Une sonnerie. Le bout des doigts qui tapote son bureau, paumé au milieu des papiers, les copies de ses élèves qui se mélangent aux diverses demandes de l’avocat. La tête dans un rouleau compresseur. Il se serait bien fait un rail, tout de suite. C’est con parce que ça fait quasiment deux mois qu’il a lâché, qu’il a envoyé bouler, qu’il a décidé de ne plus refoutre le nez dans cette merde. Deux mois, beaucoup et que dalle à la fois, en témoignent ses gestes nerveux, ses traits émaciés, ses cernes ébènes qui zèbrent son visage. La cocaïne a été remplacée par l’envie de vengeance et c’est mauvais, ça tue, ça bouffe comme un poison, le cerveau pris entre deux fusillades ne cherche plus vraiment à faire la part des choses, à se distancier, à prendre du recul et laisser le temps faire son œuvre, les juges décider de son destin. Il pourrait même tenir sa propre défense, au train où ça va. Deux sonneries, il a un tambour dans le myocarde, la bouche sèche, ça le ramène à Eoin quelques mois plus tôt, Eoin en pleurs au téléphone après avoir trouvé le cadavre de sa meilleure amie, les mêmes questions intrinsèquement suspectes qui l’avaient amené à demander des précisions. Et à le regretter immédiatement. Aujourd’hui il ne sait même pas où il est, son révolutionnaire. Aujourd’hui il est seul face à la fosse aux lions, attend patiemment qu’on le bouffe. Tito est une distraction douloureuse, mais une distraction quand même. Se réfugier dans les soucis des autres a toujours été un bon moyen pour lui d’oublier les siens, de ne pas les laisser le noyer. Troisième sonnerie, ça décroche. Rien. Alors il souffle, doucement. « Estoy aquí. » Ridicule, mais aucun autre mot ne sort. Il attend patiemment qu’il parle. Qu’il dise. Les yeux paumés quelque part dans le ciel qui projette ses étoiles derrière sa fenêtre.

K. Ça veut rien dire, k, certainement pas qu’il a envie de parler. Il a pas de mots pour ça. Il a jamais de mots pour rien, mais là c’est pire. Y’a une partie d’sa voix qui s’est envolée, tout c’qu’il avait piqué à Rhoan comme tics de langage et qu’il pourra plus jamais dire sans y penser. Plus personne à traiter affectueusement de cabrón, à qui apprendre à rouler correctement les r. Il a jamais su, Rhoan, comme Tito a jamais su prononcer son prénom sans rouler le r majuscule. Il pleure pas. Il se souvient pas comment on fait, ni s’il a su, un jour. Il se rappelle pas avoir pleuré, pour ses parents. Partis au ciel, c’est tout, on peut rien y faire, c’pas possible de les ramener de là-bas. Il s’demande si Rhoan y est déjà. Ça a été trop vite, tout ça, l’ambulance, l’hosto, la morgue, les paroles dans les couloirs trop blancs, vous connaissez sa famille ? – c’est nous, sa famille. Et pourtant, il sait même pas c’qu’il faut faire, et Alice est dans un trop sale état pour qu’il lui impose ça. Il a pas envie d’en causer, de toute façon, et y’a son téléphone qui sonne, une fois, deux fois, trois fois, il sait pas où il trouve la force de décrocher, mais il décroche. Dit rien. A peine un soupir inavoué, son cœur qui s’brise dans le silence. Il était même pas en train d’taper sur quelque chose. « J’voulais seulement qu’tu répondes à ma question. » Y’a toujours eu que des enterrements, dans sa famille, des cousins abattus en pleine rue aux grandes tantes toutes ridées qui mourraient paisiblement dans leur lit. Ça avait l’air important, d’mettre le cercueil en terre. Mais c’est trop cher. Il pourrait demander à Abuelita, mais il a pas la foi d’le lui annoncer. « Il est mort sans un bruit. » Ils étaient même pas là, même pas conscients qu’il mourait derrière le mur du club, sans autre témoin qu’un ciel voilé. J’peux t’jouer la mort d'mes parents. Mais il est mort en silence. J’fais quoi, moi, maintenant ?

