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 fuite en avant (ltf)

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MessageSujet: fuite en avant (ltf)   fuite en avant (ltf) EmptyDim 12 Aoû - 11:40

Ça commence par une fin. Beaucoup de choses commencent comme ça mais cette fois-là, c’est une fin de laquelle Eoin pense qu’il ne pourra pas se relever. Ça commence par des mains blanchies par la crispation et par le jeu de ses mâchoires, par la phrase « J’arrête » par les mots « On ne peut plus continuer comme ça » par une porte qui se referme doucement après lui lorsqu’il se jette dans l’ascenseur pour mieux s’envoler. Ça commence par une fin. C’est rien, ce genre de fin. Le monde en a vu d’autres, la vie en a vu d’autres, des catastrophes plus terribles se jouent dans le monde entier mais ça commence comme ça, ce jour-là, son sac à dos jeté sur l’épaule et les larmes qui tracent des sillons sur ses joues, l’immeuble de Casper Pryce qui devient un point quelque part dans son dos. C’est une rupture, l’accumulation de trop de douleurs, de trop d’incompréhensions, de trop de difficultés, la fin d’une histoire qui n’aurait sans doute pas dû commencer, trop de complications d’un côté comme de l’autre, trop de passifs, trop de personnes, la bouche de Mihail et les yeux de Juno, des traînées de rouge à lèvres et des douleurs plein le coeur. Ça finit parce que ça n’aurait pas dû commencer. Ça finit et Eoin aurait pu s’arrêter là, statue de cire au milieu de la rue bondée, les yeux perdus sur la foule mouvante et les mains crispées.

Ça commence par une fin, par un battement d’aile de papillon, par des mots insignifiants au milieu du dégueulis de phrases que vomit le monde. Ça commence par une fin et c’est terrible, peut-être, mais c’est sa réalité.

L’année d’après, Eoin dort, le front pressé contre le hublot de l’avion qui est en train de se poser. C’est une fuite, peut-être, quelque chose comme une échappatoire. C’est une année passée à travailler d’arrache-pied, à se noyer dans les heures supplémentaires, une année passée avec le téléphone éteint et des oeillères pour oublier, c’est une année à pas faire de vague, une année à rester silencieux, une année pour une bourse, pour une année à l’étranger, une année avant de fuguer, de fuir les Etats-Unis, de s’échapper de Savannah. Une année pour mieux se poser à Paris, les yeux grands ouverts, hébété, pas un mot de français sur la langue et l’aéroport beaucoup trop large sous les pieds. Il marche. Il a pas pris son vélo, il a pas pris ses livres, il a rien pris avec lui ou presque, de quoi dessiner, de quoi apprendre, de quoi marcher. Il marche, il marche, il marche, part du premier et déroule le grand escargot parisien comme on essayerait de résoudre une énigme. Il fait que ça, marcher, la première semaine, marcher et pleurer et essayer de respirer, marcher et balancer des cailloux dans le canal saint-martin pour imiter cette abrutie d’Amélie Poulain, rager parce que ça sert à rien, parce que ça apaise pas le trou qu’il a dans le coeur, parce que la distance calme pas la douleur. Il marche jusqu’à faire des trous dans ses chaussures, marche jusqu’à retrouver une stabilité, dort les sept jours de la semaine d’après comme pour compenser, pour essayer de mieux s’aimer.

« Ne t’inquiète pas » il écrit à sa soeur. « Tout va bien. » il écrit à Mihail. « Tu me manques » il n’écrit surtout pas à Casper. « Je t’aime » il écrit à sa mère. « Prends soin d’Epinard » il écrit à son frère. « J’ai l’impression de crever sans toi. » il n’écrit pas du tout à Casper. Il éteint à nouveau son téléphone – il se procure un numéro français.

Il a les yeux verts et il lui manque une canine. Il passe la langue dans le trou comme si elle était toujours là, fantôme d’une dent absente. Il ne se connaisse pas. Eoin n’est pas sûr d’avoir compris son nom lorsqu’il s’est assis à côté de lui. Ce qu’il est sûr d’avoir compris, en revanche, c’est le coin de son sourire et la façon dont il le regarde. Ils sont loin, les gens qu’il aime et peut-être qu’il est seul, un peu, peut-être que c’est pour ça qu’il l’embrasse lorsqu’il lui fait pratiquer son français, peut-être pour ça qu’il attrape sa main lorsqu’ils se tiennent ensemble devant la statue de la Victoire qui surplombe les marches du Louvre. C’est une ombre, à peine, le fantôme d’un sentiment, un réconfort. C’est cruel, peut-être, mais il n’a jamais été connu pour sa bonté. C’est cruel, évidemment, mais le matelas est froid lorsqu’il est seul et les gouffres menacent trop souvent de s’ouvrir sous ses pas. L’année d’après, il ne rentre pas, il dit « l’année prochaine » à son père, « peut-être pour les vacances » à son frère, « viens me voir » à Mihail. Il ne dit pas « j’aimerais t’embrasser devant La Nuit Étoilée sur le Rhône » à Casper. Il dit « je pars à Bordeaux » à son petit ami.

