Le plus beau ici, c'est pas la verdure, tous ces arbres qu'il aime pourtant beaucoup. Le plus beau, c'est le ciel à la nuit tombée. Il suffit de sortir de la maison et de lever la tête pour se retrouver aspiré par la voie lactée. Il arrive pas à savoir quelle constellation ressemble le plus à Rhoan. Felix, c'était facile, Céphée était imprimée sur sa joue. Rhoan... Rhoan est peut-être bien la galaxie toute entière. Tout l'univers. Il en sait rien.

Il avait pas réalisé que ça lui manquait autant, la campagne. On voit pas si bien les étoiles en ville, même à Savannah. La location que Rhoan leur a trouvée n'a rien du luxe des chambres d'hôtel qu'il leur payait avant, mais River se sent bien plus à sa place dans cette cabane améliorée. Ils sont loins de tout, autour d'eux il y a seulement une ferme de l'autre côté d'un champ immense et une prairie avec des vaches. Le reste, c'est de la forêt. Quasiment le paradis. Et puis y a une baignoire. Ils ont fait l'amour dedans ce matin.

Il est dehors maintenant, une couverture épaisse sur les épaules parce que les nuits sont encore fraîches, une autre sous ses jambes en tailleur. Il se laisse tomber en arrière quand il entend Rhoan fermer la porte de la maison à laquelle il tourne le dos. Doucement, parce qu'il a gardé l'habitude de faire attention à ses côtes, et puis parce qu'il est lui. Il se tord un peu pour le regarder approcher, Rhoan plus sombre que la nuit, Rhoan qui se révèle sous les néons des clubs, Rhoan qui ne dénote pas dans les ruelles malfamées, et pourtant lui aussi lui semble un peu plus à sa place sous les étoiles. « Tu sais quoi ? J't'ai pris en photo quand tu dormais. » C'est la première qu'il a de lui. Il lui fait un de ses sourires un peu bêta en tendant une main vers lui, les doigts qui s'agitent, qui enroulent le fil invisible qui les relie l'un à l'autre pour le sentir plus vite contre lui.

Il faudrait s'écouter,
il faudrait lâcher prise.
Il n'a peut être pas toujours fait le bon choix, Rhoan. Mauvaises décisions, coups de têtes inespérés qui se gâtaient lorsqu'il se retrouvait face au mur. Il a toujours trébuché pour essayer de se relever, il a fini abîmé, bancal. C'est sur un coup de tête qu'ils sont partis, ont laissé la ville la terreur et l'inquiétude, la tête de Rhoan toujours trop abîmée qui s'est mis à oublier sous les yeux de l'asphalte. Oublier les autres et oublier Savannah, oublier leurs maux et oublier qui il était vraiment. Les noms qui défilaient et les promesses qu'il avait faites, de prévenir, de ne pas en rajouter, tout a été gommé. Ce n'est pas de sa faute, pas vraiment, mais qui le croira quand il rentrera ? Son téléphone éteint, jeté par terre à peine ils ont ouvert la porte de la maison pour se jeter sur le lit.
Coupés du monde.
Il n'a jamais été à ce point heureux d'avoir le cerveau déconnecté.
Il s'allume une cigarette, ricochet lumineux des étoiles au dessus de lui. Il n'a jamais aimé la campagne, pas assez habitué. Garçon de la ville, gris se fondant dans les buildings, rouge se confondant avec les néons, les couleurs trop vives ou trop ternes sur sa peau. Sous l'épiderme, River rajoute du pastel, une palette plus belle, celle qu'il a envie de garder ou de peindre sur les murs qu'il a toujours fui. On ne se rend compte que trop tard que sous les doigts d'un autre, ou peut se sentir beau. C'est pour ça qu'il lui sourit même s'il n'est pas sûr qu'il puisse voir. Pour ça qu'il ne voit que lui, monde en silencieux et il passe une main dans ses cheveux, rejette la fumée vers le ciel. Son souffle, il veut bien le rendre aux étoiles, si le prince à côté de lui ne part jamais.
« Ah oui ? » Et quelques mois avant, il aurait pris son téléphone de force, supprimé les preuves, il aurait fui, toujours. Et la colère en lui se dissipe. Pas tout le temps, pas définitivement. Il reste un étranger, un monstre parfois, qui fait peur à tout le monde, même pour lui-même. Ça lui fait tout aussi peur de se dire que River a peut être dompté la bête. De savoir que même lui peut être calme. Quand il s'allonge à côté de lui, visages en face et sourires-miroirs, il n'a ni tic nerveux ni pensées intrusives. River les étoiles le silence et eux. Il aimerait figer le temps. « Je ne veux pas voir. » Trop de réalité là où il aimerait croire à un monde parallèle. Il s'avance et pose ses lèvres sur les siennes. Leurs baisers sont plus doux depuis qu'ils ont posé leurs sacs ici. Ses yeux se lèvent vers la voie lactée et il adopte une mine remplie de regrets. « Je connaissais tout par cœur avant. Chaque étoile et chaque constellation. Mais j'ai tout oublié. » Il ne lui a jamais complètement parlé de l'Incident. Peur de le faire fuir, sûrement, et fatigué de replonger dans les mauvais souvenirs. Parfois il aimerait ne pas être cabossé à ce point, ou se rappeler des choses importantes. Il faudra avancer, et parfois oublier a du bon. Refaire ses premiers pas, ses premières fois. Il soupire mais hausse les épaules. « Je suppose qu'il faudra que je me rattrape. »

