Un portrait, deux, cinq, dix. Il aimerait dire qu’il l’avait vu venir mais pas du tout, pas à deux-cent kilomètres, pas même à trois mètres. Rien n’augurait qu’une telle chienlit se développerait aussi rapidement, aussi soudainement, rien ne laissait présager les disparitions, les proches inquiets au téléphone toute la journée, à demander des nouvelles à des flics débordés, rien n’aurait pu prédire qu’ils passeraient bientôt leurs journées à interroger des suspects potentiels dans le vain et ridicule espoir de trouver les ravisseurs. Ça fait des jours qu’Asher essaie de faire entendre raison à ses supérieurs, des jours qu’il leur répète ça sert à rien parce que c’est vrai, parce que ceux qui ont commis ces atrocités sont sûrement retranchés à l’écart du monde et pas en train de bouffer une glace en plein air. Ça sert à rien, rengaine entêtante qui s’est transformée en sonate en mi mineur lorsqu’il a lu le nom de Caïn sur les listes de potentiels coupables. Caïn. Il l’interrogera, il a mis un énorme véto dessus, dans une salle close dépourvue de miroir sans tain, juste lui et Caïn, juste quatre yeux et le reste du monde entre parenthèses, incapable de le laisser en pâture à une bande de flics mal léchés, qui ont juste envie de refermer le dossier sans se préoccuper des dommages collatéraux. Y en aurait trop si le tatoué finissait derrière les barreaux, celui de laisser les vrais coupables en liberté, notamment. Caïn est suspecté et Ezra a disparu. Putain de guigne, monde de merde, y a tout qui se barre en sucette et il a le sentiment que c’est de sa faute parce qu’il n’a pas bien fait son boulot, parce qu’il n’a pas su protéger les habitants, parce que Toad a fait une overdose et qu’il ne sait plus comment gérer, comment réagir, comment aider, parce que le monde entier se casse la gueule et qu’il n’y a rien qu’il puisse faire à part ces foutus interrogatoires. Ou juste retrouver les responsables, mettre un nom sur des silhouettes fantômes. Retracer l’itinéraire, les motivations, les circonstances. Sauver Caïn. Retrouver Ezra. Deux fils rouges, aussi paumé que Thésée dans le labyrinthe, deux chemins pour mille solutions, pas un seul indice pour lui donner du souffle.
Cellule 3 on lui avait balancé, une fiche pour tout repère, la photo de la suspecte et son nom étalé en lettres grasses sous ses yeux. Un prénom de merde, un nom à peine plus potable. Une tête de camée sortie d’un vieux squat. Pas étonnant qu’elle se soit faite choper, la brune, avec sa tête de Tipp-ex et ses yeux à faire peur. Cellule 3, c’est là. Y a un échange de regards, le flic qui jauge la délinquante avant de savoir s’il peut lui ouvrir, s’il n’y a pas de danger, si elle ne lui veut aucun mal. Sûrement qu’elle lui en veut. Il ignore ce qu’il représente pour elle, sûrement un flic parmi tant d’autres, un matricule plus qu’un homme. Il peut difficilement la blâmer, pas évident de gratter au-delà des couches, du vernis amer, de savoir ce qu’il y a vraiment sous la carapace, le masque froid. Pas évident, d’autant qu’il ne fait pas spécialement d’efforts. S’il s’agit de choisir entre elle et Caïn pour désigner le futur bouc émissaire de cette stupide enquête, la décision finale sera évidente. « Winifred Wells », un sourcil levé, l’interrogation qui se fait presque entendre en fin de phrase avant d’attraper un tabouret et le faire racler sur le sol jusqu’à le placer devant les barreaux. Il compte pas rester, pas vraiment, faudra qu’il l’amène en haut à un moment-donné. Le plus tôt sera le mieux, histoire d’en finir vite. Il n’a bizarrement pas envie de s’éterniser ici, trop près des flammes de l’enfer, y a un truc chez cette fille qui lui dresse la chair de poule le long des bras et c’est rarement bon signe. « Je vais devoir vous interroger », qu’il dit en essayant de garder les yeux flanqués dans les siens. Pas sûr de savoir à qui il ment le plus, elle ou lui. C’est pas vraiment son genre de jouer aux méchants flics, il aurait plutôt tendance à être trop gentil, les trois-quarts du temps, sous une apparence revêche et inflexible. Toujours leurrer, toujours tromper, ne jamais révéler ses véritables intentions. Là où ça devient dur, c’est quand le suspect a déjà dû voir une ribambelle de flics dans sa vie et qu’il en faudrait davantage pour l’impressionner. Les rétines qui se cherchent, ça fait sûrement partie du processus, montrer les dents en restant discret. Il n’a plus qu’à croiser les doigts, espérer que le diable a déjà mangé, y a trop de trucs dans ses yeux qui hurlent au scandale, trop pour qu’il puisse les nommer. Il va devoir l’interroger, ouais, rapidement si possible, faudrait arrêter de tergiverser du coup. Faudrait réussir à ouvrir cette foutue porte sans craindre qu’elle ne lui saute dessus et plante ses dents dans son cou.

