Il erre abandonné par ses potes de la fac, pieds nus dans le sable refroidi par la nuit. Si on suivait l'empreinte de ses pas on constaterait qu'il marche plutôt droit pour un garçon prétendument trop bourré pour être considéré responsable des textos qu'il envoie. Peut-être qu'il en a rajouté un peu. Il fait quand même quelques écarts sur son chemin, lâche une basket par inadvertance et perd l'équilibre en voulant la ramasser. Il est pas sobre non plus. Il a bu juste assez pour mettre un peu de sa fierté de côté, juste assez pour oser appuyer sur envoyer, pour toutes les fois où il a préféré effacer. Il a bu juste assez pour balancer une ou deux vérités mais pas assez pour les assumer la seconde d'après. Voire en simultané. Jtmmerde. Ça le fait rire tout seul d'être si con. Mais Tito a pas vu tout ça, l'honneur est sauf. (Non.) Ce qui l'étonne, c'est que ça ait quand même fonctionné, à moins que Tito se foute de sa gueule et ne vienne jamais le chercher. À moins qu'il ne vienne que pour lui casser la gueule et le faire taire enfin. Il lui a dit plusieurs fois de la fermer et Mihail se demande s'il aurait fini par le recontacter, cette fois, si lui ne l'avait pas fait. Ça lui fait un peu mal d'y penser. C'est plus souvent Tito qui se manifestait après quelques jours de silence radio, Mihail l'avait pris pour acquis.

Tito n'est pas encore là quand il arrive au niveau de la jetée alors il se laisse tomber dans le sable pour admirer la belle nuit sans nuage. Comme si la pleine lune était trop éblouissante pour ses yeux bleus, il ramène sur son son nez ses lunettes de soleil qui sont restées sur sa tête toute la soirée, emmêlées dans ses boucles. La nuit est claire, mais c'est surtout pour voir plus net, histoire de pas rater Tito s'il finit par se pointer. Au bout de trois minutes allongé dans le sable, il s'impatiente déjà, alors il roule le bas de son bermuda et se dirige vers les vagues, laissant ses affaires là. C'est exactement la mauvaise idée contre laquelle Tito l'a mis en garde, c'est sûrement pour ça qu'il le fait. Il aime la mer mais en pleine nuit elle est beaucoup trop froide pour lui, même s'il fait encore assez chaud pour qu'il soit bien en débardeur, les côtes à l'air. Et en effet, il lui faut une bonne minute pour arriver à tremper ses chevilles. Il patauge un moment au même endroit avant de se lancer, de toute façon s'il ne bouge pas il sera bientôt sec parce que la marée est en train de baisser. C'est pas le jeu. Alors il court après l'écume et ne s'arrête que lorsque les vagues viennent lui lécher les genoux, une torsion dans le ventre à cause de la fraîcheur de l'eau. Ou peut-être que ça c'est à cause du mouvement qu'il vient de percevoir du coin de l’œil, en haut de la plage.