C'était un test. Il ne le savait peut-être pas lui-même, mais c'était un test, et Rhoan l'a réussi puisqu'il ne s'est pas énervé. Il a beau dire qu'il n'aime pas la campagne, la nature et le ciel dégagé ont plutôt l'air de l'apaiser. Ou bien c'est juste River. L'année dernière, il devait encore payer le prix fort pour rassasier la bête, et ce n'était pas la peine d'espérer l'entendre ronronner. Maintenant, il y est presque. Maintenant, il n'a plus rien à endurer pour le voir se calmer, plus rien dont il ne veut pas vraiment. Ce n'est pas que la bête est morte, River l'a vue se déchaîner plus sauvagement que jamais le soir de... La bête vibre toujours de vie en lui, River a juste réussi à l'apprivoiser un peu. Et ça le rend fier. Et ça le rend heureux. Il fait attention à ne pas trop le faire remarquer à Rhoan parce qu'il le connaît assez pour savoir que ça l'effraie, de se laisser apprivoiser, de baisser la garde. River a dû faire la même chose pour lui céder toute cette place dans sa vie, mais ça il ne croit pas que Rhoan s'en soit rendu compte. « Je sais, c'est pour moi. » Ce qui ne l'a pas empêché de la poster en ligne sous le coup de l'euphorie, pour montrer quelque chose, il ne sait pas quoi, que son mec est beau, qu'il est en vacances, qu'il est heureux, qu'il est vivant. Enfin, il se garde bien de le dire à Rhoan, ça c'est un coup à la réveiller, la bête. Peut-être. Il le connaît, mais il a encore changé récemment. À cause de lui. C'est aussi pour ça qu'il est plus calme en ce moment, autour de River en tout cas, comme s'il prenait ses précautions. Il a eu peur, River. Il a eu peur quand il n'a pas pu mentir et prétendre que tout allait bien, mis à part les côtes cassées et la gueule en vrac, quand il a été obligé de dire à Rhoan qu'il ne pourrait plus le toucher pendant un moment. Il a eu peur quand il a commencé à aller mieux et que Rhoan a été doux, trop doux, comme s'il n'était plus lui-même, comme s'il n'avait plus envie de River comme avant. Ils se connaissent, mais quelque chose a changé. Ils se connaissent, mais pas complètement, et ça ne suffit plus.