Ça tape lourd, son cœur. Lourd comme un écho avorté dans le combiné, ça se confond avec la voix sèche de Tito et les larmes qu’il n’a pas voulu pleurer, il en est sûr, coincées au fond de sa gorge sans espoir de se faire la malle, elles se barrent subtilement par la voie des airs. Comme s’il n’entendait pas. Comme s’il lui était possible, un jour, d’ignorer la tristesse de Tito. Évidemment que quelqu’un est mort. Évidemment que Casper se demande de qui il peut s’agir, et le kaléidoscope des visages tourne un peu trop vite devant ses yeux, dans sa mémoire, tous ceux qu’il a pu connaître en effleurant la vie de Tito, sans même vraiment pénétrer dans le microcosme des gens à qui il tient car il n’aurait pas cette prétention. Pas un seul instant il ne pense vraiment à Rhoan. Peut-être parce qu’il lui a toujours semblé intouchable, trop haut perché dans le ciel, trop près des étoiles, trop divin et stellaire pour se laisser surprendre par quelque chose d’aussi banal que la mort.
Il ne sait pas de qui il s’agit, non, mais il ne demandera pas. À la place, il respire lentement, détache ses yeux des étoiles pour les baisser sur le bureau, se concentrer sur la voix trop faible du portoricain, trop loin des éclats qu’il lui connaît habituellement. Ça ne peut pas être Rhoan. « Ce n’est pas parce qu’il est parti sans bruit qu’il faut nécessairement que ta tristesse soit silencieuse. » Curieux choix de mot, parti, formulation étrange qui résonne un peu trop proche de ce qu’il a vécu, de la dérive silencieuse des corps, Eoin et lui dans une mer d’hypothèses. Aucune d’elles ne tient pourtant la route, le silence de l’écume fait bien des désastres, laisse les âmes s’ignorer, se délaisser, s’oublier. « Tu n’es pas seul, au moins ? » Parce qu’il sait, Casper, que la solitude est pire que tout dans de telles circonstances, qu’elle nécrose trop facilement le cœur, empêche de refaire surface, qu’elle ronge et grignote et pourrit les organes. Trop vite, il ajoute : « si tu l’es, je peux passer. Je ne veux pas te laisser comme ça. » Entre temps il s’est levé pour aller s’allonger dans son lit, le regard pendu au plafond. Rapidement, y a trois coups à la porte, Nova qui passe la tête dans l’entrebâillement et Casper qui murmure à son attention « je suis au téléphone. Ça va. » Il attend qu’elle ait refermé derrière elle pour baisser la garde et les paupières. Monitoré en permanence, lui n’est jamais seul. Il aimerait parfois l’être.

