Les gens autour de lui dansent et sourient.
Il les déteste tous, tous ces connards qui veulent donner l’illusion de s’amuser juste un soir par an avant de retourner à leurs pauvres vies avant de crever sur un trottoir. Lui il crève à l’intérieur il s’en fout il a envie de cogner de casser la gueule de quelqu’un n’importe qui. Il était parti pour s’amuser au départ, les basses assourdissantes comme une berceuse les hanches qui bougent contre des inconnues, mais la crise a pris le dessus, imprévisible incontrôlable celle qui prend aux tripes et qui dévaste tout, celle qu’il ne peut pas effacer –il a bien failli claquer, de nombreuses fois, il a fait cogner ses poings des fois plus nombreuses encore et une fois il a même buté un gars. C’était y’a longtemps de ça, il s’en souvient même pas clairement, son pauvre cerveau malade qui lui fait avoir des trous noirs plus grands que celui gravé sur son crâne. Il déteste les gens le monde lui-même, son esprit qui n’arrive même pas à être clair ses poings qui se serrent et tremblent, il se déteste –qu’ils aillent tous se faire enculer. « Laissez-moi passer, laissez-moi passer, LAISSE MOI PASSER CONNARD » il hurle mais la musique est trop forte, un mec le bouscule, il écrase son poing dans sa mâchoire. Phalanges qui craquent cœur qui bat c’est comme si dans ses veines on réveillait un brasier. La peur des conséquences et celle de crever, le soulagement de pouvoir enfin tout laisser exploser. Le mec a des amis qui fondent tous sur lui, ils sont deux puis trois puis quatre, il s’en fout. Il peut tous les défoncer s’il veut il n’a pas peur qu’ils cognent qu’ils le tabassent il reviendra toujours debout il rendra toujours les coups. Et ils se perdent et il cogne il hurle il mord il griffe c’est un chien enragé qui saute sur tout ce qui bouge personne ne peut le calmer –pas même le vigile de deux mètres qui le soulève par le col qui l’entrave entre ses bras et l’emmène vers la sortie. « LÂCHE MOI ENCULE ! JVAIS LES CREVER TOUS JVAIS LES BUTER ! » Il n’entend même pas la réponse peut être un truc en rapport avec les flics, avant que sa carcasse ne soit jetée dans la ruelle qu’il glisse contre le trottoir humide. La porte en fer claquée au nez il fonce dessus cogne dessus, impossible de l’ouvrir. « Putain putain PUTAIN ! » Il cogne encore, rien, alors ça l’énerve encore plus, cogne dans le mur dans la benne à ordures juste à côté. Comme si ça allait changer quoi que ce soit, comme si quelqu’un allait venir le chercher.
Et putain de bonne année.

Il sait plus qui a balancé qu’ils devaient aller en soirée pour le nouvel an. Ça ressemble bien à une idée que Rhoan pourrait avoir, mais la voix qu’il entend encore dans sa tête est déformée et lointaine. Il aime pas le nouvel an. Il aime pas les gens qui fêtent le nouvel an. Il aime pas le champagne. Il aime pas le décompte. La seule chose qu’il aime, c’est les feux d’artifice, parce que ça explose et que ça crépite et qu’il aime le bruit qui couvre tout le reste. Il a du mal à savoir c’qu’il fout là, à faire la gueule au milieu de tous ces connards supposément heureux – ils ont l’air de bien se marrer, en tout cas. Il a pas assez bu. Il est dans la dèche, et il a passé la soirée à choper des verres en scréd à des types trop bourrés pour remarquer. Faut dire qu’ils vendent l’alcool au prix de l’or, dans ces soirées à la con, tous les tarifs ont triplé, et même pour une bière faut cracher cinq dollars. Du coup, il a décidé de rien payer. Il a perdu Rhoan dans la foule depuis trop longtemps, à se paumer contre des corps anonymes, planté comme un piquet sur la piste de danse parce qu’il est définitivement pas assez saoul pour twerker. Il s’emmerde comme un rat mort quand il repère des mouvements étranges parmi les danseurs, les gens qui s’écartent en maugréant, comme pour s’éloigner d’une bagarre, c’est pourquoi il se lance à contre-courant, finit par reconnaître Rhoan en mauvaise posture, bouscule pour se frayer un passage en espérant pouvoir encore maraver quelques tronches, mais il arrive trop tard, tout est terminé et Storm est même plus dans les parages. Puta. Cette soirée est vraiment trop merdique. Il sort par la porte de devant, contourne le bâtiment, retrouve sans trop de mal Rhoan à l’arrière du club, à taper dans la porte, le mur, la benne à ordures. Il soupire en s’approchant. « Cette benne t’a rien fait, cabrón. » Il s’arrête à sa hauteur, le toise pour jauger son état. Il a déjà vu pire, ça va, il aura seulement quelques bleus mal placés le lendemain. « T’aurais pu m’attendre pour faire la fête à ces malparidos. C’quoi le problème ? » Il demande, en s’adossant au mur les bras croisés, les yeux plongés dans les siens, regard blasé du mec qui a trop l’habitude des réactions de sale gosse. Il se fumerait bien une cigarette, mais il en a pas. « File-moi une clope au lieu d'rager. »