« Je connaissais tout par cœur avant. Chaque étoile et chaque constellation. Mais j'ai tout oublié. Je suppose qu'il faudra que je me rattrape. » C'est peut-être son amour des étoiles qui a fait tomber River amoureux une bonne fois pour toute, comme s'il n'attendait que ça, un point commun qui les rattache, un point commun pas assez commun pour être anodin. River les connaît encore par cœur, les noms des étoiles, les dispositions de chaque constellation. « J'peux te faire réviser, » il propose avec un sourire mutin. Ça sonne comme une phrase de drague à deux balles et ça le fait pouffer un peu. Il l'embrasse au coin des lèvres et passe derrière lui pour poser son menton sur son épaule. Une main autour de sa taille, de l'autre ses doigts s'égarent sur ses cheveux ras et trouvent la peau lisse de la cicatrice qui lui décore le crâne. Il ne lui a jamais demandé d'où ça venait. Ce n'est pas comme s'il manquait de cicatrices, de toute façon, mais celle-là est l'une des plus impressionnantes. Rhoan n'en a jamais parlé de lui-même alors River n'a rien dit, curieux mais docile. Il a changé, lui aussi. Il est plus audacieux maintenant. Et Rhoan n'est quasiment plus un loup pour lui. « Dis... Qu'est-ce qui t'es arrivé, là ? » Audacieux. Son cœur bat quand même la chamade et il réalise qu'il a peut-être un peu envie de le voir s'énerver.

Sous ses traces la férocité s'efface un peu, chien-loup qui apprend à être dressé. Rhoan restera toujours un brasier immense, trop grand pour son corps parfois affaibli, une flamme qui brûle tout autour de lui,
River compris,
Surtout River.
Mais il y a la nuit les étoiles le souffle dans son cou qui fait battre le palpitant, des fois il se demande si son cœur suit le rythme du sien. Au moins lorsque leurs corps sont unis. Jamais quand ils sont loin. Pourtant dans ses pensées il a toujours été là, depuis le début, un rappel, une tâche discrète qui a fini par prendre plus de place, un poison dans les veines. Rhoan ne croit pas en l'amour, pas maintenant ni jamais, mais ce soir c'est une trêve. Il veut bien avoir un peu d'espoir, lui qui ne s'y autorise pas. Un long souffle s'échappe et c'est presque un soupir de soulagement. Celui de tout relâcher, l'égoïsme latent d'avoir tout laissé derrière. Dans peu de temps, ils rentreront, affronter la ville et ses murmures, les gens et leurs regards. Pour l'instant il n'y a qu'eux, et c'est suffisant. La fumée de cigarette meurt en volutes au dessus de leurs têtes. Il se perd les yeux fixes dans les lueurs du ciel.
Il ne se tend plus au moindre contact, l'accueille comme si c'était presque naturel. Ils ne sont plus deux étrangers, mais ça lui fait toujours peur de reconnaître qu'il le connaît par cœur. Le connaître par corps, il l'a cherché, l'a voulu, le connaître par cœur, il l'a fui, l'a nié. Il n'a plus de raison de partir en courant la nausée au ventre maintenant, mais s'il y réfléchit trop longtemps, l'estomac remonte. Allergique aux relations, handicapé des sentiments, et la bête en lui a peur. Être dompté n'est une solution pour personne. Il sait que River n'en a pas non plus envie. Il le sent dans son sourire, plus amusé qu'avant, là où il osait à peine le regarder dans les yeux. Dans ses caresses moins timides. River ose et ils se déchireront sûrement plus d'une fois. Il y aura peut être des cris et des pleurs, leurs peurs et leurs craintes exploseront. Il veut faire une pause, quelques heures, quelques jours. Alors il hoche la tête. Apprends-moi, rappelle-moi. Il n'aime pas se remémorer des souvenirs auxquels il n'a pas accès. Et quand il sent les doigts sans cesse froids sur l'épiderme, glissant sur la cicatrice qui ne se referme jamais vraiment, il serre les dents. La question, qui aurait du être posée depuis longtemps. Un cœur qui gonfle et qui cherche à s'échapper. Il ne lui a jamais rien dit, ni à lui, ni à personne d'ailleurs. Quelques bribes livrées à Nur, le désespoir crié à Seven, mais le néant aux autres. Trop douloureux, trop difficile. Un accident malencontreux. Pourtant il y a la vérité là, juste au bout des lèvres, les rares souvenirs qui attendent de prendre forme. Il ne le regarde pas dans les yeux. Se concentre sur les étoiles voilées par sa fumée. Une grande inspiration.
« Mh. Euh... On m'a tiré une balle dans la tête. »
C'est l'effet d'une balle qui résonne encore, le silence de mort. Il savait évidement que River ne s'attendait pas à ça. Rhoan est un sauvage, un loup qu'on a du mal à approcher, pas un gros méchant, pas une brute. Il est jeune, si jeune, avec son corps d'adolescent. Alors avant que River ne puisse parler, c'est lui qui se livre. « J'ai pas fait de jolies choses dans ma vie, je pense que ça t'étonnera pas. Mais j'te promets que c'était pas parce que j'avais buté quelqu'un ou quoi que ce soit. Enfin c'était pas une erreur non plus mais... » Un énième soupir. « C'est très long à raconter. Et je m'en rappelle pas vraiment. »