Il pensait que Rhoan mourrait dans le vacarme, qu’il y aurait eu un orage, ce jour-là, une tempête, il pensait qu’il se serait débattu, qu’il aurait lutté en hurlant des injures à peu importe ce qui voulait l’emmener, qu’il n’aurait rendu les armes que dans un grand fracas. Pas que la balle lovée dans son crâne l’achèverait sans prévenir, dans un silence redoutable, assassin tapi dans l’ombre, depuis tout ce temps, qui prend une vie sans un soupir. Il ne comprend pas ce que veut dire Casper, pourquoi il dit parti alors que ça implique que Rhoan pourrait revenir. Il ne reviendra pas. Jamais. Il restera dans son tiroir à la morgue jusqu’à la fin de la semaine, puis on le brûlera, et on l’éparpillera sur la pelouse du cimetière municipal, sans même une plaque pour signaler que les cendres de Rhoan Storm sont là. Il avait exorcisé la mort de ses parents avec la batterie, Tito, s’était réfugié dans la musique la tête la première, sans un regard pour le monde extérieur. Il se souvient parfaitement du rythme des battements de son cœur, ce jour-là, du takatakata des AK47 et du son plus brut, violent, des fusils de la police, il se souvient des silences entre chaque tir, chaque recharge. Il se souvient du silence final, surtout. Il n’a plus de batterie sur laquelle jouer. De toute façon, ça ne se joue pas, le silence. Rhoan était déjà mort, quand ils sont arrivés, y’a même pas un pouls qui s’éteint à retranscrire du bout de ses baguettes, rien, nada. Il est mort et c’est tout. Tito n’a plus qu’à attendre que la mécanique de son cœur se remette à tourner, que ses oreilles ne soient plus assoiffées de silence. Il n’a pas envie de jouer. Il n’a pas envie de pleurer, non plus, y’a toujours eu ce fossé entre sa colère qui explose, brise toutes ses barrières, et sa tristesse qui implose, garde la façade intacte, plus neutre et stoïque que jamais. « Tu comprends pas. » C’est pas un reproche, y’a un peu de c’est pas grave, dans son timbre de voix. Il laisse passer un temps lorsque Casper le questionne. Evidemment qu’il est seul. Il veut être seul, sinon il aurait appelé Mihail, aurait demandé à Alice de rester. Il doit la retrouver, ce soir, il est terrifié. De ce qu’elle pourrait faire, de ce qu’ils pourraient faire. Mais il préfère qu’ils le fassent à deux que de la voir sombrer toute seule. Sa voix est d’un calme froid quand il répond : « J’veux pas te voir. » Il a entendu les coups contre la porte et le murmure de Casper, et secoue la tête, par réflexe, même si Casper ne peut pas le voir. « Faut qu’tu t’occupes de toi. » C’est plus important.

Il ne comprend pas, non. Jamais il n’a vraiment perdu quelqu’un autrement que par procuration, jamais ressenti le vide que provoque l’absence définitive, jamais admis qu’il ne reverrait plus un visage, qu’il n’entendrait plus une voix, qu’il ne répondrait plus à un sourire et qu’il ne serrerait plus un corps. Il ne comprend pas et c’est évident, ce n’est pas sa faute, c’est qu’il n’a jamais été amené à le subir, à l’endurer, à se le rentrer dans le crâne pour se faire à l’idée, jamais, jamais, jamais. Il n’a aucune défense à brandir pour cet argument, et c’est sûrement pour ça qu’il déglutit, se contente de l’écouter, c’est pour ça qu’il ferme les yeux et se concentre sur l’accent roulant du portoricain. Eoin lui manque. Ça fait quoi, deux semaines. Il ne sait pas où il est, non, son révolutionnaire. Il ne sait pas et normalement, il ne devrait pas chercher à le savoir, normalement il devrait acter noir sur blanc leur rupture, l’imprimer dans sa tête, ingérer l’information, l’avaler, l’accepter. Ça ne l’empêche pas de se demander. D’essayer de l’imaginer vivre sa vie loin de lui, l’oublier peut-être plus vite que Casper ne le fait, essayer d’aller mieux loin de la pomme empoisonnée. Parce que c’est la conclusion, toujours. Il est toxique, Casper, vicié dans la chair, à essayer de se rattraper aux choses et aux gens en les embrassant, en les serrant, en les gardant contre lui même s’ils ne le veulent pas. Comme c’est le cas pour Tito. Il inspire profondément. « S’il te plait, Tito. » Et sa voix vacille. Il attend un répit, une échappée, autre chose, mobiliser ses pensées sur une cause plus perdue que la sienne, sur quelqu’un qui en a plus besoin. « Je n’ai pas besoin de m’occuper de moi. Ça va. » Il aurait plus de choses à dire, beaucoup plus de choses, des aveux moins beaux, moins doux, des révélations brusques et déroutantes, il aurait des montagnes de mots à assembler pour expliquer. La bouche pâteuse, il réfléchit un peu, remâche les phrases qu’il pourrait prononcer, glisser à l’oreille de Tito pour espérer qu’il aille mieux. Aucune ne semble bonne. Il rouvre les cils sur les étoiles phosphorescentes du ciel de son lit. « Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Tito ? » Et il ajoute, trop doucement : « dis-moi. Ce que tu veux. » Ses lèvres s’accrochent fermement à cette promesse.