C'est sûrement le pire nouvel an qu'il ait passé, à taper dans les poubelles comme un forcené. Il sait pas pourquoi en ce moment il est encore plus sur les nerfs que d'habitude, comme s'il était un baril de poudre devant une allumette, un rien qui le fait vriller, un regard un sourire mal placé, les poings qui se serrent et des gueules qu'il a envie de péter. Alors il s'acharne sur la benne, boum boum du métal contre ses pieds ses poings qui lui font mal son cœur qui s'emballe. Quand Tito arrive il ne le remarque même pas, y'a trop de rage pour qu'il puisse voir qui ce que soit. C'est au bout de quelques minutes qu'il relève les yeux.  « Ta gueule. » Il sait même pas ce qu'il lui a dit mais c'est Tito alors y'a de fortes chances pour que ça soit une moquerie. Quand il lui fonce dessus c'est pas pour le cogner -il pourrait jamais cogner Tito, même si parfois il en a envie. Il échoue juste son crâne contre son épaule et soupire. « J'sais pas ça me saoule j'arrive pas à me calmer j'ai envie de taper tout le monde, sauf toi parce que toi c'est toi et que même si t'es con jte tape pas. Parce que j't'aime. » Il le dit jamais, ça. Alors il sort un paquet de clopes de sa poche et lui fourre dans la main sans ménagement. «  Allume m'en une j'ai les mains qui tremblent. » Y'a des gens qui crient dans la boite, c'est pas encore minuit il croit pas mais il a perdu la notion du temps, il pourrait être 21h ou 4h du matin ça serait la même chose. Son crâne qui vient taper contre le mur, un grognement de douleur, il est vraiment idiot parfois. « Et c'est toi le cambron ou j'sais pas quoi. » Il aimerait voir des feux d'artifice, des gens heureux, il aimerait en faire partie, surtout. Mais il y arrive pas, pas ce soir, y'a pas d'effort suffisant pas de sourire à avoir, juste les poings qui se serrent et qui font mal, la mâchoire qui se tend et les yeux qui voient rouges. Souvent il se demande si c'est normal.

Il a toujours compris Rhoan sans vraiment le comprendre, Tito, ils se ressemblent sans se ressembler, la rage enfouie qui explose par intermittence, quand y’a eu trop d’trucs accumulés. Il comprend ça, la colère, la tempête, l’envie de cogner, d’abîmer, de faire gicler le sang de la gueule de parfaits inconnus à une soirée. Il comprend moins l’autre Rhoan, celui qui est beaucoup plus à l’aise que lui au milieu des autres, qui arrive à faire sourire les meufs en (avec) un clin d’œil, qui parle beaucoup pour ne dire que des conneries. Il comprend pas comment il passe de l’un à l’autre, aussi, ce qui les lie entre eux, le jour et la nuit sans plus d’explication. Comme ce soir. Il sait pas pourquoi Rhoan a pété son câble, peut-être que c’est pas important, peut-être que ça l’est, justement, et qu’ça devrait l’inquiéter, parce qu’il veut pas qu’ils recoulent, tous les trois, ni Rhoan, ni Alice, ni lui-même, plus de squat, plus de drogue bradée pour s’défoncer toute la journée. Il a pas peur, quand Rhoan lui fonce dessus, parce qu’il sait qu’Rhoan lui fera jamais rien, code d’honneur tacite entre eux deux. Il reste là, immobile, le laisse appuyer sa tête sur son épaule sans broncher, hausse un sourcil à la déclaration de Rhoan, perplexe. C’pas vraiment eux, les effusions de sentiments, ils se disent jamais c’genre de trucs à voix haute. En tout cas pas sobre. Mais Rhoan est bourré, sûrement, à c’t’heure-ci. « Ouais, ouais. On est pas des maricas, arrête ça. » Il lui colle une cigarette entre les lèvres, fait la même chose pour lui, et allume les deux de concert, s’prend sa bouffée de nicotine en soufflant la fumée plus loin. « Cabrón. Et te tape pas la tête contre le mur, t’es d’jà assez amoché comme ça. » Il a bien entendu les cris dans la boîte, Tito, il s’en fout un peu mais il vérifie quand même l’heure sur l’écran pété de son téléphone, pour la forme. Minuit deux. « Feliz año nuevo, cabrón. »