Il l'embrasse dans le cou. Les pulsations sous la peau fine de ses tempes suivent le même rythme que celles qu'il sent sous ses lèvres, dans les veines de Rhoan. Maintenant il est sûr que c'est pas anodin, ce qu'il vient de lui demander. Il appréhende, il a peur d'avoir fait une gaffe, il veut savoir, il veut pas savoir. Il s'écarte pour le regarder de côté, sans trop d'insistance. Y a la fumée qui s'échappe de ses lèvres vite remplacée par une longue bouffée d'air, et puis la grenade est lancée, les mots qui butent une fois, deux fois, avant l'explosion : « Mh. Euh... On m'a tiré une balle dans la tête. » Boum.

Les doigts de River quittent la cicatrice, glissent sur le crâne de Rhoan pour aller s'échouer sur la couverture. Il comprend pas. Rhoan n'est pas mort. Il comprend pas. Rhoan aurait pu mourir. Il comprend pas. C'est pas possible que ça l'ait frôlé de si près, c'est pas possible qu'il ait survécu, c'est pas possible qu'il puisse mourir. Pas Rhoan. Il peut pas.

« J'ai pas fait de jolies choses dans ma vie, je pense que ça t'étonnera pas. Mais j'te promets que c'était pas parce que j'avais buté quelqu'un ou quoi que ce soit. Enfin c'était pas une erreur non plus mais... C'est très long à raconter. Et je m'en rappelle pas vraiment. »

Comment ça pas une erreur ? Bien sûr que c'était une erreur. C'est une erreur. « Tant mieux. » Tant mieux parce que c'est pas vrai. River veut pas savoir. Il a pas envie d'y croire. Il a pas envie que Rhoan lui explique, il a pas envie que ça ait du sens, il a pas envie d'y voir la moindre logique. C'est pas vrai. Il déglutit et sa salive lui semble trop épaisse. Il attrape la cigarette entre les doigts de Rhoan et tire une longue bouffée dessus avant de se mettre à tousser.

« Merde. » Merde merde merde. Il a l'impression qu'il va pleurer, il sent tout son corps prendre son inspiration pour se préparer à pousser le plus gros sanglot que l'histoire ait connu, mais il vient pas. Il reste coincé là, partout en lui, dans son ventre et ses poumons et sa gorge et ses yeux qui restent secs et ses oreilles qui bourdonnent. « Rhoan ! » il lâche dans un souffle, un peu trop fort pourtant, sa voix comme le son d'une toile qu'on déchire brusquement. « Rhoan, t'es pas mort. » Il a besoin de le dire. Il a besoin de s'en assurer. River croit aux fantômes alors il se demande tout à coup si Rhoan n'a pas été qu'un mirage, depuis le début. C'est sûr que tout est trop beau pour être vrai entre eux, même quand c'est moche, même quand il lui fait mal, même quand il lui sauve la vie un peu trop tard. C'est trop beau quand même, juste parce qu'il est là. C'est trop beau parce qu'il sent sa chaleur à travers leurs vêtements et la vie qui palpite sous sa peau au lieu du vide et du froid de l'abandon. Il a la tête qui tourne. « Ou... J'suis mort ? » C'est ça. Le monstre l'a tué cette nuit-là. Il est mort. Ils le sont tous les deux. Ça va. Il veut bien. Il veut bien tant qu'il reste du même côté du voile que Rhoan.

