Main gauche sur le volant, l'autre refermée sur le goulot d'une bouteille dont la bague est coincée entre tes lèvres. Tu regardes la route d'un œil distrait, sûr comme tu l'es de connaître par cœur le chemin – combien d'fois tu as réalisé ce trajet sous l'emprise de l'alcool depuis que t'es en âge de conduire, et même avant, après tout. La bouteille valse sur le siège passager, déjà trop vidée pour que la vodka qui reste ne s'en échappe, et tu te concentres un peu plus attentivement sur la route en attendant d'avoir de nouveau soif. Tu mords un peu trop souvent le trottoir, parfois la double ligne jaune lorsque le crissement des pneus devient trop agaçant à ton sens et que tu dérives sur la gauche pour le faire taire, mais tu t'en fous – trop bourré, trop Popescu aussi pour y accorder la moindre importance. Les paupières clignant rapidement à la manière des panneaux publicitaires dans les grandes métropoles, tu finis tant bien que mal à regagner l'underground sans avoir attiré l'attention des flics – c'est rare, suffisamment rare pour que tu célèbres cette victoire en avalant le fond de vodka resté dans la bouteille avant de te garer, sur deux places parce que les lignes de séparation te cassent les couilles, t'en as déjà trop vu durant le trajet bar – domicile.
Le visage encore plus étiré qu'à l'ordinaire, mélange de dépression, de fatigue et de soûlerie, t'appuis quatre ou cinq fois sur les boutons des clefs de bagnoles pour être sûr qu'elle soit fermée – ou ouverte, tu sais plus trop, tu fais plus la différence entre les trois commandes à l'heure actuelle, la nuit est trop noire, c'est la faute de la nuit bien sûr. Tu fourres le jeu dans une de tes poches, tu jettes la bouteille vide que tu tenais de la main gauche au sol et tu shootes violemment dessus pour qu'elle aille se briser contre un trottoir. Elle s'éclate en mille morceaux, un peu comme ton cœur depuis toujours, un peu comme ton cerveau depuis quelques heures.
Mais t'es pas de verre, t'es de chair.
Alors tu tiens encore debout pour le moment, contrairement aux débris argentés qui scintillent derrière toi comme des dizaines de petites étoiles, seules constellations dont tu peux te rappeler le nom pour l'heure. Tu te forces à garder les yeux ouverts, à ne pas avoir une démarche trop chancelante, comme un reste de prudence pour ne pas attirer les regards, pour ne pas te montrer faible et facile à dépouiller – si toutefois la dépouille est possible car il n'y a que les clefs de ta bagnole et celles de la baraque familiale comme fortune dans tes poches. T'as claqué jusqu'à ton dernier dollar, le dollar de trop qui t'empêche de retourner au distributeur automatique, la plupart du temps parce que tu ne te souviens plus de ton code, parfois parce que la banque te semble trop pénible à atteindre à travers ton regard lessivé et ta démarche chancelante.
Cette fois, c'est la seconde solution et t'arrive pas à faire des efforts malgré ta lâcheté naturelle et ton envie de fuir les conflits. Tu tangues dangereusement, t'étalant ici et là en cognant un trottoir et te relevant presque sans cesse – t'as même plus assez de cerveau pour penser que t'as eu de la chance d'arriver jusqu'ici et de pouvoir te garer sans t'éclater la gueule en conduisant, chance ou malchance d'ailleurs.
Tu sais pas trop comment cela arrive. Tu chutes une fois de plus et quand tu te relèves, ils sont autour de toi. T'entends vaguement qu'on te demande de filer ton fric, t'y fais pas attention – cerveau hs, faut pas trop t'en demander. Dans le domaine de la réflexion et de la politesse en tout cas ; tu trouves toujours l'idée et l'envie de leur faire un doigt, en laissant échapper un ricanement amusé parce qu'ils peuvent pas te démolir, ils arrivent trop tard pour cela, y a plus rien à éclater.