Ça fait un bail qu’elle n’a pas été coffrée. Le corps au mauvais endroit au mauvais moment ? Probablement. Elle n’a aucunement l’intention de justifier sa présence sur les lieux d’un des présumés QG de… de quoi déjà ? La pseudo planque de serial kidnappeurs ? Pas le moins du monde concernée, elle en a vaguement entendu parler. Mais ce n’est pas comme si la réduction de la population humaine de cette ville allait la toucher. Au contraire même. Si les “criminels” avaient fait appel au volontariat pour aider à cette coupe… Certes, elle aurait répondu présente, et sa situation actuelle aurait été à ce moment-là tout à fait justifiée. Mais manque de bol, ce n’est pas le cas. Alors elle ne dira rien. Rien qui la concerne. Rien qui pourrait aider à démêler l’histoire. Rien ne passera les barbelés retenant les restants de son humanité. Surtout pas quand c’est son allure du jour qui déplaît plus que les autres jours. Ça doit être une sombre histoire de karma. Mais elle a décidé de ne pas se plaindre aujourd’hui, de faire avec, jouer le jeu, comptant sur ce foutu rictus apaisé accroché à ses lèvres, ce p’tit truc agrafé qui ne garantie jamais rien de bon. Elle ne va pas faire une scène digne de cette dramaqueen. Elle ne s’appelle pas Ivy Meister. Winifred Wells. Good. Au moins il sait lire. Mais elle ne bouge pas, comme si il ne l’avait finalement pas identifiée, comme si ce n’était pas à elle qu’il s’adressait. Y a juste son regard translucide transformé en acier rivé sur lui. Un peu trop solide. Un peu trop stoïque. Et à peine perceptible, le frémissement de la tension écrasante au coeur du volcan. Magma étrangement patient mais prêt à tout engloutir.

Je vais devoir vous interroger. Et donc il va annoncer tout ce qu’il va faire par ordre chronologique ? Non parce qu’elle va vite s’ennuyer si c’est ça. Où sont les vrais flics ? Les vieux de la vieille aux pratiques borderline et assurément corrompus ? Ils sont déjà tous coincés sur le banc des accusés par les médias, parce que “ouhlala c’est pas très civilisé tout ça”, irrespect des droits de l’homme et tout le toutim. Où elle est la virilité, l’assurance qui ferait redouter le prochain séjour en prison ? Pas là. Bon. Du coup, espérons que ce ne soit que le tour de chauffe. Alors d’abord elle sourit... avec l’envie de limer ses canines sur sa chair. Puis elle se laisse tomber sur le côté, prend ses aises en s’allongeant sur le banc en ferraille. Simili de confessions intimes mais sans un seul mot de prononcé. Peut-être que c’est lui qui va se confier ? Après tout, elle n’a rien à (lui) dire (elle). C’est lui qui doit avoir envie de causer. Qu’il les pose ses putain de questions ! Tant que c’est ici, là où elle peut se détendre tranquillement aux frais de la princesse sans avoir à bouger ses fesses. Elle le sent, elle le sait qu’elle n’a même pas besoin d’être à l’affût du pire, de faire jouer sa capacité à rester en apnée et à résister à la douleur que ses poumons en manque d’air lui procurerait. Il s’est lui-même mis à distance dès le début. Il n’a pas l’intention de se mouiller, de s’impliquer, alors elle non plus. Miroir, miroir, mon beau miroir, dis-moi qui de nous deux est le plus coupable ? Remarquez, ça devrait la flatter qu’elle effraie à ce point le poulailler. Dans tous les cas, ils vont juste se faire chier et perdre leur temps. Le sien ne compte déjà plus, celui du fragile policier est sensé être précieux, minuté. À se demander ce qu’il fout là, si il veut vraiment retrouver ces disparus, si il est vraiment flic. De son humble avis, c’est lui et tous ces chers collègues qui devraient être enfermés. Ne serait-ce que pour ce délit de faciès. Les autres excuses à empiler pour l’accusation : elle en a toute une liste en stock contrairement à eux. Parchemin infernal assuré.