Il attend une réaction, une explosion, un cri. N’importe quoi qui pourrait lui prouver que River est encore là, avec lui. Sa main ne tente pas de retenir la sienne mais il cherche son regard sans le trouver, un peu inquiet, un peu perdu. S’il y a une personne qu’il ne supporterait pas de voir fuir, c’est lui, pourtant lui-même a déjà tenté de le repousser, de si nombreuses fois qu’il a cessé de les compter. Quand il le voit paniquer, entrer dans cet état qu’il n’a que trop vu, il se rapproche, pose ses mains sur ses joues. « River. » Bien sûr que je suis pas mort, j’ai survécu, je suis là. Tant de mots qui rassurent, qui pourraient raccrocher à leur réalité commune. Mais Rhoan ne sait pas rassurer, trouver les mots doux, les mots justes. Manque d’air face à ses yeux humides. L’incompréhension qui le fait douter, imprévisible animal. Il ne peut s’empêcher d’étouffer un rire quand les grands yeux bleus pleins de questions se posent sur lui. « River, River, River. » Autour de lui, tout semble être angélique, de la lueur du soleil couchant à la brise entre les arbres, silence d’Eden. Ses doigts se font caresse, inédits, sur sa joue, ses lèvres, l’arrête de son nez. S’il avait subitement envie de jouer ? son air d’enfant perdu est une trop bonne opportunité. « A ton avis ? Tu penses qu’on est devenus esprits ? » Il n’y a personne ici, sinon eux, silence de mort, sa bouche se rapproche de son oreille. River ne le croira pas, de toute façon. N’est-ce pas ? il peut essayer, lui mentir pour de faux, encore un peu. « Je suis mort River, et toi aussi. » Mensonge éhonté. Il n'a commencé à vivre qu'après l'avoir connu. S’ils n’étaient plus vivants, tout aurait été plus paisible, le chaos se serait à peine embrasé. S’ils n’étaient plus vivants, ils se seraient d’autant plus aimés.

Trop déphasé pour comprendre tout ce qui se passe, pour s'attarder sur les mots qui comptent. Rhoan lui parle enfin d'un passé sur lequel il ne s'est jamais confié et River ne retient qu'une chose : il aurait pu mourir, il peut mourir. Ça devrait pas l'étonner, c'est pas comme si la mort était une notion étrangère au monde de River, mais ça le pétrifie rien que d'y penser. Il a pas peur de lui, il a plus peur de Rhoan depuis longtemps, même pas quand il se transforme en bête sauvage sous ses yeux parce que la dernière fois c'était pour venger River et quand il y repense il l'aime encore plus férocement, tant pis si c'est pas sain. Mais il a peur pour lui. Son souffle s'apaise un peu quand Rhoan lui prend le visage entre les mains, sa tête arrête de tourner et ses yeux se fixent sur ceux de Rhoan, les iris aussi clairs que les siens quasi-translucides, mais le regarde tellement plus sombre en même temps. Et son nom entre ses lèvres pour lui rappeler qui il est, et puis pour se moquer de lui aussi, un peu. River commence à réaliser. Il était parti loin mais il revient. « A ton avis ? Tu penses qu’on est devenus esprits ? » Il fait un petit non de la tête, non, non j'suis con. « Je suis mort River, et toi aussi. » Il se fout de lui. River pousse un soupir en collant son front contre son épaule. « C'est pas drôle. » Et puis il rit. Il passe les deux bras autour de lui, prend appui pour se caler un peu mieux et le regarder, le sourire presque une grimace dans le coin de sa bouche, un peu honteux. « J'suis pas complètement fou. Ou con. » Juste un peu des deux. Il repasse la main sur le crâne de Rhoan, loge à nouveau son doigt au bord de la cicatrice. « J'savais pas qu'on pouvait... Survivre à ça. » Et il se demande ce que ça lui a laissé d'autre comme séquelles, de moins visibles. Ça t'a rendu fou et con toi aussi ? C'est pour ça que tu veux de moi ? Ça expliquerait bien des choses ouais. Au fond même si techniquement ils sont pas morts, ils le sont un peu quand même, l'un comme l'autre. Ils ont déjà passé un pied de l'autre côté. « Raconte alors. T'es mort comment ? » Et le regard qui reprend vie, plus qu'une question, presque un défi. Dis-moi qui t'es.