Il déteste Mihail. Il le déteste, il le déteste, ou du moins il essaye de s’en convaincre, jurant en espagnol alors qu’il fait défiler les messages sur le petit écran de son téléphone. Messages qui ne cessent pas. Il devrait pas répondre, c’est vrai, peut-être que Mihail insisterait pas, après tout. Il devrait le foutre sur liste noire, il sait pas comment on fait, mais s’il le voulait vraiment, il aurait cherché. Il le déteste. Parce qu’il veut pas le rayer de sa vie. Parce qu’il pense à lui parfois quand il est tout seul dans son lit, ou même quand y’a quelqu’un, même quand sa peau est contre celle d’un autre, il se prend à penser à lui, comme ça, comme un idiot. Et ça lui semble être une excellente raison de le haïr. Il ne sait même plus vraiment ce qui les a conduit à ça, cette situation où ils ne se parlent plus trop, ne se voient plus, sa colère de ce moment-là qui s’est envolée depuis bien longtemps, plus assez nourrie par le souvenir de l’altercation, pourrie par d’autres souvenirs, des beuveries, des coucheries et le sourire de Mihail. Et pourtant, la rancœur lui reste en travers de la gorge, comme une bêtise qu’on a trop envie de faire. Couper les ponts, c’est c’qu’il sait faire de mieux, battre en retraite, se recroqueviller tel un animal blessé dès qu’il se sent attaqué, incompris ou abandonné. Il sait plus pourquoi il l’a aussi mal pris, ça fait trop d’années qu’il refuse qu’on lui fasse du mal, se ferme et se blinde dès qu’un rien le contrarie, n’y réfléchit plus. On lui a dit trop souvent que c’était de sa faute alors que ça ne l’était pas, accusé de tous les maux parce que c’est plus facile de le désigner lui qu’un autre, plus simple de se débarrasser de lui, le marginal, le bizarre, le violent. Abandon. Ça doit être ça qui le submerge, l’impression d’être laissé derrière, qu’on fait des trucs sans lui, qu’on lui dit rien et qu’on s’attend à c’qu’il comprenne. Peut-être qu’il n’aurait pas été si brusque avec Mihail si y’avait pas eu Alice et Rhoan avant, sûrement qu’il aurait bouffé l’gâteau avec eux plutôt que d’le balancer par la fenêtre. Peut-être qu’il aurait eu moins mal et qu’il aurait eu moins d’efforts à faire pour le dissimuler s’il avait eu sa batterie encore entière pour pouvoir se défouler. Peut-être, peut-être. C’est trop tard, tout ça. Et il a jamais vécu dans l’passé.

Il s’apprête à jeter son téléphone plus loin, reprendre ses croches folles sur la table avec ses baguettes, seules rescapées du dernier désastre. Il y serait pas allé, si y’avait pas eu ce texto, s’il avait pas senti ses mains frémir et le clignement nerveux de son œil droit. Il sait que c’est sûrement juste pour rire, que c’est pas sérieux. Mais sûrement, c’est pas assez, et ça le fait chier, mais il répond presque en une seconde, a déjà enfilé ses baskets avant même de lui avoir lâché qu’il peut venir le chercher. C’est pas qu’il peut, en vérité, c’est qu’il va, même si Mihail déconne toujours dans ses réponses. Il le déteste, ouais. Il claque la porte de l’immeuble, enfourche sa moto et file à toute vitesse dans la nuit, trop vite, mais y’a aucun flic pour le choper, cette fois. La jetée tarde pas à se détacher à l’horizon sous le clair de lune, il a le cœur qui bat à mille à l’heure lorsqu’il freine, abandonne sa moto et son casque sur le trottoir, scrutant la plage à la recherche de la silhouette familière. Il grogne et marmonne des injures en descendant dans le sable, ayant repéré Mihail dans l’eau alors qu’il lui a dit de pas l’faire. Evidemment. Il aurait mieux fait de la fermer. « Me tomas el pelo ??? », il gueule à son intention, dépassant les affaires de Mihail pour s’approcher au plus près de la mer, le bout de ses baskets trempant négligemment dans l’eau. « Ramène-toi, marica. M’oblige pas à v’nir te chercher, tu vas l’regretter. »

Avec ses lunettes de soleil sur le nez, Mihail ne distingue pas vraiment la silhouette qui se découpe à peine dans l'ombre de la jetée, mais il reconnaît Tito rien qu'à sa démarche. Bien sûr, il l'attendait, ou plutôt il l'espérait, mais c'est pas seulement ça, c'est aussi qu'il commence à le connaître assez bien pour l'identifier aux détails les plus subtils. « Me tomas el pelo ??? » L'expression de Mihail est noyée dans le contre-jour — le contre-lune ? — mais pas son haussement d'épaule désinvolte, presque enfantin. Il est partagé entre plusieurs émotions. Il mentait pas quand il a dit qu'il regrettait déjà ses textos et là il a encore peur de les regretter demain parce qu'il sait pas ce qui va se passer quand Tito lui mettra la main dessus. Et en même temps il est content que Tito soit venu, avec sa mauvaise humeur et l'espagnol qui roule dans sa bouche avec un naturel que n'a jamais l'anglais. Même quand c'est pour l'insulter, Mihail aime bien l'entendre parler espagnol, il aime bien et il déteste ça aussi parce que c'est la trace de toute une vie dont il ne sait rien et que Tito n'a pas envie de partager avec lui. Et on en revient à l'origine de la dernière dispute. Il sait même pas si Tito a compris où était le problème parce qu'il est trop fier pour essayer de lui expliquer. Parce qu'il a honte. Parce qu'il a peur. Mais c'était pas la première dispute du genre. Il sait pas pourquoi c'était plus grave que les autres fois. Il sait pas pourquoi ses tentatives pour sauver la mise sont restées sans réponses. Sûrement que Tito a cru qu'il avait posté la photo du gâteau écrasé sur le trottoir juste pour le narguer. Sur le coup Mihail considérait qu'il n'aurait pas pu faire plus clair comme message, regarde je suis venu jusque sous ta fenêtre pour vérifier, regarde je suis assez important pour que tu t'énerves comme ça et toi tu l'es assez pour que je veuille m'en assurer ; mais Tito et lui se sont toujours compris de travers — et surtout personne n'a jamais trouvé que les messages équivoques de Mihail étaient clairs.