Il ferme les paupières, sa main s’accroche à un meuble de cuisine, serre. C’est toujours comme ça qu’il combat ses crises de colère, ça marche jamais vraiment. Pourtant, il est pas si énervé, cette fois, pas autant que d’habitude, y’a comme un truc en moins, un rouage manquant à sa rage, un rouage en trop, qui grippe tout le mécanisme. La tristesse, c’est elle, qui fait tout foirer, qui le fait soupirer plutôt que grogner, cracher dans le combiné des insultes déplacées. Il se tourne, s’appuie contre le plan de travail, il rouvre les yeux sur l’horloge murale. Tic, tac. C’est bien, ça, c’est régulier, pas chaotique. Peut-être qu’il peut battre la tristesse de la même manière que la colère. Certainement pas avec Casper. Il doit tenir bon, pour Alice, il peut pas garder la tête hors de l’eau en laissant tout Savannah s’agripper à son dos. Egoïste. Tito sait très bien qu’il faut l’être, parfois, et c’est c’que Casper comprend pas, à vouloir faire quelque chose pour lui alors qu’il sait pas s’occuper de lui-même. Il a appris la leçon y’a des années, Tito, tu te soignes d’abord, puis après tu peux espérer pouvoir aider les autres. C’est c’qu’il avait fait, il avait été fort pour Rhoan et Alice, s’en était sorti le premier puis les avait tirés derrière lui, loin des squats et des seringues. Sois fort, elle disait toujours ça, Mamá. Il a toujours gardé les mots, au creux de lui, parce qu’elle les avait dits, ce jour-là. Il a toujours été fort, Tito, la volonté d’une tornade, l’entêtement d’un ouragan. Il aurait pas échappé à ses cousins, sans ça, il aurait pas survécu à une désintox au dispensaire, il aurait pas eu de cloques à force de répéter des rythmes trop compliqués qu’il aurait jamais maîtrisés sans cette hargne. La musique, ça a toujours été le plus important. Mais sans Rhoan, ça sonne faux. « Puta madre », il marmonne, en venant coller sa main libre sur son visage, frotter ses yeux fatigués. « C’que j’veux, c’est qu’tu t’occupes de toi. Arrête de faire le pendejo. J’sais bien qu’ça va pas. T’as déjà oublié tes textos ? » Même sans les textos, personne va bien après deux mois de désintox, il a pas oublié, lui. « Tu peux m’promettre de faire attention à toi ? L’temps qu’je règle tout ça. Por favor. » Tic, tac. Il n’a rien d’autre à dire. Enfin, si, sa question toujours sans réponse. « J’voudrais qu’tu répondes à ma question, aussi. Faut qu’il aille au ciel. » Qu’il soit avec mes parents.