Un jour tu tombes, le lendemain, tu crèves. Il ne sait même pas quand viendra son tour, imprévisible comme un crash sur l'autoroute. Un jour Rhoan tombe et il pourrait bien crever dans la seconde. C'est pas faute de lui répéter, tout le monde lui dit, les médecins, les amis, il faudrait se calmer, arrêter de s'énerver. Faire des putain de cours de gestion de la colère pour apprendre à être plus zen. Il leur cracherait tous dessus s'il pouvait. Il grogne de douleur en massant ses poings écorchés, et grimace quand Tito refuse sa déclaration. A deux doigts de lui mettre une petite gifle, s'il le pouvait. Mais pas Tito. Il a jamais pu. Ni lui, ni Alice, peu importe toutes les fois où ils lui ont tapé sur les nerfs. « Arrête de m'insulter comme ça j'suis déjà énervé ok. » Il n'arrêtera pas et ils le savent tous les deux, les insultes que Rhoan ne comprend qu'à moitié c'est devenu comme leur jeu. Il le laisse glisser la cigarette entre ses lèvres et en aspire une grande quantité, comme s'il voulait la fumer d'une traite. C'est ce qu'il fait sans cesse, drogue nécessaire pour continuer. Chacun ses vices, et Rhoan compte les siens par paquets, parfois trop lourds pour ses épaules. Il s'adosse au mur qui a précédemment reçu la visite de ses poings, le crâne qui râpe un peu contre la surface, lui rappelle de mauvais souvenirs.
Bonne année.
Et la page ne se tournera pas.
Il hausse les épaules. « Qu'est ce que ça change. » On est juste passés d'une heure à l'autre. Si Alice était là, elle lui mettrait une claque derrière la tête, arrête de faire le rabat-joie Rhoan. Alors il crache sa fumée en plein au visage de Tito, et s'amuse presque de le voir grimacer. « Tu penses que c'est l'année où on sera enfin rois du monde ? » Ils se prennent déjà pour des dieux, avec leur musique trop forte et leur énergie qui déborde. Mais quand Rhoan regarde le ciel, il se sent bien trop petit.

Il incline légèrement la tête sur le côté, pour mieux l’observer, Rhoan l’orage qui bourdonne, qui frotte ses jointures meurtries comme si ça pouvait le soigner, faire disparaître le sang qui perle des plaies. Il se mord la lippe inférieure pour empêcher un énième cabrón de franchir ses lèvres, même si son regard entendu signifie plus c’est bien parce que tu crises tout seul dans ton coin que j’t’insulte que c’est bon, j’te laisse tranquille. Ils se laissent jamais tranquilles avec ça, de toute façon, joute verbale infinie qui ne s’installe qu’entre les vrais amis. C’est une habitude qui a la dent dure, un truc épique, éternel, qu’une mauvaise humeur passagère pourra jamais détruire. La preuve, il la reprend la seconde d’après, ponctuant ses vœux du traditionnel cabrón. C’est affectueux, ça l’a toujours été, dans la bouche de Tito lorsqu’il s’adresse à Rhoan. Il espère que ça changera jamais. Comme la nouvelle année change rien selon Rhoan. Tito l’imite, dans son mouvement d’épaules désinvolte. Il a lui-même jamais bien compris ces coutumes et ces fêtes qui marquent l’année au gré des saisons, mais il a toujours fait avec, faire comme tout le monde étant sa tactique de base pour se fondre dans la masse. Peu importe, au fond. Il suppose que c’est bien, d’avoir des traditions, comme lui avec ses insultes en espagnol.

Il plisse le nez, quand Rhoan lui renvoie sa fumée dans la gueule, effluves d’alcool et de nicotine. Ça lui pique les yeux, alors il riposte en lui rendant la pareille, avant de tapoter sa cigarette contre la benne toute proche pour en faire tomber les cendres. « J’veux pas être roi du monde, moi. T’as regardé Titanic récemment, c’est ça ? C’t une daube, ce film. » Tito, c’est un gosse de l’ombre, qui capte jamais vraiment ce qu’il fout sous les projecteurs, planqué dans un lointain univers parallèle dès qu’il tape sur sa batterie. Sans personne. Il a pas la trempe pour la notoriété publique, il en veut pas réellement, de tout ça, des cris des filles en folie et du fric que ça pourrait rapporter. Lui, tout c’qu’il veut, c’est jouer, avec Alice et Rhoan. Point final. « T’as pas peur que tout s’arrête, parfois ? » Et il plante ses yeux au ciel, comme s’il n’avait rien dit. Ça flotte dans l’air chaud autour d’eux, les mots qu’il dit pas. Moi j’ai tout l’temps peur d’vous perdre, toi et Alice.

