La vie était douce à Savannah en été, même pour un oiseau de nuit comme toi. Surtout pour les filles comme toi en fait. Ton rythme de vie ne ressemblait clairement à rien et tu commençais à sentir quand tu déconnais trop. Ce matin, ça allait : tu n’avais pas trop forcé hier soir mais par prévention, tu t’étais offert une petite journée posée, masque d’argile fraîche sur le visage et le vernis à ongle qui séchait lentement alors que tu soufflais dessus d’un air absent. Personne n’était à l’appartement et si tu détestais ça, pour cette-fois, ça ne te dérangeait pas trop : tu aimais entretenir l’illusion que tu étais naturellement parfaite, le teint frais, la manucure impeccable et les jambes douces comme le velours. Clairement, ce n’était par Daire qui passerait sa journée à chasser la moindre imperfection, ceci dit, monde injuste, elle n’en avait guère besoin et surtout, elle n’en avait rien à foutre de ces conneries. Elle n’avait pas besoin d’être jolie pour qu’on lui mange dans la main, Daire était pourvue de couilles au moins aussi pesantes que celles des chefs de votre petite famille désunie. Tu ne l’admettrais sans doute jamais mais tu l’admirais pour ça, même si elle t’énervait à gueuler pour chaque connerie. Sur JJ ça passait, sur JJ tout passait, sur Daire c’était juste chiant.
D’une nouvelle profonde inspiration, tu laissais l’air filer entre tes lèvres directement sur tes ongles quand la sonnerie de ton téléphone déchira le silence de l’appartement. Aussitôt, ton cœur s’accéléra comme à chaque fois que ton téléphone s’animait, curieuse de découvrir ce que l’on pouvait bien te vouloir, parfois un peu inquiète mais toujours excitée. Tu ne mis pas longtemps à le porter à ton oreille, accrochant un ongle encore humide dans tes cheveux. Ton Allo fut pourtant aussitôt recouvert par une voix pré-enregistrée t’annonçant un appel de la prison. Wow ! Si tu t’étais attendue à ça !
— Allo ? repris-tu quand la voix eut terminé son annonce.
C’est Sam. Quelques mots et pourtant, un curieux mélange d’émotions te traversa la caboche. Un curieux alliage de déception, de joie et de surprise. Samih, clairement tu n’aurais pas parié sur lui mais maintenant que tu l’avais au bout du fil, tu étais heureuse d’entendre le son de sa voix même s’il semblait…différent ? En même temps, il était en prison, hein…
— Ben tu dois bien t’en douter, c’est mort ici sans vous. Répondis-tu en roulant des yeux, question débile, il devait bien savoir qu’il était votre ciment et que vous aviez beau tenter de poser des briques pour rafistoler la baraque, sans personne pour vraiment vous maintenir unis, ça restait fragile. Malgré toute ta confiance en Daire, elle n’avait pas ce qu’il fallait pour te donner envie de la suivre les yeux fermés.
— Franchement on se débrouille, ne t’inquiète pas mais toi comment tu vas ? Tu nous manques beaucoup tu sais…Raconte-moi comment ça se passe pour toi ? Et qu’est-ce que tu veux pour m’appeler moi ? songeais-tu en changeant ton portable de main pour regarder les dégâts sur ton vernis. Putain. Tout à refaire.

Tu t’attendais à tout sauf à un appel de Samih alors forcément, tu ne t’étais pas préparée. Pas comme la fois où tu étais venue voir JJ en tout cas. Tu n’avais pas réfléchi aux mots que tu prononcerais mais ce n’était pas nécessaire. Avec Samih, tu ne marchais pas sur les œufs comme avec JJ, tu le respectais mais sans craindre ses réactions. Le leader des Kids avait toujours su vous guider sans avoir à hausser le ton, pas avec toi du moins. A vrai dire, tu avais parfois la sensation qu’il n’avait jamais rien eu à te dire en fait, surtout maintenant qu’il semblait si loin de vous tous. Sauf aujourd’hui. Quand vous ne risquiez plus de vous croiser avant un moment. Voilà qui eut de quoi attiser ta curiosité et maintenant que tu avais ruiné ta manucure, autant lui accorder toute ton attention.