Peut-être qu’il fuit, encore.
Peut-être qu’il se laisse rattraper lorsque Tom le rejoint à Bordeaux. Peut-être qu’il se laisse aller, un an, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, à regarder passer les bateaux sur les quais, le menton enfoncé dans ses genoux et les yeux au loin, les yeux levés vers la statue des Quinconces et les pieds plongés dans l’eau glacée du miroir d’eau, à rester ensemble par confort, à rester ensemble alors même que rien ne s’est jamais allumé, à rester ensemble par simplicité. C’est facile de se perdre dans l’affection de quelqu’un, facile à accepter, facile de s’y noyer pour mieux oublier le reste, les cicatrices jamais complètement guérie, les affections jamais éteintes, les mains de Casper et le rouge à lèvres de Mihail, des étincelles plus puissantes que ce qu’il ressent alors qu’il observe Tom, torse nu, qui prépare le café dans la cuisine de leur appartement, des étincelles jamais totalement étouffées, jamais totalement éteintes. C’est triste, de ne désirer que ce qu’on ne pourra plus jamais atteindre, amer de se perdre dans des possibilités qui ne pourront jamais exister. Ce serait facile de faire avec, facile d’accepter. Il est cruel, Eoin, après tout. Cruel, mais pas stupide. Cruel mais pas assez pour dire oui lorsque la bague glisse sur la table de la cuisine.

Il aurait pu, mais il ne le fait pas.
Il fait ses affaires, le lendemain, laisse tout derrière sauf Le Petit Prince et quelques affaires, des cartes postales et trois fois rien d’autres, un sac plein de choses dont il ne peut pas se séparer mais rien qui porte le parfum de Tom, juste les effluves de fantômes du passé. Il marche, encore. Il fait du stop jusqu’en Italie, marche, marche, marche, le visage brûlé par le soleil et les yeux cernés par le sommeil, pioche dans les économies qu’il a soigneusement accumulées pour vivre quelques temps, trouve un travail, s’installe, repart quelques années plus tard. « Ça va aller » il envoie à sa mère. « Dis à Ser Pounce-a-Lot que je l’aime », il envoie à sa nièce. « Je rentre pour ton mariage » il envoie à sa soeur. Ça aurait dû s’arrêter là mais ses doigts alcoolisées cliquent sur envoyer. « Dis est-ce que tu m’aimes encore ? » il écrit à Casper.

Ça fait presque quinze ans, il est trop vieux pour ça, trop vieux pour continuer à espérer, trop vieux pour continuer à se noyer.

Il change de numéro. C’est plus simple, de ne pas savoir, plus simple que d’attendre une réponse, plus simple que d’apprendre qu’il a refait sa vie, plus simple que d’apprendre qu’il est le seul à avoir des regrets. En Grèce, il boit trop et vomit dans le port d’une ville trop blanche, effraye quelques chats, fait fuir les touristes. Il regarde le soleil qui se lève au-dessus des oliviers et inspire un peu trop fort l’odeur salée du poisson qui a été pêché au petit jour. Il communique par mime avec la petite vieille qui l’héberge. C’est simple, comme ça, pas de mensonges, pas de faux-semblants, pas de non-dit. Ils parlent de choses simples et de poésie, ils parlent d’art et il couvre des feuilles et des feuilles de son visage, apprend à évider les poissons, se pose, un peu. Ils parlent de famille, de perte, de tristesse, ils parlent de cuisine, de famille, de joie. Elle le retape, elle passe des jours, des mois, des années à le retaper et lorsqu’il part de chez elle, ce jour-là, il sait qu’il ne la reverra pas. Elle le sait aussi, c’est partout sur son visage, partout dans ses bras lorsqu’elle fourre entre ses mains les pâtisseries qu’elle a préparé la veille, embrasse ses joues. Ils savent, et c’est comme ça. Il y a eu un signe, un livre dans la librairie du village, un nom familier sur la couverture. Il rentre à la maison, il en a fini avec le monde entier. « Maman, je rentre » il écrit à sa mère. « J’ai hâte de te revoir » il écrit à Mihail. « Je serais à Savannah dans deux jours » il écrit à Casper et cette fois-ci, il laisse son téléphone allumé.

Vingt ans ont passé. Vingt ans comme un claquement de doigt, vingt ans et il a passé des années à marcher, le soleil dans les yeux et les mâchoires serrées, des rides au coin des yeux d’avoir trop ri, entre les sourcils de les avoir trop froncé, moins propre sur lui, moins en colère, recollé, réarrangé, reconstruit, debout devant la tombe de Veronica, quelque chose de paisible dans les yeux. Il ne se retourne pas, lorsque des pas retentissent derrière lui dans l’allée. Il ne frémit pas, se contente de se pencher, serrer entre ses mains la pierre tombale, presser un baiser à son sommet avant de se tourner, de faire face, d’affronter.

« Je suis rentré à la maison. » Il dit et ça manque de panache, de gloire, d’originalité. « J’ai changé. » Il ajoute, parce que c’était ça qu’il leur manquait, ça qu’il leur fallait, ça qu’il lui fallait.

« J’ai envie qu’on réapprenne à s’aimer. »

Les yeux rivés dans les siens, il tend la main.
Il n’a plus rien à fuir ; il a passé vingt ans à marcher.
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