Pourtant Tito est capable de lire dans ses pensées quelques fois. C'est comme ça qu'il vient de lui couper l'herbe sous le pied à l'instant. Sinon comment il a su que c'est exactement ce qu'allait demander Mihail, Viens me chercher ? Parce qu'il commence à le connaître aussi, peut-être, surtout quand il est en pleine régression à cause d'un verre de trop. Mihail laisse passer quelques secondes le temps de trouver une réplique, ses méninges au ralenti. « Bah... Maintenant qu't'es là... T'es plus à trois mètres près. » C'est vrai, il voit même une vague venir s'étaler jusqu'à ses pieds. « Regarde, la mer vient te chercher, tu vas quand même pas la snober ! » il dit plus fort, l'amusement perceptible dans sa voix, une appréhension mystérieuse au fond du ventre. Il l'a fait traverser la ville, maintenant il se sent pousser des ailes et il veut le voir braver l'océan pour lui. « J'te jure elle est bonne, » qu'il ment en faisant mine de l'éclabousser, mais il est trop loin pour que le jet l'atteigne. Tu parles qu'elle est bonne, le froid commence à remonter sa colonne vertébrale. Si Tito se dépêche pas un peu, Mihail va se mettre à claquer des dents. Et même si le fond de l'air est encore chaud, le vent qui s'est levé sur le rivage est plus frais. Il s'engouffre sans problème dans les ouvertures trop larges de ses manches et gonfle son débardeur comme une voile.