Déblatérant à tue-tête comme si ce que tu avais à raconter pouvait réellement lui importer quand il était enfermé entre quatre murs. Non, tu t’étais surtout imaginé qu’il aurait besoin d’entendre ça, que ça irait. Pour vous. Lui en revanche ? Tu ne t’attendais pas vraiment à ce qu’il te réponde aussi sèchement et tu restais d’ailleurs un instant silencieuse, comme surprise par son ton, par la réalité qui s’imposait à toi. « Oh.. » soufflais-tu, les lèvres pincées et les sourcils froncés.
Evidemment que Samih allait mal, il était en prison. Il n’était pas seul, il était entouré d’un tas d’autres gars d’autrement plus mauvais que lui. Peut-être que dans ton esprit, aller en case prison, c’était comme passer son tour de jeu, c’était rester sur la touche et attendre que le temps passe. Tu étais loin de la réalité et il venait de te ramener sur Terre d’un seul mot. Quand il reprit, tu fronçais pourtant davantage des sourcils, changeant le téléphone de main. Pourquoi JJ serait à l’origine de ses emmerdes ? « Qu’est-ce qu’il se passe Sam ? » questionnais-tu, pas encore certaine de vouloir entendre ce qu’il avait à te dire. Evidemment que c’était toujours JJ mais il n’y avait rien de neuf à ça, pas vrai ?
Etrangement, tu n’avais pas spécialement envie de lui dire que tu étais venue le voir mais c’était Sam au bout du fil. Tu ne mentirais pas à Sam. « Oui…il avait l’air bien, comme d’habitude quoi » des bleus sur la tête mais ça, ça ne changeait pas de l’extérieur. « Qu’est ce qu’il devait me raconter ? » repris-tu avant de te reprendre, te levant pour marcher jusqu’à la fenêtre. « Sam, pourquoi tu m’appelles pour te plaindre de JJ ? » Qu’est-ce qu’il voulait que tu y fasses, hum ?

Tu ne comprenais rien à ce que te voulait Samih et cet appel sorti de nulle part avait de quoi te troubler. D’un pas nonchalant, tu marchais jusqu’à la fenêtre, ouvrant cette dernière pour t’installer sur le rebord. Il avait beau faire chaud, un petit vent vint soulever tes épaisses mèches brunes. Ça devait être dur pour lui et JJ en prison, à suffoquer dans leurs cellules sans climatisation et sans fenêtre pour profiter du beau temps.
Avec précaution, tu répondis aux questions de Samih, essayant de percevoir à travers le ton de sa voix les réponses qu’il espérait entendre. Le problème c’est que tu ne comprenais plus grand-chose à Sam et surtout, tu n’avais pas la moindre idée pour laquelle il te cuisinait tant à propos de JJ. La seule chose que tu parvins à saisir, c’est l’impatience dans le ton de sa voix.
Roulant des yeux, tu te demandais un instant ce qu’ils te cachaient encore. Ce jeu de dupes, ça faisait un moment qu’il durait et tu étais visiblement trop conne pour que l’on se prenne la peine de te tenir au courant alors non, il ne t’en avait pas parlé, de ce qu’il devait te dire, quoi de plus normal ? « Vous êtes en prison Sam, tu t’attendais à quoi ? » soufflais-tu à voix basse, plus exaspérée que discrète.
Posant finalement la seule vraie question qui valait la peine d’être énoncée, tu écoutais silencieusement Samih au bout du fil. Quelque chose changea dans le ton de sa voix, comme s’il venait de se découvrir un regain d’autorité et toi, tu avais beau jouer à la fière, tu n’étais pas de nature rebelle. Pas envers ceux qui vous ont recueillis, toi et Cal. C’est toujours dans un silence de mort que tu attendis qu’il te redonne droit à la parole, sentant comme un poids peser soudain sur ton cœur.
