Il voudrait prendre l'autoroute de la fortune
Et ne se rend pas compte qu'il pourrait y laisser des plumes.
Il vient à peine de sortir de son œuf
Et déjà petit frère veut être plus gros que le bœuf.

- Mierda.

Capot de l'imprimante ouverte. Encre qui dégorge. Apocalypse en quadrichromie.

- Hija de Puta...

Poing qui fuse. Froissement du papier qui infuse dans son jus de cartouches frelatées. Je jette un œil à ma montre. J'ai quarante trois minutes de retard sur mon programme initial. Je déteste les contretemps. Il me faut ces fausses ordonnances pour répondre à cette commande. Il est trop tard pour aller s'acheter une imprimante neuve. Il faut que je livre la came au petit matin.

Langue qui court sur mes dents. La bille du stylo s'enfonce dans la plaie déjà à vif. Contracture de la mâchoire et léger tressautement de naseau. Inspire. Expire. Souffle qui expulse la vapeur.
Je retire posément l'objet pointu de ma paume saignante et l'essuie sur le tapis de feuilles abîmées. Je vais posément me nettoyer, le calme qui sinue à nouveau dans mes veines. A tous problèmes, une solution. Que Barbecue s'amuse avec la ramette que je viens de gâcher, je rangerais en rentrant. J'ai un détour à effectuer. S'adapter, c’est la clé. Toujours s'adapter.

Même si ça implique de la jouer oldschool.

(°°°)

L'officine n'a pas changé. Fou, l'incapacité du frangin à se renouveler. Même déco, même sensation aseptisée de chaleur calculée, comme dans les catalogues de meubles suédois qui essaient de te vendre leurs valeurs familiales. Gerbant. Il ferait mieux d'ajouter des verrous à sa porte et un meilleur système de sécurité. Je n'ai eu aucun mal à rentrer. Ma bite dans le beurre moulu d'une chatte usée. Je parie qu'il range ses ordonnances toujours au même endroit. Bingo.

Parfois je suis trop confiant.
J'oublie que mon frère est traître comme ses apparitions.

- Qu'est-c-... Mais qu'est-ce que tu fais là... ?

Je lève la tête lentement vers sa silhouette dans l'encadrement de la porte. Son expression d'incompréhension, c’est celle que j'avais espérée des années plus tôt, quand je l'ai volé pour la toute première fois. T'as toujours un train de retard, hermano.

- Bon sang, j'ai eu une de ses frayeurs...

Et déjà, ton intérêt s'envole. Tu ne te questionnes même pas. J'ai forcément une bonne raison. Gentil petit frère. Ce que tu es con.

- Tu m'expliques... ?

J’arbore une expression de souffrance convaincante. Je lui montre ma main sont le bandage rougit encore.

- Me suis blessé au taf. On m'a filé des antalgiques, mais ça me fait rien. J'ai un mal de chien, je voulais juste.. juste un truc plus fort. On veut rien me donner sans ordonnance alors......

J'ai assez l'air affligé pour toi, Abraham ? Je pue assez la détresse pour être à ton gout ?

- Je suis navré, je sais que j'aurais pas du... Le.. Le dis pas à Maman.

Donne-moi raison que je rigole.

Je reste planté à ma place, tel un fauve sur le qui-vive. Je n'ai aucune confiance en ta nonchalance. Tu sais berner ton monde. Ton indifférence est ta seule vraie constante.

- ... Dis-moi.
- Quoi ?
- Qu'allais-tu te prescrire ?
- ... De la codéine.
- Ils t'ont donné quoi à l'hôpital ?
- Juste de l’Ibuprofène.

Tu es déjà plus là, pas vrai ? Tu es parti quelque part où personne ne peut t'atteindre. Tu me sors ton numéro de psy qui instaure des questions à choix multiples pour que j'explore des pistes sous ton regard distant. Je ne suis pas ton patient, juste ton frère.Le frère dont tu n'as rien à branler, du reste. Continuons comme d'habitude, si tu veux bien.

