01 ; L'idée de la famille t'est étrangère : les parents partis, morts, absents... En tout cas, jamais rencontrés, jamais connus. On t'as probablement abandonné sur la table du salon avant une virée à Las Vegas qui a peut-être mal tourné. Tout ce que tu as eu en guise d'enfance, c'est un grand-père pour s'occuper de toi : la vieille école, les poings en guise d'éducation et le regard sévère qui te donnait toujours l'impression de le déranger. Sans doute t'aimait-il mais il n'a jamais su comment le montrer. Les bruits trop forts, les larmes dans tes yeux ou les chouineries de tout gamin l'énervaient au plus haut point, alors il te cognait. Les voisins le savaient. L'instit s'en doutait. L'épicier te lançait ce regard de compassion un peu ennuyée, cette pitié impuissante et souvent obsolète.

       02 ; Du coup, la violence a toujours fait partie de ton quotidien. Seule référence en matière de réponse à donner, tu as appris avec ton grand-père que quel que soit le sujet, les poings avaient toujours la solution adéquate. La rage de ne pas pouvoir lui répondre, la frustration de ne rien comprendre et toujours subir ont fait de toi un être révolté, sans cesse sur la brèche. Très sanguin, tu sursautais au moindre bruit, lançais des regards de plus en plus agressifs, parfaitement conscient qu'en face de toi, ils baissaient aussitôt les yeux. D'abord par honte d'avoir abandonné un gosse comme toi à une violence quotidienne, puis par crainte quand ils ont compris que tu avais été à bonne école et savais cogner. Enfin, par respect : on ne dérange pas le fauve qui dort.

03 ; Cette violence, imprégnée dans ton sang, a été une épine dans ton pied avant de faire partie de toi à part entière. Et de devenir enfin ton outil favori, la réponse à toute question et la seule manière de survivre en société. T'as vite oublié les études, t'as carrément zappé les jobs légaux : t'avais pas l'étoffe ni la gueule. Délit de faciès : ton regard dérangeait. Quand un type t'a demandé si tu pouvais aller en cogner un autre pour quelques billets, t'as pas réfléchi. Tu savais faire ça, tu l'as fait.

04 ; T'avais pas vraiment vocation à devenir un truand local : tu te méfiais de la mafia qui collait des muselières à ses hommes et des caïds en mal de pouvoir. T'aurais crevé sans ta liberté, et ils semblaient s'être rendu compte que tu n'étais qu'un chien fou, un enragé qu'ils ne pourraient jamais contrôler. Alors les petits boulots tombaient, mais jamais rien de sérieux, jamais rien en vue de t'intégrer à une organisation. Ils n'étaient pas fous et ne désiraient pas de chiendent dans leurs rangs. Par contre, ils savaient ce que tu valais, ce dont tu étais capable, alors ils revenaient toujours vers toi : un type à tabasser, un coup de main dans un braquage quelconque, une enveloppe à refiler.  

05 ; Ils savent toujours où te trouver : tu squattes les bars, tu y bois, tu y causes avec ceux qui ne craignent pas tes crocs sortis. T'es devenue une silhouette familière, un peu honnie mais finalement acceptée. Ils n'ont pas le choix, ils savent que s'ils essayaient de te foutre dehors, tu leur collerais ton poing sur la gueule. Les patrons de bar font avec toi et tant que tu consommes, toi à ceux qui viennent te réclamer un service, ils ne bronchent pas trop. T'es un pilier de bar mais pas un de ceux qui finit sous les tables sans se souvenir de ses soirées. Toi, t'aimerais bien oublier cette chienne de vie mais rien n'y fait, cela reste collé à tes prunelles et ta cervelle folle.

06 ; Les flics te connaissent bien : t'as même gravé ton nom dans une de leur cellule pour leur rappeler que t'es un sac à emmerdes et le restera. Ils te détestent cordialement mais ils savent dans le fond que tu n'es que le produit de cette société pourrie : difficile de haïr réellement un gamin qui a mal tourné parce que de toute façon, la route toute droite était barrée et interdite d'accès. Alors ils ronchonnent quand ils te voient, ils savent ce que tu magouilles sans avoir de preuves. Les seules fois où tu as atterris chez eux, c'était pour des bastons de bar, des regards qui t'avaient déplu ou des agressions gratuites pour le plaisir d'égayer une soirée merdique de plus dans ces quartiers infâmes.

07 ; Les nanas, t'as du mal. Pas parce que les coups sous la ceinture ont mis à mal ta virilité, loin de là. Mais parce qu'en continu, tu la vois elle. Andréa. Une putain de gamine. Un ange. Tombée là par hasard, sur ta bonne poire. L'histoire basique de la fille de bonne famille (enfin de famille moyenne parce que dans le quartier, quand tu gagnais de l'argent honnête, t'étais forcément surclassé), trop sage, trop belle, trop naïve et du loubard craignos dont elle s'était entichée. Pas de quoi écrire un roman, sauf que t'en étais raide barge. T'aurais vendu tes deux reins pour lui assurer un bel avenir et surtout, t'assurer qu'elle le passerait avec toi. La seule once de douceur dans un monde de chien. Peut-être la seule qui avait cru pouvoir te sortir de ce merdier : t'y avais cru avec elle. Tu l'aimais tellement que cela en était douloureux.

08 ; Il y a eu l'engueulade de trop, la prise de bec habituelle parce que t'avais ton caractère et qu'elle savait où appuyer pour faire mal. Elle s'est éloignée, t'as pas suivi. Elle a traversé.
La suite, c'est de la tragédie commune, du petit roman de gare qu'on oublie vite. T'as vu son corps voler. T'as vu le sang au sol. T'as eu beau la serrer contre toi, elle avait déjà filé loin... T'es pas serein dans les hôpitaux depuis, c'est comme si son fantôme avait refusé de le quitter. Comme si là-bas, tu avais enterré tous tes espoirs et le bien qui restait encore en toi, par miettes. T'as défoncé le mec qui l'avait renversé : il n'en est rien resté et les flics n'ont jamais pu te mettre cela sur le dos.
Alors les nanas, t'as vraiment du mal. Tu les aimes bien, faut pas non plus devenir un moine, mais tu sais qu'avec toi, elles ne finiront pas bien. Tu sais que t'es capable d'aimer comme un malade, à la déraison et ça te fiche la trouille de replonger là-dedans et d'y croire encore.

09 ; Ton meilleur coup ? T'as rien en tête, tu sais juste qu'à partir du moment où tu peux frapper comme un bourrin et sortir toute cette rage de toi sur un pauvre type qui n'a rien demandé, tu réussis à tous les coups. T'es fait ainsi, on ne te changera pas.

10 ; T'as jamais touché à la drogue et tu n'y toucheras jamais. C'est une ligne fixe chez toi, un credo sacré. T'as vu trop de mecs déconner, trop de ruines terminer dans le caniveau à cause de cette saloperie. T'as perdu deux potes comme ça : le quartier fait que de toute façon, la plupart tombent dans cette merde. Mais pas toi. Jamais. Mine de rien, il te reste un semblant d'honneur. Celui de la fripouille enragée, du clébard à jamais fidèle à sa Liberté.