Il doit être quatorze heures quand j’émerge. Les volets sont hermétiquement clos pour empêcher le moindre rayon de soleil d’essayer d’apporter un semblant de bonne humeur. J’suis bien dans l’noir et mon cafard semble s’y plaire aussi.
Depuis une semaine c’est toujours le même rituel : j’mets le réveil sur repeat, m’accorde une demie heure de rab’ avant de me lever péniblement. Et à chaque fois c’est la même chose. Y a cette fraction de seconde où j’ouvre les yeux et où j’me sens
bien. Juste avant que l’manque resserre ses griffes autour de ma gorge. Il dort pas beaucoup celui-là, constamment à l’affût. Alors j’prends une grande inspiration et pendant trente minutes j’me repasse un à un les derniers échecs cuisants qui constituent dorénavant mon existence. JJ. Les kids. Sam.
Moi.
C’est légèrement masochiste sur les bords, mais au moins ça m’permet de me mettre debout.
J’suis donc recroquevillée entre les oreillers et les draps froissés quand un tambourinement intempestif me fait sursauter.
« MADEMOISELLE GYNT ! J’SAIS QUE VOUS ÊTES LA, OUVREZ ! »Oh shit.
J’reconnais parfaitement la voix du proprio. Et il a l’air plutôt mécontent.
« VOUS AVEZ DEUX MOIS DE LOYER EN RETARD ! AU TROISIÈME C’EST LA PORTE ! J’VOUS AUREZ PRÉVENU ! »J’continue à faire la morte en espérant que le battant tienne bon sous les coups de massue qui l’agitent. Et dans un éclair de génie je m’empare de mon téléphone pour couper la sonnerie. Manquerait plus que j’me fasse griller…
Au bout de cinq minutes le type s’en va à pas lourds, la respiration mugissante. Je m’autorise un bref soupir de soulagement et me traîne jusqu’à la salle de bain, l’esprit en ébullition.
Faut que j’trouve une solution.
J’me brosse les dents machinalement en essayant de mettre le doigt sur quelque chose susceptible de m’éviter d’finir à la rue. Il est hors de question que je retourne à la coloc’ ; j’aurais trop peur de m’faire assassiner dans mon sommeil par Daire ou d’y foutre le feu à force de côtoyer les vestiges de l’âge d’or de la bande. Pareil chez mon paternel : j’étoufferais au bout de deux jours coincée entre les bibles et les sermons.
C’est en m’faisant la réflexion - totalement hors-sujet – que je me reteindrais bien en blonde que la lumière se fait entre les neurones.
Les vinyles. J’en ai laissé une caisse pleine chez les kids, de vieux machins que m’avaient refourgués mes frangins quand ils ont déménagé. J’avais haussé les épaules en les acceptant et en écoutant que d’une oreille à quel point ils valaient leur pesant d’or.
Il me suffit de les revendre.
J’passe sous la douche tiède en établissant un plan d’action. Si j’file pas trop tard à mon ancien chez moi y a moyen que j’évite ses actuels locataires. Ils devraient tous être partis en vadrouille ou bosser.
C’est parfait.
Et pour la première fois depuis sept jours, j’me mets à fredonner en me massant énergiquement le crâne.
Ça fait une heure que j’guette le parvis. Entre-temps Polly a essayé de me joindre six fois, certainement pour savoir si j’allais assurer mon service tardif, sans succès. Je la rappellerai une fois que j’aurais mis la main sur ma mine d’or.
La fratrie des O’Driscoll a pas pointé le bout de son nez et j’ai pas eu d’signe de vie de la rouquine non plus. Mais à chaque fois que j’tente de traverser la rue une voiture surgit en trombe, accompagnée d’une frousse terrible qui me secoue l’estomac. Pourtant c’est pas comme si j’allais entrer par effraction.
J’ai récupéré les clefs du loft qui étaient enfouies dans un tiroir. Mises hors de vue pour éviter toute tentation.
Allez Nana, du cran bordel !Je jette ma clope calcinée jusqu’au filtre et me décide enfin à rejoindre le perron. Pendant une seconde j’flippe en me demandant si ils ont pas changé les serrures. Je bataille avec le mécanisme qui claque enfin dans un boucan impossible et me glisse à l’intérieur.
J’reconnais immédiatement les lieux. Rien n’a vraiment bougé, si ce n’est un peu plus de bordel que lorsque Sam y habitait encore.
[/i]Sens interdit. Bouge, et arrête de ruminer c’est pas l’moment.[/i]
Dans un silence de cathédrale j’me faufile jusqu’à mon ancienne chambre. C’est encore pire que le salon. Tout y est figé, jusqu’aux photos qui recouvrent un pan entier de mur au dessus de la tête de lit que nous occupions avec JJ.
Je souffle un bon coup et me mets à quatre pattes sous le sommier. Des moutons de poussières s’accrochent à ma peau et j’ressors de là un amas de caleçons, Tshirts en boules, et finalement… la fameuse caisse.
Un sourire inconvenant m’éclaire le visage. Je me redresse presque triomphalement en raclant le plancher avec la boîte.
Mais le grincement de porte m’interrompt aussi sec.
J’me retourne lentement, en m’demandant de qui entre Charybde et Scylla j’vais devoir affronter. Pourtant dans l’encadrement se tient une silhouette féminine totalement inconnue. Elle a une crinière flamboyante et les traits doux.
« Putain mais t’es qui toi ? »Leçon de politesse écrite par Nana. Prenez-en d’la graine.