Fermant un instant les yeux, les lèvres violemment attaquées par tes dents, tu avais plaqué le portable contre ta poitrine le temps de te reprendre. JJ ne fait plus parti de ta famille. JJ ne fait plus parti de ta famille…Non. Non ce n’était pas possible. En fait, non, tu refusais. « Ben non. » finis-tu par dire en reprenant le portable à l’oreille, la bouche sèche. « Juste comme ça tu m’annonces qu’il est mort pour nous ? mais ça marche plus comme ça Sam et j’crois que j’ai pas d’ordres à recevoir d’un mec que j’suis même plus sure d'connaître ! Huit ans de taule pour un bébé volé Samih ? Mais t’es qui putain ? Y’a quoi d’autres qu’on nous dit pas à Cal et moi ? Hein ? ALORS QUOI PUTAIN ? T’AS D’AUTRES VŒUX A PART CA ? MERDE ! »
Dérapage. Comme ton téléphone contre le mur.

Il n’avait pas le droit de faire ça Samih, vous abandonner et s’abandonner lui-même en se rendant à la police pour une connerie aussi monumentale et ensuite exiger que vous l’écoutiez comme la parole sainte. Tu n’allais pas renier JJ parce qu’il te le demandait, tu n’allais pas cesser de lui parler, te soucier de lui et l’adorer tout ça parce que Samih avait décidé qu’il ne faisait plus parti de la bande. Alors quoi ? Il suffisait de lui déplaire pour être jeté comme un malpropre ? Tu étais révoltée par cette demande qui te tombait sur le coin de la tête, tout droit sortie de nulle part. Ce n’était pourtant pas tout à fait ta faute. Voilà trop longtemps qu’il se passait des choses dans votre dos, il y avait trop de zones d’ombres dont on t’avait tenue à l’écart et tu avais beau être naïve, tu sentais bien que l’histoire puait beaucoup plus que ce que tu pouvais t’imaginer. Mais tu ne pouvais deviner les tenants et aboutissants si l’on ne t’aidait pas un peu. Alors voilà, Samih n’avait jamais pris la peine de s’assoir face à toi et happer ton regard du sien avant de te raconter toute l’histoire, il en payait aujourd’hui le prix.
C’est peut-être un ras le bol que tu lui crachais à la figure, plus violemment que prévu. Tu ne l’avais pas prémédité mais dans l’incompréhension, tu lui avais craché toute la peine qui pouvait te cisailler le cœur lorsque tu te rendais compte que tu ne savais plus rien sur personne, ni lui, ni JJ, ni même Eanna qui semblait avoir fait une croix sur vous, ne prenant même plus la peine de répondre à tes textos.
Tu ne l’écoutais plus, tu lui balançais ta peine sans même chercher à comprendre. Comme tu ne comprenais pas ce qui avait pu lui passer par la tête, à voler un bébé. Lui. Le mec le plus indifférent aux gosses que tu puisses connaître. Ça n’avait pas de sens. Ce n’était pas lui, pas vrai ?
Tu n’avais pas entendu le reste de ses mots, tu aurais sans doute mieux fait de garder patience mais emportée dans la brutalité de tes émotions, tu avais jeté le téléphone contre le mur comme tu aurais aimé écraser ta main sur sa bouche pour qu’il ne puisse pas prononcer ces mots abjects. Tu avais beau ne pas les avoir entendus, tu en avais compris le sens et il te demandait l’impossible : choisir. Et toi tu refusais. Pour la première fois en cinq ans, tu te désolidarisais de l’autorité de Samih. Tu ne choisirais pas entre lui et JJ bien qu’en refusant de le faire, tu en choisissais un, justement, de camps.
Tu restais ainsi un long moment, à ne plus bouger, ne pas même reprendre ton portable qui gisait au sol, de l’autre côté de la pièce. Peut-être que Samih était encore au bout du fil. Tu ne voulais pas. Tu ne pouvais pas l’écouter encore alors tu restais juste là, t’agenouillant avant d’entourer tes jambes de tes bras, les yeux embués de larmes que tu ne cherchais plus à retenir.