- Comment es-tu rentré ?
- Qu'est-ce que ça peut te foutre ? Mouvement d'humeur, puéril. Je déteste ça quand je ne suis pas en contrôle. Tu m'empêches de l'être. Tu gravites toujours hors de mes sphères de maîtrise. Je te conseille juste de changer la serrure pour un truc plus costaud et de mettre une caméra de surveillance.

Soupir.

- Puisque t'es là, je veux bien que tu me signes mon ordonnance.

Aplomb.
Tant pis pour la livraison, va falloir que je concède un poil sur la fiabilité de mon offre pour me tirer de ce mauvais pas.

Silence.
Je viens de la voir, cette étincelle dans ton regard. Tu viens de te focaliser sur moi avec un feu que je ne te connais pas du tout. C'est là, que je soupçonne mon erreur.
Mon mensonge ne tiendra pas.

Tu me le confirmes.

- Il est difficile d'improviser un mensonge crédible quand on a été surpris. L’ibuprofène fluidifie le sang. Moins que l'aspirine, mais quand même. Tu n'es pas allé à l'hôpital. C'est des bandes qu'on achète en pharmacie, ça. Qu'elle est donc la vérité ?

Lente expiration. Brève. Souple. Je me remodèle sous tes yeux en bon comédien. Le masque de douleur s’effiloche pour ne laisser que la cire habituelle : froide, lisse. Chacun son art pour la distance, hermano.

Haussement de sourcil, un tantinet narquois.

- Je deal de la dope. Timbre  laconique, détaché. Regard qui te perce sans te permettre de t'échapper. Je me suis spécialisé dans le trafique de médicaments avec de fausses ordonnances. J'ai eu un pépin avec mon imprimante et j'ai une livraison à effectuer ce matin. Alors, je suis revenu aux sources pour me dépanner.

J'entrouvre les lèvres sur une esquisse de sourire qui ne se dessine finalement pas.

- J'ai besoin  d'une prescription de viagra pour mon client. Voix douce, tête penchée sur le côté en bon serpent biblique. Signe-la moi, s'il te plait, que je puisse aller travailler. Sinon, excuse-moi, mais j'ai à faire.

Je t’observe et je prends la mesure d'à quel point j'en ai plus rien à foutre. Cette réaction, tardive, d'inquiétude, je n'y crois plus. Tout mon corps pétri de désintérêt, macéré avec les années, n'arrive pas à interpréter quoi que ce soit de ta part de manière sincère.

Tout a gout de factice.

-... Tu me demandes pas de ne pas le répéter aux parents, ça ?
- Honnêtement ? Haussement d'épaule, neutralité terrifiante du ton. J'm'en fous. Ça m'évitera peut-être les repas interminables du dimanche à les écouter se gargariser sur la paroisse et sur leur "bon" fils. Que je sois là ou pas n'a jamais vraiment changé la donne. Tu peux officialiser mon absence de cette manière si ça te chante.
- Tu me laisses sans... Sans voix.
- Pour le peu qu'on cause, Hermano.

Sourire en coin, épinglé par les épines fichées dans le coeur. Et recouvertes de chair depuis. Le corps humain, quelle incroyable invention.

- Cela fait combien de temps ?
- Depuis la fac.
- Bon sang, tu mesures les risques, Jethro ?!
- Tu flippes d'être impliqué, que l’opprobre te rejaillisse sur la gueule ?Question suave. C'est "mignon"...

Rictus mauvais qui s'infecte.

- Je ne parle même pas de mes ordonnances, mais de tout le reste ! Tu pourrais te faire choper et... Et...
- Oooh, mon pauvre Abraham, l'époque où je souhaitais me faire pincer est révolue. Je louvoie depuis des années dans le métier, tu sais.

Ton désarroi m'amuse, néanmoins je n'ai pas que mes noix à branler et j'ai un timing à respecter. J'arrache tranquillement un feuillet d'ordonnance que je glisse, roué, dans l'intérieur de mon veston. Je contourne le bureau pour atteindre la porte. Tape sur ton épaule au passage.

- Fais comme d'hab', Big Bro. Détourne le regard. Je pose des prunelles acides sur toi, sans complaisance. C'est ce que tu fais de mieux...