Y a quoi à répondre. Avouer qu’il n’y a pas que le sevrage maison, les soirées à se vider dès qu’il a mangé, les nuits à ne pas dormir, le froid, le froid, le froid, les tonnes de couvertures pour pouvoir fermer l’œil dix petites minutes ? Lui parler des journées à tourner en rond dans son appartement après être tombé dans les pommes à l’école, reconnaître qu’il était stupide d’avoir cru qu’une désintox était compatible avec un vrai job ? Admettre que c’est surtout le procès qui monopolise toute son attention, son temps, son énergie, qui lui demande une force qu’il croyait avoir mais qu’il se trompait ? Il a l’impression d’avoir quinze piges de nouveau, d’être un ado qui aurait voulu enfiler un costume de grand garçon trop vite. Ça lui colle à la peau avec une poisse liquoreuse, ça s’infiltre à travers ses pores, ça s’enroule autour de ses poumons, lui coupe la respiration. Il ne peut pas avouer. Il ne peut pas en parler. À la place, alors, il choisit délibérément d’ignorer, de ne pas répondre, de ne surtout rien promettre. Regarder les fausses étoiles scotchées au plafond, espérer que Tito zappera la question, oubliera qu’il n’a obtenu aucune réplique de sa part, aucun trait d’esprit dont il a habituellement le secret. Rien d’autre que le silence. Et quand la question qu’il a tenté d’éluder par texto arrive enfin, il est presque soulagé. « Je t’ai dit », il soupire, les doigts de sa main libre qui tricotent nerveusement la maille de son pull. « Je n’y crois pas. » Il n’y a jamais cru. Le ciel, le paradis, les anges et le bon dieu. Il y croira peut-être le jour où il y arrivera, cessera de penser que ce n’est qu’une invention des humains pour rassurer leurs petits égos, se dire qu’ils ne disparaîtront jamais totalement de la surface de la terre. « Je pense que ça dépend de toi, Tito. Si tu y crois, je ne vois pas pourquoi il n’irait pas au ciel. » Peut-être que c’est tout ce qui importe, après tout. Que ceux qui restent le croient, gardent l’idée au fond de leur cœur. Egoïstement, sauvagement. Deux adverbes qui ne sont pas étrangers à Tito.  

Il sait pas pourquoi ça le frustre tellement, que Casper lui dise pas oui ou non, il sait pas pourquoi ça lui importe, qu’il lui réponde, au fond, il a jamais accordé beaucoup de valeur aux paroles de ce cabrón de première. Peut-être parce qu’il sait pas quoi faire, parce qu’il est paumé, que Casper est surdoué et que les surdoué sont censés avoir des réponses claires et précises, non ? C’est ce qu’il croyait. Mais Casper s’obstine à lui dire que lui n’y croit pas. Et Tito comprend pas ce que ça veut dire. Lui non plus, il y croit pas. Pour lui, c’est comme ça, les gens vont au ciel quand ils crèvent, c’est son abuela qui le lui a expliqué quand il était petit. Y’avait pas de questions à poser, pas d’objections à soulever. C’était comme ça, c’est toujours comme ça, dans sa tête. Ça a rien à voir avec une croyance, pour Tito, c’est aussi scientifique que de saigner quand on se coupe. Il pensait que Casper saurait si brûler le cadavre marche aussi bien que d’enterrer le cadavre, il attendait du pragmatisme, et tout c’qu’il récolte, c’est du vague, de l’émotionnel, et de l’évitement, parce qu’évidemment qu’il a entendu la promesse qu’il n’a pas faite, dans le silence à l’autre bout du fil. Pourtant, il a pas envie de se prendre la tête là-dessus et ça l’agace un peu. Sûrement que Mihail lui dirait oui ou non, lui. Il devrait appeler Mihail, plutôt que de perdre son temps avec un mec qu’il a jamais réussi à suivre. Ça l’agace un peu, oui. Mais pas assez pour raccrocher. Alors il se contente de faire claquer sa langue contre son palais. « Tu peux pas m’aider, Caz. Pas dans ton état. T’es même pas foutu de répondre à une simple pregunta, de toute façon. » Il soupire, les yeux rivés sur son horloge. Il n’entend plus vraiment son tictac incessant. Peut-être qu’le silence finira par le tuer, lui aussi. « Tu sais, j’crois qu’j’ai jamais pleuré. » Sans doute qu’il a pleuré, comme tous les enfants. Mais il s’en souvient pas. « Tu pleures, toi ? »