T’es pas un flic, Bloomberg. On lui avait dit ça un jour, un collègue mal luné, remarque qui aurait dû se perdre aussitôt prononcée, ne pas l’atteindre, ne pas le toucher, parce qu’après tout c’est la vérité, parce qu’il n’a jamais voulu totalement endosser l’uniforme, devenir un policier à part entière, menottes à la ceinture avant d’attacher les poignets des prisonniers. Il n’a jamais eu pour ambition de devenir un super flic, de multiplier les interpellations, d’être reconnu, félicité pour ça, il n’a même jamais pensé rester éternellement à Savannah qui n’a toujours été qu’un point de chute en attendant que les choses se tassent à New-York. T’es pas un flic, Bloomberg, il ne pourrait reprocher à personne de penser cela parce qu’il ne fait rien pour se rendre digne du contraire, faire mentir l’injure. Il n’a pas la vocation pour ça, faut dire, n’a jamais rêvé, quand il était gosse, de devenir celui qu’il est aujourd’hui, ne se lève pas chaque matin en se disant tiens, c’est une bonne journée pour mettre des contraventions. Il n’a pas l’amour du métier, Asher, pas l’envie de couler les gens qui ont déjà deux enclumes aux pieds, toujours prêt à aider, à sauver, Merle, Lenny, River, tous les gosses à la dérive, Trixia, Daire, toutes les gamines déglinguées. Aujourd’hui, les évènements font qu’il affronte les choses différemment, les aborde d’une autre manière, les confronte corps et âme, dent contre dent. Aujourd’hui, Caïn est sur le fil du rasoir. Il y aurait des choses à dire à ce sujet, la distance qui s’est imposée entre eux depuis des semaines, des mois, l’incertitude constante, la peur résiduelle. Il n’est pas sûr qu’ils soient encore amis, pas sûr qu’ils s’aiment encore malgré les messages, malgré l’affection mutuelle qu’ils expriment trop facilement, comme s’ils n’avaient jamais désappris à s’aimer, comme s’ils étaient toujours aussi foncièrement attachés l’un à l’autre, jumeaux, âmes sœurs, amours. Aujourd’hui, Caïn est dans une situation délicate, son nom sur la liste des suspects qui s’allonge et tout ce qui compte, c’est de le tirer de là, d’effacer la mention suspect à côté de son nom, de trouver un autre coupable. Pas d’éthique, pour la première fois. Pas d’éthique, il n’a aucun état d’âme, loup sanguinaire prêt à aller au charbon pour sa meute.
Reine du silence. Il ne sait pas vraiment à quoi s’attendre, n’a été briefé par personne. Gueule d’ange, physique de diable, pas difficile de comprendre qu’elle ait pu être suspectée aussi facilement avec sa dégaine, ses yeux qui lancent des flammes et son corps qui joue les brasiers. Il pince les lèvres, attend qu’elle parle, en vain. Alors il regarde autour d’eux, juste le temps qu’ils se retrouvent seuls, aucun flic à l’horizon, aucun autre détenu, et il se redresse, ouvre la cellule. Entre. Referme derrière lui. Tous les deux derrière les barreaux, quitte à risquer qu’elle se barre, qu’elle lui prenne les clés et l’enferme comme un vulgaire animal. Comme elle. Doucement, il s’approche, s’octroie un petit espace sur le bout du banc, là où elle a posé les pieds, se permet d’effleurer la cheville de la suspecte pour se faire une place. Imprudent, il le sait. Ça ne l’empêche pas de le faire, enfant inconscient qui s’approche trop souvent du danger, jusqu’à s’en brûler le bout des doigts. « C’est confortable ? » Aucun rapport. Il devrait commencer son interrogatoire, l’assommer de questions jusqu’à ce qu’elle parle, qu’elle crache la vérité. Même s’il faut employer la force, même s’il faut s’y briser les os, se mettre le cerveau en bouillie. Il devrait, mais il n’a jamais été conventionnel, surtout pas pour un boulot alimentaire qu’il aura quitté dans quelques mois. « Va falloir parler un minimum si vous voulez sortir d’ici. » Evidence. Pourtant, il sait parfaitement que même si elle ne dit rien, ils ne pourront pas la détenir éternellement. Vu son casier judiciaire, elle doit le savoir aussi.