« Niquez-vous… j'pas d'argent… »
La voix basse, les mots espacés les uns des autres, t'accuses le coup d'avoir encore moins de répartie quand t'es bourré qu'en temps normal ou t'en as déjà pas des masses et t'essaies de rassembler le peu de conscience qui te restes pour te barrer, pour retourner chez toi. Tu tentes de te relever une nouvelle fois, tu rechutes – pas à cause de l'alcool cette fois, à cause d'un coup de poing dans le bide. Un nouveau rictus, conséquence inconsciente de l'alcool, et tu laisses échapper un souffle amusé. Un coup de pied pour toute réponse, dans la gueule cette fois, et tu tombes sur le côté, la main gauche appuyée sur le sol et la droite le long de l'arrête de ton nez. T'es bourré, pourtant. Le thalamus anesthésié par l'alcool ne fait plus son travail et tu ne ressens plus la douleur, tout au plus une simple sensation de gêne au niveau du visage provoquée par le sang qui coule et l'odeur métallique qui t'emplit les narines.
Ils sont plusieurs à cogner, maintenant – des pédés refoulés, qui n'ont pas appréciés ton invitation à se baiser entre eux ? Tu les laisses faire mumuse, protégeant simplement ta gorge dans un vague réflexe de survie, le regard fixé au loin sur la rue. Les gens vont, parce que dans ce quartier y a toujours quelqu'un qui traîne même à une heure avancée de la nuit, et viennent parce qu'ils n'ont pas envie d'attirer l'attention sur eux en te portant secours, leur sécurité avant tour. Tu continues d'observer pourtant, pas vraiment pour accrocher le regard de quelqu'un et implorer de l'aide, t'as pas mal pour le moment. T'auras le temps de payer ta connerie demain en te réveillant, de ressentir la douleur quand l'effet de l'alcool sera passé et que le rappel des coups sera ravivé à travers la gueule de bois – chance que tu bosses pas demain. Tu captes une nouvelle silhouette s'amener, un peu plus loin, qui reste cette fois. Elle doit se marrer à assister au spectacle, faut dire qu'il y a pas grand-chose d'autre que la violence pour se distraire dans le coin et que cela doit être amusant à mater.
Tu grinces des dents – elle t'es familière, cette personne, mais l'alcool, la pénombre, et ta posture peu avantageuse font que tu ne parviens pas à la visualiser suffisamment pour la reconnaître complètement. Tu essaies de ne pas y penser, parce que les sensations commencent à se mélanger. Parce que les autres continuent de cogner, que la douleur commence à se faire ressentir – t'as entendu un craquement, tu sais pas exactement d'ou il est venu – parce qu'il y a ce regret de ne pas pouvoir rouler quelque part comme tu le faisais quand t'étais gosse, que t'allais te planquer sous le lit dans ta chambre. Ton refuge maintenant, c'est l'alcool, ou la fourrière ou tu bosses. Mais plutôt l'alcool, qui anesthésie tes sens, qui endort ta souffrance, pour un temps seulement, mais un temps appréciable tant qu'ils te tabasseront. Qu'ils t'éclatent, qu'ils s'amusent, tu t'en fous pour l'heure, tu ne paieras cela que demain, si demain il y a.
Et y a ce déclic, au bout d'un temps infini, quelques secondes ou quelques minutes, tu saurais pas dire à quelle vitesse le temps passe appuyé contre ce bord de route dégueulasse. À quel point t'es bourré, pour ne pas l'avoir reconnu plus tôt, même au beau milieu de la nuit ? Il est trois, quatre heures du matin, mais il est surtout l'heure de t'envoyer des beignes pour ne pas t'être rendu compte plutôt que la silhouette familière était vraiment familière. Tu le fixes de nouveau, comme si tu regardais un point derrière lui. Un moment, tu penses à l'interpeller. Tu ne le fais pas.
En temps normal tu prétendrais, plutôt crever que de faire appel à lui. Mais t'es pas en temps normal alors tu ne sais pas pourquoi tu n'as pas envie d'attirer l'attention sur lui. Tu le fixes un moment et puis tu reportes ton regard ailleurs. Il attend quoi pour se casser, d'ailleurs, le môme ?
demons stuck inside our blood (sevoan)
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