J’suis en train de me noyer, les poumons plein d’air. Pourtant j’ai conscience que
tout va bien. Physiquement parlant. Mais j’ai l’horrible impression que la circulation du sang coince – juste là, à côté du cœur – en faisant enfler un truc hideux. Un truc qui cogne douloureusement. Il se faufile le long des nerfs en les martyrisant, jusqu’à ce que j’en vienne à prier pour que quelqu’un vienne m’arracher le palpitant d’entre les côtes.
J’me recroqueville contre mes cuisses, là, en plein milieu des badauds qui continuent de flâner sans se douter de l’assassinat qui vient de se produire.
JJ m’a quitté.Y a une partie de moi – la miss pratico-raisonnable – qui s’en réjouit. Après tout, c’était ça la finalité à obtenir, non ? Décrocher de l’irlandais comme on le fait avec une bonne came. C’était sympa, c’était cool, mais y a un moment où ça peut plus durer.
Tu parles.
Mon orgueil rugit d’indignation. J’aurais dû l’faire avant. J’aurais vraiment dû l’envoyer sur les roses et lui dire qu’il était mort pour moi. Le désavouer. Nier son existence. Taper juste. Taper fort. Mais c’est trop tard : c'est moi qui gît avec les dents fracassées sur l’trottoir.
Et l'pire c’est la peine. J’me dis qu’il va m’ajouter à sa gigantesque collec’ de gonzesses déjà topées et me reléguer au fin fond de sa mémoire. Il va m’oublier.
J’resserre mes bras autour de moi. Il fait trente-cinq degrés mais j’me les pèle.
Une heure plus tard j’suis en route pour Tybee. Je marche dans les herbes folles, à bonne distance de la voie passante pour pas me faire alpaguer par des types louches. J’supporterai pas de devoir rembarrer quelqu’un.
Alors j’baisse les yeux et avance. Un, deux, un, deux. Pas après pas en dédaignant le soleil qui m’éblouit et m’chauffe le crâne. Avec ma peau crème j’vais sûrement y attraper des brûlures. Tant pis. Ça sera toujours moins douloureux qu’un amour démantelé.
Le cimetière finit par se dessiner. Avec ses grilles en fer forgé imposantes et ses grands arbres couverts de barbes de vieillards. J’adore l’endroit même si la terre y suinte la mort. Il est si immense qu’on peut toujours y trouver un coin tranquille.
Mais c’est pas pour ça que j’suis là.
Je bifurque à droite, dans la rue qui longe Bonaventury. A dix minutes y a une maison proprette aux volets bleus, tous fermés pour se préserver de la chaleur. Une vieille Honda encombre l’allée gravillonnée et la boîte aux lettres mérite un sérieux coup de peintures.
Je m’engage jusqu’au porche pour parvenir à la porte verte – une couleur choisie pour l’espérance d’après le proprio’.
J’me demande c’que j’fous.
Et je sonne.
« Salut papa. »J’fais tinter ma petite cuillère contre les bords de la tasse. Le thé est beaucoup trop chaud pour que je puisse y tremper les lèvres. J’regarde autour de moi d’un air absent : rien a changé. Chaque objet à la même place. L’horloge au discret tic-tac, les photos en noir et blanc puis en couleurs sur le buffet, le crucifix lourdement orné de feuilles d’or sur l’un des murs.
« Tu veux du sucre Eanna ? »Je braque mon paternel des pupilles, surprise de le trouver ici, en face de moi. On a pas encore échangé plus que les salutations.
« Non merci, c’est bon… Papa ? »Declan Gynt me dévisage avec bonhommie. Comme si j'étais toujours sa p'tite fille. Il a pas changé, lui non plus. A peine un peu plus de fils blanc se mêlant à sa barbe drue et à sa chevelure fine. Une ride, de-ci de-là, qui lui marque le coin des paupières et de la bouche.
« Oui ? »
« T’as jamais eu envie de… J’sais pas, faire l’ménage par le vide ? Maintenant qu’on est plus là. »Ses yeux s’attristent une seconde en donnant une teinte grisâtre au bleu céruléen. Mais mon père a jamais été du genre à s’apitoyer – ou ne serait-ce que dévoiler un quelconque signe de faiblesse. Une des choses qui m’exaspèrent.
« Non, c’est chez-moi ici, je suis bien comme ça. »J’me contente de hocher la tête sans grande conviction. J’arrive plus à mettre le doigt sur la raison de ma présence ici. Trois ans que je l’ai ignoré avec le plus grand soin et me voilà qui débarque comme une fleur, l’esprit ruiné et l’corps en suspend.
« D’accord, mais quand maman t’a quitté t’as pas voulu… te débarrasser de tout c’qui te reliait à elle ? »L’homme commence par avaler une longue gorgée brûlante sans aucune difficulté, puis de me fixer avec une mine pensive.
« Si, bien sûr. Mais j’ai eu de longues discussions avec Lui. Très longues. J’ai relu les Saintes Ecritures et finalement j’ai réussi à retrouver l’un des fondamentaux de notre foi : le pardon. Ta mère a fait des erreurs, mais elle méritait l’indulgence. Comme chacune des créations de Dieu.»Je grimace quand il m’inclut dans ses croyances. Ça fait belles lurettes que Dieu déserté mon bataillon.
« OK… » Je soupire bruyamment et me lève en vitesse. La pénombre et sa fraîcheur bienvenue m’oppressent. Je regrette d’être venue.
« Bon, faut que j’y aille. »Je me dépêche de filer jusqu’à l’entrée mais ajoute dans un souffle
« P’t’être que je repasserais bientôt. » avant de fermer la porte.
Je sais même pas s’il m’a entendu.
Mais si j’avais jeté un coup d’œil par la vitre, derrière les dentelles défraîchies et la moustiquaire, j’aurais pu apercevoir le sourire d’une espérance à fendre les pierres que Declan arborait.