d'habitude parce qu'il le sait peut-être, parce qu'il fait peut-être un effort et qu'il pourrait le prendre comme un reproche si Mihail en parlait. Alors il en parle pas, il l'écoute en silence, une boule dans la gorge. Le seul truc qui le dépayse pas c'est que Tito dit des conneries, un peu.

Il pouffe de rire à sa dernière question, malgré tout le reste. « T'es con. On va l'revendre le lit, on prend un king size ou j'sais pas quoi. » Ça remplirait quasiment la toute petite chambre et ça le rend heureux rien que d'y penser. Ça le rend heureux parce que Tito vient de dire oui, au final. « Pis c'est l'mien çui du dessus. » Même s'il squattait trop souvent celui d'Eoin quand il était pas là, parce qu'il était plus accessible surtout quand il était bourré ou défoncé. Ou triste, des fois.

Il reprend une mine plus grave. Il peut pas faire celui qu'a rien entendu, parce que la plus grosse connerie Tito l'a dite au début et faut qu'il le corrige. « Mais sérieux, j't'ai donné c't'impression, que j'me sentais obligé d'rester avec toi ? » Qu'il lui dise quand alors, qu'il lui dise comment parce que s'il lui a donné cette impression c'est qu'il a gravement merdé quelque part et il est incapable de voir où. « J'voulais te laisser un peu de temps, j'sais pas ça m'semble normal qu't'aies besoin de temps. Y a que ça, y a rien d'autre à faire, 'fin, j'crois. Mais j'vais pas... J'ai pas changé, OK ? Y a rien qu'a changé entre nous. » Rien de définitif en tout cas. Mais il voit ce que Tito veut dire et il peut pas lui dire ce que ça lui fait ressentir, parce que même pour lui c'est pas clair. C'est une masse informe de sentiments qu'il a pas l'habitude de formuler, même pas de ressentir. Il préférerait être avec lui, là, il aurait pas à lui dire, il pourrait juste lui montrer. Il aurait qu'à le toucher, il les diffuserait par tous ses pores en l'attirant contre lui, par ses baisers et ses étreintes jusqu'à le rendre fou, et à la fin ils seraient tous les deux soulagés d'un poids pas seulement physique. Y aurait pas toutes les nuances, il pourrait pas savoir si Tito l'a vraiment compris, comme d'habitude, et Mihail s'en voudrait de pas réussir à mieux faire passer les choses entre eux, mais ce serait toujours mieux que des mots. Ses mots, Tito les comprend encore moins, la faute à Mihail qu'est pas foutu de les articuler clairement.
Mais tu peux pas le toucher là, alors fais un effort. C'est pas si compliqué putain. J'te trouve fort Tito, j'sais pas comment tu restes aussi fort après ça, comment t'arrives à rester toi malgré tout, comment tu t'laisses pas aller, pas sur ce qui compte, j'serais incapable de gérer comme tu le fais si ça m'arrivait. Il peut pas lui dire ça. Tito lui dirait qu'il a pas à l'admirer pour ça, il répéterait que sa vie de merde ne lui donne aucun droit, qu'il y a pas de fierté à avoir vis-à-vis de son histoire juste parce qu'il est pas devenu un connard, il attribuerait tout le mérite à sa grand-mère quitte à l'attribuer à quelqu'un. Il lui dirait peut-être bah si j'me laisse aller, tu m'as vu ou quoi ? Ça sert à rien d'essayer de lui faire comprendre qu'il est admirable sur ces choses-là. Ça sert à rien d'essayer de lui faire comprendre pourquoi il l'aime, pourquoi il a pas du tout envie de le lâcher. « J'viens chez toi après l'taf ? On pourra commencer à préparer tes affaires. » Et il a la tremblote tant il bouillonne d'impatience à l'idée de vider ce studio merdique pour remplir son appart, leur appart, à l'idée de vivre avec lui, à l'idée de le voir tout à l'heure, à l'idée de le toucher, à l'idée de ne jamais le lâcher, de lui faire comprendre un jour, au bout d'un million d'années à ses côtés, qu'il a jamais eu l'intention de s'envoler ni de le laisser filer.

Mihail rit et ça lui fait du bien. Il aimerait qu’il soit là. Il le dit pas. Il veut pas l’accaparer, l’étouffer, il veut pas que Mihail se dise qu’il est plus important que le reste pour découvrir ensuite qu’il l’est pas, pas du tout. C’est le seul son qui l’apaise, son rire, depuis des jours. Le seul qu’il tolère, peut-être aussi. Il sait pas vraiment. Il a pas trop essayé autre chose, il a pas l’envie. Pas le moral. Mihail est là, lui, simplement là, et ça lui suffit. L’humour, ça a jamais été son truc, du coup il est bêtement fier quand il arrive à le faire rire sans qu’ce soit par hasard ou parce qu’il a tout pris littéralement, et ça fait du bien, ça aussi. De pas s’être engueulé, de pas avoir jeté de silence glacial dans la conversation. Il est meilleur pour ça que le désamorçage, d’habitude, alors il se sent mieux, juste parce que rien ne lui a explosé à la figure. « J’sais qu’c’est l’tien. J’préfère dormir dans ton odeur, c’est tout. » C’est catégorique, parce que c’est évident, parce qu’il voulait son rire, oui, mais y’avait aussi un peu de vrai, dans le fond. Même si le grand lit, c’est mieux. Mihail en entier, c’est mieux que juste son odeur, aussi. Il écoute, front plissé et sourcils froncés, à chercher une réponse sur les murs délabrés de son appartement. Il a rien fait, Mihail, pour qu’il pense ça. C’est juste lui qui est parano, à croire que tout le monde va le lâcher. C’est trop, d’en perdre deux d’un coup, quand y’a déjà pas grand-monde dans sa vie. C’est trop, c’est comme ses parents, personne pour le recueillir à Puerto Rico et le départ de son île pour le continent, l’anglais qui lui détruit le cerveau, les gringos qui le narguent, cette abuela qu’il ne connaît pas, cet oncle qui dit que ses parents sont une honte et ces cousins qui se foutent de sa musique. Mais y’a Mihail, cette fois. Il est pas tout seul dans un aéroport, le mec des services sociaux, ça compte pas pour tromper la solitude. Mihail, ça compte. Il répond pas, pourtant. Il acquiesce à peine, un hm-hm lointain, à la dernière question. Du moment qu’il vient, tout ira bien. Il soupire, se frotte les yeux avec toute la main, et ça lui échappe aussi facilement qu’un puta madre : « Mihail ? Je t’aime. »