Il prend une longue inspiration. Expire l’air de ses poumons avec l’allure d’un taureau de dessin-animé, on pourrait presque voir des volutes sortir de ses narines si l’on plissait les yeux. Reste calme, qu’il se commande à lui-même, les oreilles bouchées par le vent et son palpitant qu’il entend trop fort, à tambouriner dans sa cage thoracique. Il ferme les yeux le temps d’un battement, attrape le tempo au vol. Toujours écouter sa mélodie intérieure avant de jouer. C’est pareil pour engourdir la violence, la tuer dans l’œuf, retrouver quelque chose de régulier, de stable, de sain. Il ne veut pas faire de mal à Mihail, comme il ne voulait pas faire de mal à Casper. Il espère que ce sera un franc succès, cette fois, et pas un échec cuisant, au goût de sang et à la sensation d’ecchymoses douloureuses sous les doigts. D’autant plus qu’y’a pas de foule autour d’eux pour l’empêcher de noyer Mihail tout à fait. Il croise les bras comme un videur de nightclub, scrute le visage du Roumain qu’il ne distingue pas bien dans la semi-pénombre, caché derrière ses lunettes ridicules, mais qu’il devine aisément moqueur et totalement à l’Ouest. Il a bu, y’a pas photo, il le sait au ton de sa voix, à ses répliques qui ne viennent pas aussi facilement que d’habitude, à son équilibre un peu bancal quand il se penche vers l’eau pour l’éclabousser. Les sourcils légèrement haussés, les pieds résolument plantés dans le sable, à peine inquiété de la mer qui vient lui lécher les baskets, Tito attend. Il pourrait attendre comme ça toute la nuit, inébranlable, statue de marbre aux traits forgés pour durer une petite éternité. Dans sa tête, les enchaînements rythmiques se font la part belle, de plus en plus compliqués pour lui occuper l’esprit, collant des croches sur ses toms au clapotement de la mer, des coups de cymbales pour le vent qui s’engouffre entre les immeubles, là-haut sur la digue, martèlement de grosse caisse pour le martèlement de son cœur. Et Mihail qui vient s’ajouter à cette symphonie du chaos telle la flûte sur la caisse claire du Boléro de Ravel. « Dans deux minutes, tu vas geindre parce que t’as froid. » Il fait craquer sa nuque sans le quitter de son regard blasé, penchant la tête d’un côté puis de l’autre, comme si ce n’était qu’une tactique pour patienter, un peu comme faire les cent pas. Il le connaît, Mihail, un peu trop, maintenant, pour l’avoir observé dormir trop de fois, roulé en boule à côté de lui. Il a jamais su s’il faisait semblant ou pas, mais il a jamais perdu une miette des frissons qui parcouraient son corps à la moindre occasion, dressant ses poils tels une multitude de petits soldats. A chaque fois, Tito avait sacrifié un peu de sa couverture pour le mettre à l’abri du froid. Ce soir, pourtant, il n’est pas décidé à se jeter à l’eau, tant littéralement que métaphoriquement. « Mais tu vas rester dans la flotte, par fierté », tout comme lui restera sur le rivage, tributaire de l’exacte même fierté, « tu finiras par faire un choc thermique et j’devrai appeler une ambulance pour venir te chercher. Avec un peu de chance, tu choperas una pulmonía et je serai débarrassé de toi. » Il fait claquer sa langue dans l'air, comme s'il venait ponctuer sa phrase d'un et toc, dans ta gueule. Même si ça l'embêterait beaucoup que Mihail chope une pneumonie, en vérité.

Il se marre comme un bossu en voyant Tito croiser les bras et le regarder fixement, façon gorille un brin hostile. Il sait que Tito est sérieux, il sait peut-être pas à quel point, mais il sait qu'il fait pas semblant d'être énervé, et pourtant Mihail peut pas s'empêcher de s'amuser. Il a l'insolence d'un gosse qui a envie d'aller au bout de sa connerie après qu'on l'ait pris la main dans le sac, en sachant qu'il va la regretter, mais quitte à payer autant faire les choses en grand. Bien sûr qu'il va geindre parce qu'il a froid. Il a déjà froid. Il est pas sûr d'être aussi fier qu'a l'air de le penser Tito, par contre, pas aussi fier que l'est Tito en tout cas. Maintenant qu'il a dit ça, Mihail hésite entre lui donner raison en restant dans la flotte et le contredire en abandonnant tout de suite, mais il se demande s'il baisserait dans l'estime de Tito s'il découvrait qu'il n'a pas la même force de caractère que lui, même si être buté n'est pas exactement une qualité. Il sait pas quoi faire. Il a pas envie de lui donner raison ; il a pas envie de déposer les armes si vite. Son cœur balance et son corps suit le mouvement, les jambes qui oscillent au rythme des vagues. Et puis il fait un pas vers Tito, ayant décidé de laisser tomber.