Il est un peu troublé Rhoan, un peu sous le choc, l’expression perdue et presque éplorée de River gravée dans la rétine. Ça fait bondir le palpitant, trop fort, sauf que maintenant il n’a plus de raison de le faire taire de force sinon son propre ego et sa lâcheté. Il le laisse vagabonder. Et il se dit si j’étais mort, il en aurait pleuré. Peut être même crevé mais il ne préfère pas y penser, sait que River et lui ont dans leurs paumes le cœur l’un de l’autre, fragiles animaux sous leurs carapaces aiguisées. Si je partais, est-ce que tu te relèverais ? Moi j’essaierai de continuer. Du moins jusqu’à pouvoir te rejoindre. Il peut partir à tout moment Rhoan, en un claquement de doigts, s’éteindre comme la flamme d’une bougie usée, on lui a dit tant de fois. Le crâne percé et les méninges enn pagaille, une colère trop forte, un coup de sang, paf ! un vaisseau qui pète et plus de conscience, rien que le noir. Il faut faire attention, être prudent, faire des examens, prendre des médicaments. Il n’a jamais pu s’y résoudre, oubli ou mensonge. L’impression que la vie le retient machinalement. Lui il veut vivre vraiment, quitte à crever trop jeune, quitte à partir en laissant les choses inachevées. Y’a les bras de River qui se referment et le cœur qui bat, toujours trop fort. C’est là qu’il vit le mieux, même sans violences et sans cris, même sans rancœur, pour une fois, mais il vit. Apaisé, presque. Ses lèvres qui s’échouent contre son front à la racine des cheveux presque blancs. Un ange qui se pose entre eux, mais le plus grand d’entre eux est serré contre sa peau. Il en chialerait presque, il pourrait trouver ça beau, s’il avait l’âme poétesse. Les lèvres qui entament une promenade trop douce, touchent à peine l’épiderme, laisser des marques sans qu’elles se voient comme des traînées de fumée. « Moi non plus. » J’sais toujours pas. Comment j’ai survécu ni pourquoi je suis là. Il a peur de lui parler des conséquences, sait que ça changera tout, que River veillera sur lui –et ça, il veut pas. la pitié, il la fuit, entretient le flou de son passé pour qu’on cesse de le prendre pour un gosse. Rhoan a trop souvent été un enfant aux yeux des autres, trop faible, trop instable. Hors de question que River se doute de quelque chose. Peut-être qu’il mourra dans ses bras. ça serait bien égoïste de sa part. Mais Rhoan n’a jamais été très altruiste. Il soupire, laissant flotter dans l’air un baiser inachevé. Il lui a déjà expliqué comment il était mort, y’a pas grand-chose de plus à raconter. Trop long et sans doute trop pesant, sent déjà le sang se glacer  dans les veines bouillantes contre les siennes. « Un règlement de comptes. C’est pas important. C’est du passé. » J’suis lâche, tu devrais le savoir. Il en a déjà trop dit. Ses doigts aux allures de pattes d’araignée tracent des formes inconnues sur la peau diaphane. Le ciel qui se reflète dans ses yeux, toujours trop bleus. Il  a souvent l’air trop innocent, mais Rhoan le connaît. Sans doute pour ça qu’il a moins peur de se laisser apprivoiser. Il n’aurait pas voulu de quelqu’un blanc comme neige. « Je suis mort, ressuscité, et immortel maintenant. » Son baiser n’a plus rien de transparent, réel, les bouches qui se mêlent, je suis là. Toi aussi. Nous sommes vivants. Et nous deux, pour toujours, seront éternels.