Il n’a jamais été particulièrement pédagogue en dehors d’une salle de classe, Casper, jamais plus que nécessaire, jamais à tenter d’expliquer des choses concrètes de la vraie vie à des gens de son entourage. Jamais, jamais, jamais, c’est peut-être ce qui l’a perdu avec Eoin quelque part, ce qui le perdra avec d’autres un jour prochain. Tito aussi, sûrement, bien qu’il ait toujours craint sa colère et que cette seule appréhension a toujours suffi à le rendre beaucoup plus malléable à ses caprices de diva. Sauf que là, on ne parle plus d’injonctions futiles, de lubies fantaisistes, on ne parle plus de discussions de comptoir où des poings rencontrent des mâchoires ni de dialogue de sourd sur l’oreiller après une partie de jambes en l’air. On parle d’un putain de cœur brisé, et Casper ne sait pas comment réparer ça, comment le raccommoder, comment faire en sorte de remettre tous les morceaux les uns dans les autres, les imbriquer correctement. Peut-être que s’il savait de qui il s’agissait, il trouverait les bons mots là où, à l’heure actuelle, rien ne vient, pas même la plus pathétique des rimes. Y a juste les battements hasardeux de son cœur qui viennent se confronter à la voix trop grave de Tito, à son accent espagnol dénué de la moindre passion, à ce ton étranger qu’il ne reconnaît pas. Bien sûr qu’il ne peut pas répondre dans son état, mais Tito ne peut pas écouter non plus. Faudrait une ellipse de plusieurs millénaires pour qu’ils arrivent à se retrouver sur la même longueur d’ondes. « Oui », il répond quand Tito lui demande s’il pleure parfois, c’est plus facile, ces questions fermées, ça ne laisse pas de place aux interprétations, aux erreurs de traduction. Il respire lentement, observe les étoiles agglutinées sur son plafond. « Pas de tristesse. Je pleure parfois quand j’ai mal, physiquement mal. C’est pas… y a pas de vrai sentiment derrière tout ça. C’est juste une réaction. Comme quand tu te cognes l’orteil contre un meuble. » Faut lire entre les lignes sûrement, comprendre qu’il veut lui dire que le fait de ne pas pleurer ne le rend pas moins humain. Lentement il pose une main sur son ventre, déglutit. « Les gens ne vont pas au ciel quand ils meurent, Tito, et tu as le droit de ne pas pleurer. C'est pas pour autant que ça fait de toi un monstre. Je n’ai pas de réponses plus claires à t’apporter. Si j’en avais, je te les donnerais. »

Il devrait être en train de râler, lui souligner que ça l’avance à rien, qu’il l’appelle, s’il est pas foutu de répondre à une question comme il veut qu’il réponde. Il aurait dû déjà raccrocher, sur des mots durs, un juron ou une insulte, n’importe quoi, en tout cas il devrait pas être encore pendu à son téléphone, dans l’attente d’un miracle. Il voulait faire une croix sur Casper, après s’être battu avec lui, il voulait plus le revoir, et même si Casper s’était pointé au KFC, il se pensait pas capable de refaire un pas vers lui, lorsqu’il lui avait balancé qu’il voulait pas aller mieux. Il ne sait pas vraiment comment ils en sont arrivés là, à renouer le contact à coups de textos à deux balles, relation toujours aussi bancale. Il a toujours l’impression que Casper lui reproche des choses, sans le formuler tout haut, l’histoire de la coke lui est restée en travers de la gorge, et ça passe pas. Casper n’est pas Rhoan, encore moins Alice, pas du tout Mihail. Il le sent pas. C’est typiquement le genre de mecs dont il se serait débarrassé à la première occase, y’a quelques années, encombrant et qu’apporte que des emmerdes, en lui faisait bien culpabiliser d’être ce qu’il est. Y’en a eu trop, des comme ça, dans sa vie. Mais il a plus de Rhoan, Alice est trop bousillée pour qu’il s’appuie dessus et il veut pas risquer de perdre Mihail avec ses problèmes. Il se demande s’il est aussi l’ami poubelle de Casper. Sûrement. Après tout, le prof a jamais causé de drogue à son cher et tendre, ça l’étonnerait pas qu’il fasse pareil que lui. Même si Casper est pire, évidemment. C’qui est sûr, c’est qu’ils vont pas se mettre à pleurer sur l’épaule l’un de l’autre. Deux débiles qui savent pas comment pleurer de chagrin. Tito secoue la tête dans le vide, soupire, blasé, ça commence sérieusement à faire trop, pour lui, le sentiment que Casper veut juste le contredire, lui faire entendre raison sur des trucs qui n’ont aucune importance. « Les gens vont au ciel. T’as pas besoin d’être aussi… » Il s’interrompt, cherche le mot, reprend en espagnol : « Paternalista. » Toute façon, Casper comprendra. « Tu dis que t’as pas de réponses, mais tu fais qu’me donner des réponses toutes faites, c’est fatigant. Et j’suis un monstre pour beaucoup de gens. C’est c'que j’suis pour toi, no ? » Il est abrupt, la colère remonte petit à petit, mais pas aussi brutalement que d’habitude. Il est trop fatigué pour exploser.