Y’a des moqueries ponctuées de silence, ça a toujours été comme ça, depuis le début. Depuis les immeubles squattés et leurs rires qui perçaient même sans lumière. Lui il venait juste de ressusciter, Rhoan, souvenir effacés et cervelle flinguée, les deux pieds dans le caniveau, alors il leur dit pas souvent, mais il est content de les avoir trouvés, Alice et Tito, d’avoir un équilibre dans leur drôle de trio. La crise se calme, violente mais toujours passagère –comme à chaque fois. Et comme à chaque fois, la migraine commence, sa tête part en arrière et se pose contre le mur rêche, sans arracher la peau déjà trop amochée. Y’a un rictus moqueur qui s’échappe, barre son visage comme souvent quand ils sont tous les deux, les insultes de gamins au lieu des déclarations, c’est comme ça que ça a toujours fonctionné, comme ça que Rhoan a pu s’attacher. « Tu m’prends pour qui ? J’suis pas une tapette. » -et pourtant. Mais la vérité c’est que ça lui vient pas d’un film, son envie de tout dominer, la soif de grandeur. Il ne se rêve pas roi du monde à remplir des stades, simplement envie la vie des vrais artistes, les tournées, les bus bondés, les hurlements et les vibrations du sang au moment de monter sur scène. Ils connaissent déjà ça, un peu. Pas assez. Il voudrait connaître cette sensation tous les soirs, ne plus dormir, toujours se perdre et voir les cernes se creuser. Il hausse les épaules. « Jamais posé la question. Pourquoi tu dis ça ? Tu veux m’laisser ? » C’est ironique, mais au fond y’a un peu de vérité. Bien sûr qu’il a peur, de perdre Tito et Alice, souvent, quand il oublie jusqu’à la veille, quand il donne plus de nouvelles, quand il passe des nuits à trembler, ça doit être épuisant d’avoir à le supporter.

Il s’adosse lui aussi au mur derrière eux, ramène ses pupilles sur Rhoan, la clope plantée au coin des lèvres. Il lui adresse un clignement d’yeux tellement prononcé quand il lance qu’il est pas une tapette qu’on pourrait croire qu’il lui intime de la fermer. Ça aurait pu être le cas, parce qu’il a beau traité les autres de marica à tout bout de champ, il aime pas quand le ton d’vient homophobe. Mais il sourit à l’intérieur, là, parce qu’il se souvient encore avoir lu dans un texto que Rhoan voulait le pécho avant qu’ils soient potes, tous les deux. Mais peut-être que Rhoan s’en rappelle pas, de ça, il devait être vraiment bourré, c’soir-là. Lui, il est pas encore assez saoul, ce soir, pour que ses lèvres s’étirent et que son rire résonne dans l’air nocturne, mais ça se voit, dans son regard, qu’il se sent bien quand il est avec Rhoan et Alice, qu’il a plus besoin de prétendre être quelqu’un qu’il n’est pas ou de se fermer complètement aux autres, il peut exister comme il a toujours voulu exister, sans devoir faire semblant de comprendre un monde qu’il a jamais capté. Il hausse les épaules, imitant l’attitude de Rhoan, un soupir s’infiltrant entre ses lèvres en même temps qu’il en écarte sa cigarette pour chasser une énième fois la fumée de ses poumons. « Nan, mais Alice. P’t’être qu’un jour elle pourra plus chanter. Et toi p’t’être qu’tu vas clamser avec tes conneries. » Alice aussi, mais il préfère oublier sa maladie, à elle, trop visible, trop palpable pour l’ignorer tout à fait. Il soupire encore, cherche les pupilles de Rhoan un instant. « Moi j’finirai p’t’être en taule parce qu’un flic aura encore décidé qu’il aimait pas ma gueule. » Il est trop bavard, ce soir, l’alcool lui délie sans doute plus la langue qu’il ne veut bien l’avouer. « No sé. J’ai peur que ça s’arrête, comme ça, d’un coup. Et qu’y’ait plus rien. C’est débile, non ? » Et ses épaules se soulèvent une nouvelle fois, ses yeux retournant se perdre dans la voie lactée.