Il se laisse tomber. La fraîcheur de l'eau lui coupe le souffle quand elle le cueille par le dos. Il jaillit sur ses pieds dans la seconde, trempé de la tête aux pieds et instantanément dessaoulé. C'était pas son plan. Il a oublié de prendre en compte la résistance que lui opposerait le courant de la mer en train de se retirer. Il est secoué de grands frissons et ses bras ramenés contre lui n'y changent rien. S'il avait été seul il aurait peut-être pleuré de rage et d'impuissance, parce qu'il peut rien faire pour se sécher maintenant, parce qu'il va crever de froid comme un con, et c'est pire avec Tito comme témoin mais c'est sa présence qui l'encourage à rester digne. Il est pas aussi fier qu'il le croit, mais il est fier. Il a plus très envie de lui faire face, maintenant, il préférerait qu'il s'en aille, c'est pour ça qu'il n'avance vers le rivage qu'à petits pas récalcitrants. Il tremble comme une feuille et ses dents claquent comme celles d'un squelette mécanique dans un château hanté. Ce serait pas si terrible si y avait pas ce vent qui le fouette sans ménagement. « Putain... » J'ai trop froid, qu'il allait dire. Il ravale ça. Mais ça change rien. « T'as gagné. » Il va la choper cette saloperie de pneumonie. « Vas-y saute de joie, t'gêne pas. » Non pas que ce soit le genre de Tito, mais  c'est vrai qu'il a gagné, Mihail s'est planté comme un idiot, Mihail a froid, Mihail est un peu trop fier et a toujours de l'eau jusqu'aux mollets parce qu'il refuse de rejoindre le sable sec malgré la tremblote évidente dans sa voix. « J'te déteste. » D'une façon ou d'une autre c'est la faute de Tito. C'est lui qui l'a déstabilisé, c'est lui qui lui retourne le cerveau et lui fait s'emmêler les pinceaux, c'est lui qui lui a dit de l'attendre ici alors qu'il aurait pu rentrer tout seul, c'est lui qui lui dit qu'il serait content de le voir crever et lui fait réaliser qu'il aurait voulu entendre complètement autre chose. Il voulait rien de tout ça.

Il a répété des millions de fois son rôle de gros bras impassible, imperturbable, même par le rire idiot de Mihail qu’il récolte en retour. Il ne bouge pas d’un cil, zéro micro-expression pour dénoncer son cœur qui danse la salsa, trop habitué à réprimer ses sentiments, à ne les laisser transparaître que dans des explosions de colère passagère. Mihail le fatigue. Comme la plupart des gens. Il n’arrive pas à comprendre sa logique, ni à savoir ce qu’il doit faire pour qu’il l’aime bien ou qu’il ne l’aime pas. Souvent, ça a l’effet inverse de ses intentions, alors ne plus causer et ne plus rien faire semble la meilleure solution. Attendre. Attendre que Mihail daigne faire un pas dans sa direction. Qu’il arrête de jouer au con. Il ne sait pas si Mihail est réellement aussi fier qu’il l’a décrit. Il sait que tous deux ont de la fierté mal placée à revendre et un besoin pathologique d’avoir le dernier mot. Sa manœuvre consiste surtout à lui faire observer que, des deux, il a la position la plus confortable, au sec, sur la plage, et qu’il n’a donc aucune raison d’aller se mouiller. Alors que Mihail a toutes les raisons du monde de vouloir sortir de l’eau, sa frilosité légendaire en tête de liste. Il soupire. Il ne sait pas pourquoi il met autant de temps à se décider. Il a pas tellement le choix, entre rester avec les poissons pour brosser son orgueil dans le sens du poil et s’éloigner de la mer par pur esprit de contradiction. Peut-être que c’est ça qui l’fait hésiter. Tito sait pas trop. Mais il a l’impression de toujours savoir appuyer là où il faut quand il s’agit de Mihail. Sans qu’ce soit quelque chose de positif. Il attend toujours, et puis un pas, et plouf.