Les yeux dans les étoiles, il cogite. Ça tourne pas très vite depuis quelque temps, parce qu’y a le manque de cocaïne, d’Eoin, parce qu’y a le manque de bouffe, que son estomac signale un trop-plein permanent alors que son ventre échappe régulièrement un concert de gargouillis, y a le procès qui lui bouffe complètement le cerveau et au milieu de tout ça, Tito. Et il ne sait pas vraiment quoi en faire, pour être honnête. Ce serait simple, tellement simple de s’en délester, tellement simple de le laisser sur le côté, l’oublier, lui demander de faire son chemin à part, tellement simple de lui obéir quand il semble lui hurler (à peine implicitement) de lui foutre la paix. Mais il n’y arrive pas, Casper, parce qu’il y a quelque chose qui le chatouille au milieu de la cage thoracique quand il pense à Tito, quelque chose qui lui fait dire qu’il n’a plus que lui, plus qu’eux, quelque chose dans sa voix qui lui donnerait envie de s’enrouler dans ses draps et de refaire le monde. Le problème, c’est qu’ils n’ont jamais vraiment eu l’occasion d’être davantage que des bouts de chair qui se regardent dans l’obscurité, plus que deux pièces de puzzle qui s’emboîtent maladroitement, plus que des éléments qui se déchaînent, le feu et l’orage.
Casper réagit à peine aux derniers mots de Tito. Se contente de retracer sa fausse voie lactée du bout des cils. Y a plusieurs secondes qui s’écoulent, pas parce qu’il a peur de donner une réponse mais parce qu’il n’en peut plus, usé jusqu’à la moelle, à sentir à peine ses muscles engourdis reposer sur son matelas trop dur. « On m’a violé. » Il dit simplement, la voix plate, dénuée de toute émotion. La mâchoire tendue. On l’a violé et il n’y a pas grand-chose d’autre à en dire. Tito ne savait pas, personne ne savait. Ce n’est pas comme si ce genre d’aveu se balançait facilement entre le fromage et le dessert. « J’avais quinze ans et c’était un pote de mes parents. Il me payait pour que je ne dise rien, menaçait de me balancer pour la coke si je parlais à mon père de ce qu’il me faisait. Ce qui est marrant c’est que c’est à cause de lui que j’ai commencé. Il avait des sachets plein son sac et il m’en refilait un peu quand j’étais pas trop partant. » C’est énoncé froidement, la dure vérité crachée sans enrobage. Tito n’a pas besoin qu’il emballe le tout dans du papier doré. Il a besoin de la vérité, crue et laide. « Je suis devenu comme lui, ça change rien que les jeunes avec qui je couche soient consentants. Je suis devenu comme lui. C’est pas toi le monstre. C’est moi. » Et il raccroche, sans attendre la réponse de Tito. Il raccroche et là où il devrait pleurer, là où il devrait hurler, taper contre les murs, s’époumoner, ne subsiste qu’un vide immense.