« Puta madre de Dios. » C’est l’genre de juron qui lui a valu mille paires de baffes de son abuela, et qui choquait même ses cousins gangstas, parce qu’on peut pas associer la Sainte Vierge et les Putes, il paraît. Mais Tito il en a rien à foutre des gens qui volent dans le ciel, pas comme des Roumains trempés d’la tête aux pieds. Il s’retient, pourtant, d’aller l’repêcher en lui tendant la main, ses bras qui se sont décroisés par réflexe mais qui sont restés bloqués dans l’air, une demi-seconde, avant qu’il décide de les ramener près de lui. Son visage non plus est pas resté aussi blasé que d’habitude, mais il se console en s’disant que Mihail a pas dû remarquer. Il faisait trempette à c’moment-là. Maintenant il est debout et frigorifié, à avancer lentement jusqu’à lui, dans une imitation grotesque de la marche de l’empereur. « Mihail… » Un murmure, alors que l’autre continue de parler. Il l’épuise, et il n’a pas envie de riposter. Jusqu’à c’qu’il lui dise qu’il le déteste. Ça claque dans l’air, l’impression qu’le vent vient d’le gifler, ses poings qui se serrent contre ses cuisses pour pas les lever, ça fait pas vraiment mal, mais c’est désagréable. Il a honte, putain, pourquoi il a honte. Il s’est juré d’plus jamais laisser quelqu’un lui donner honte de lui. D’un geste brusque, il lui attrape le poignet, lui fait faire le dernier pas hors de l’eau, le pas de trop. Il s’concentre sur ses dents qui claquent comme si c’était un rythme inédit, pour faire partir ses émotions trop féroces, trop violentes. « Eres un idiota », qu’il grommelle, prenant le ton de son abuela à chaque fois qu’il faisait une bêtise, en lui retirant son débardeur bien rincé pour l’essorer sur le sable. Malgré la bonne volonté qu’il y met, ça sert pas à grand-chose, et son regard noir se reporte sur Mihail, ses cheveux ruisselants, son sourire absent, ses frissons ardents. Il sait pas trop c’qu’il fait, quand il le prend dans ses bras, frottant son dos de ses paumes pour tenter de le réchauffer. Il sait pas pourquoi il le fait, ni pourquoi ça lui fait du bien, mais y’a un truc qui lui paraît soudain beaucoup plus clair. « No te odio », il souffle à son oreille, lâcheté de sa langue et le cœur plus léger.

Tout à coup il est hyper contrarié. L'alcool le rend lunatique. C'est pas juste la flotte et le froid, c'est pas juste parce qu'il s'est tapé la honte non plus, parce que c'est vrai qu'il est pas si fier que ça, pas quand il est bourré en tout cas. C'est un autre truc qui reste trop flou pour qu'il le comprenne, sans parler de l'exprimer, un truc qui lui chatouille l'estomac et lui remonte dans la gorge — ah, nan, ça c'est peut-être encore autre chose de plus concret. Il déglutit et aspire une longue bouffé d'air marin, ça devrait faire passer la nausée. Il a quand même pas assez bu pour en être là, pour le coup il peut remercier le choc thermique. Mais c'est pas ça qui lui trouble l'esprit. C'est pas ça qui lui donne envie de hurler sur Tito et qui en même temps l'empêche de trouver les mots. Il a déjà oublié ce qu'il a dit juste avant, à part le j'te déteste, le reste était là juste pour meubler le vide, le manque qu'il arrive pas à formuler. Tito lui manque, c'est peut-être aussi simple que ça. Ce serait bien, hein. Nan, c'est pas que ça, mais Tito lui manque, Tito lui a manqué et il est pas sûr ce soit terminé. Il est là, mais il est encore loin. C'est quoi qui bloque, pourquoi il peut traverser la ville mais pas faire ces derniers pas jusqu'à lui ? T'as peur de quoi Tito ? C'est la source de la dispute, encore. Et Tito n'est toujours pas au courant.

Le pire c'est que Mihail ne peut pas prétendre être le plus courageux des deux quand il arrive finalement au niveau de Tito, il a juste pas vraiment le choix. Surtout quand Tito le chope par le poignet et le ramène vers lui, au sec enfin. Il a gagné, mais ça lui déplaît qu'à moitié. « Eres un idiota. » Mihail el idiota lâche un rire venimeux. Il a pas besoin des insultes. Ça l'aide pas à clarifier ce qui le tracasse. « Ta gueule... » qu'il grommelle, la voix étouffée par le débardeur trempé que Tito lui passe par-dessus la tête. Il se laisse faire parce que c'est devenu assez naturel de laisser Tito le dessaper quand ça le prend, ouais même sur la plage, pourquoi pas. Il a le regard dans le vague, là-haut sur la route et la lumière d'un lampadaire qui frissonne comme lui. Il voit à peine Tito qui essaie d'essorer son haut, tandis que lui-même se passe une main dans les cheveux dans le même but. Il regrette son geste quand une coulée froide lui dégouline le long de la colonne vertébrale et qu'il se met à trembler de plus belle. J'vais vraiment mourir, qu'il se dit en croisant le regard de Tito. Il a l'air de le détester aussi, c'est bien comme ça ils sont deux. C'est toujours emmerdant l'absence de réciprocité.

Sa gorge se noue. Il détourne les yeux le premier. Il a un mouvement de recul quand il aperçoit du coin de l’œil Tito avancer sur lui, et puis le monde bascule en un éclair. Au lieu du coup auquel il s'attendait, il sent les bras de Tito se refermer autour de lui et ses paumes brûlantes réchauffer son dos. Il lâche un grognement de satisfaction, c'est plus fort que lui. Il savait pas que la chaleur humaine c'était aussi miraculeux. Y a toujours un truc qui remue dans le creux de son estomac mais c'est plus pareil, ça commence à frémir. Il se laisse aller comme une poupée de chiffon, les bras repliés entre eux pour ne rien laisser s'échapper de la chaleur de Tito. Il veut tout pour lui. Il pose le menton contre sa clavicule et ferme les yeux, les lèvres contre sa peau mais pas vraiment un baiser. Y a le souffle de Tito contre son oreille et ça aussi c'est chaud, chaud, chaud. Et puis les mots. « No te odio. » Le nœud dans la gorge de Mihail éclate en un petit hoquet de surprise mal refoulé. Litote. Ça lui rappelle de vieux textos. Comment il peut se souvenir de trucs à la con comme ça maintenant ? Parce que Tito savait pas ce que c'était, peut-être. Il ferme les yeux un peu plus fort, presse tout son corps plus fort contre Tito. « T'es sûr que tu sais c'que ça veut dire ? Vraiment, » il demande dans un souffle chaud, chaud, chaud tout contre sa peau. Maintenant ça boue en lui. Ça déborde. Il le sent jusque dans les yeux qu'il refuse d'ouvrir. « Moi non plus. J'suis désolé pour ton putain de gâteau, j'voulais pas qu'il finisse comme ça. » J'voulais pas qu'on finisse comme ça.

Ça gratte, et ça griffe, une raideur, une sensation désagréable dans sa nuque, à cause du rire corrosif de Mihail, de son injonction à fermer sa gueule et de son mouvement de recul quand il se décide enfin à le prendre dans ses bras. Ça pourrait le mettre en colère. Ça pourrait, oui, mais c’est de sa faute, tout ça, c’est sa réputation qui le précède et elle est pas fondée sur de l’air. Il en peut plus, d’être vu comme une menace, même par les gens qu’il aime. Surtout par les gens qu’il aime. Même s’il fait semblant d’les détester. Ça pourrait le mettre en colère, c’est sûr, mais Mihail tremble et il va pas le réchauffer en lui hurlant dessus (en lui cognant dessus, peut-être). Bref, il ravale sa vexation et sa fierté pour lui frotter le dos avec vigueur, et lui avouer qu’il ne le déteste pas. N’importe qui aurait pu le dire, un cabrón qui accourt parce que son marica chéri lui raconte des salades. N’empêche qu’il a eu peur, et que le simple fait d’être rassuré, de tenir Mihail entre ses bras, ça lui fait du bien. Il soupire légèrement, très légèrement, dans son cou, marmonne un sarcasme, « Ouais, l’espagnol est ma langue maternelle, sabes ? », mais ça n’a plus d’importance, à présent. Parce que Mihail peut le sentir, pas vrai, qu’il ne ment pas ? Et lui aussi, il le sent, quand Mihail se blottit tout contre lui. « On s’en fout du gâteau. » Il grogne un peu, mais pas méchamment, c’est juste une manière de dire qu’il s’en fout de leurs conneries, que c’est oublié, pardonné, qu’il tentera d’être moins con, à l’avenir. Parce qu’il en a marre d’être toujours sur la défensive, en a marre qu’on lui en veuille sans qu’il comprenne jamais pourquoi, en a marre de se prendre la tête pour un rien. Il était seulement jaloux. Il voulait seulement qu’on arrête de l’abandonner. « Vamos, j’te ramène avant qu’tu finisses en iceberg. Et prends ça, tu m’fais pitié », qu’il lance en le libérant de son étreinte et en passant son propre tee-shirt au-dessus de sa tête pour le lui enfiler. « Maintenant t’as l’air d’une vraie groupie. » Et y’a peut-être un sourire dans son clin d’œil.